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02/12/2020

Au revoir, Anne Sylvestre...

"On arpente sa vie au pas de promenade 

Et puis on s'aperçoit qu'il faudra se presser". Anne SYLVESTRE

 

Elle avait parfois un petit air grincheux qui lui allait comme un gant. Gant de soie ? Non, très peu pour elle ! Plutôt un gant de boxe prêt à envoyer des uppercuts. Elle ne logeait pas dans une tour d'ivoire, loin des préoccupations du commun des mortels. Elle vivait ancrée dans le monde, tout en ne dédaignant pas ces regards vers les étoiles qui permettent de prendre de la hauteur. Tous les sujets l'interpellaient : l'avortement, les violences faites aux femmes, la précarité, et j'en passe.

Je la découvris alors que je n'avais pas six ans. Grâce à ma mère institutrice qui avait le don de dégoter les petites raretés qui finissent par se transformer en sucreries durables. Les fabulettes accompagnèrent toute mon enfance. Je ne sais pas pourquoi, une chanson en particulier m'avait tapé dans l'oreille : Berceuse pour rêver. Si la chanteuse avait raison, c'était grâce aux rêves que les enfants grandissaient. Je me mis donc à rêver tout mon soûl, jusqu'à ne plus bien savoir, d'ailleurs, où se situait la frontière si ténue entre rêve et réalité. Les marges se brouillaient dans les cahiers et dans la vie...

Plus tard, bien plus tard, j'appris que la chanteuse de mon enfance avait aussi un répertoire pour adultes. Je découvris des trésors dont il serait impossible de faire une liste exhaustive. Mais tentons un petit tour d'horizon (totalement subjectif) : T'en souviens-tu la Seine, Non, tu n'as pas de nom, Lazare et Cécile, Flou, Roméo et Judith, Écrire pour ne pas mourir, Belle parenthèse, Les gens qui doutent, Carcasse. Je retrouvais une part de moi dans de nombreuses chansons d'Anne Sylvestre. Entre ma vingtième et ma trentième année, j'eus la chance de la voir plusieurs fois en concert. J'adorais ces soirées où l'on passait du rire aux larmes. Après s'être donnée à fond sur scène, elle venait à la rencontre de son public. Un jour, elle me reconnut et me lança de ce ton espiègle qui était un peu sa marque de fabrique : « C'est pas possible, vous me poursuivez ». Durant ces séances de dédicaces, elle se montrait toujours disposée à écouter son interlocuteur. Elle se penchait vers lui, comme pour créer une bulle entre eux. On sortait de là en ayant l'impression d'avoir vécu un instant magique qui n'appartiendrait jamais qu'à elle et à nous.

Elle n'aimait pas qu'on la réduise aux fabulettes. Elle ne souhaitait pas davantage n'être associée qu'aux Gens qui doutent. Elle était exigeante, elle demandait à chacun de creuser un peu, de rectifier sa lorgnette pour agrandir son champ de vision.

La dernière fois que je la vis, c'était en 2016, à Vandœuvre-lès-Nancy. Elle était fatiguée, mais toujours animée du même élan de vie, oscillant entre rage et tendresse. Sa mémoire flanchait un peu, mais elle s'en amusait. Il paraît qu'elle refusait tout prompteur. Ce soir-là, dans le cocon d'une salle intimiste, elle nous avait offert un grand spectacle. Comme à son habitude. Je me souviens plus particulièrement de la chanson Violette, qui avait peut-être quelque chose d'autobiographique, allez savoir, et qui évoquait ce ton que d'aucuns réservent aux personnes âgées, leur donnant du « ma petite dame » et autres expressions qui froissent. Petite dame, Anne Sylvestre ? Vous n'y pensez pas ! Une grande dame, oui. Qui pouvait être hargneuse si l'on « marchait sur les pieds de son âme » (*), mais qui se révélait si tendre quand on y regardait de plus près...

Je viens de réécouter Berceuse pour rêver. C'est une chanson moins enfantine qu'il n'y paraît. Le texte joue sur une parité parfaite. Pierre-Yvon pourra devenir maçon, et Maguelonne maçonne. Sébastien sera marin, et Séraphine marine. Il semblerait que tout le combat d'Anne Sylvestre soit venu, l'air de rien, se glisser dans cette fabulette aux accents pas si anodins que ça.

Une voix s'est tue. Une de plus en cette année 2020 qui, décidément, ne sait plus quoi inventer pour se faire remarquer...

 

* Il me semble avoir lu ces mots sous la plume de Jules Renard, dans le Journal. De mémoire : « Ah, madame, vous venez de marcher sur les pieds de mon âme ! », mais je ne retrouve pas le passage en question. Désolée si j'abîme un peu l'expression !