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26/10/2021

Figures libres

"Dans la zone onirique où je gare ma planète

un vieux cadran fossile mesure le temps perdu". Hubert-Félix THIÉFAINE

 

Le lundi qui a suivi la sortie de Géographie du vide, un de mes collègues, croisé devant le portail du collège où je bosse (et où, parfois, j'ai plutôt l'impression de perdre ma vie à la gagner), m'a abordée de la sorte : « Une question me brûle les lèvres : comment est le dernier Thiéfaine ? ». Ce à quoi j'ai répondu : « Écoute, personnellement, j'adore, mais je ne suis peut-être pas la mieux placée pour en parler. Disons que je ne suis pas forcément objective ». Au fil des jours et des semaines, lisant ici et là les différents commentaires suscités par ce que certains qualifieraient volontiers d'objet du délit, quand moi je parlerais plutôt d'objet du délice, je me suis forgé une petite idée parmi bien d'autres : nul n'est objectif quand il parle de Thiéfaine, en tout cas parmi les gens qui le suivent depuis des décennies. J'ai rarement vu cela ailleurs. Il y a comme une frénésie, frôlant parfois l'absurde. C'est un fait : Hubert déchaîne les passions. Sans doute est-ce le propre des grands de ce monde, de ceux qui semblent miraculeusement pouvoir échapper à l'appellation « communs des mortels ».

À propos de cet album, j'ai lu, comme vous, je pense, tout et son contraire. Suivis, le tout et le contraire, de commentaires disant eux aussi tout et son contraire. Et ainsi de suite jusqu'à épuisement des arguments. Parfois jusqu'à empoignade virtuelle.

Alors, ce dernier album, c'est du Thiéfaine ou c'est pas du Thiéfaine ? C'est Thiéfaine reniant Thiéfaine, c'est Thiéfaine caricaturant Thiéfaine ? Oui, j'ai lu cela aussi, quelque part. Et cela m'a passablement contrariée. Qu'on n'aime pas une œuvre me semble tout à fait envisageable, mais qu'on aille la salir, la dézinguer, la bousiller sur cette place publique que sont désormais les réseaux sociaux : non ! Dans le village où j'ai passé mon enfance, les anciens disaient toujours : « Si tu n'aimes pas la soupe, c'est ton droit, mais n'en dégoûte pas les autres ». Sagesse populaire, certes, mais sagesse élémentaire.

Bon, il se trouve que pour ma part, j'ai été chanceuse et que je n'ai eu besoin que de quelques écoutes pour entrer dans ce nouvel album. Aujourd'hui, j'en aime toutes les chansons, toutes les couleurs, toutes les ambiances. C'est un véritable patchwork. C'est sûr, il peut requérir un peu de temps et de patience. Ce n'est pas l'album qui s'offre facilement, comme ça, en un tour de main. Et dire que certains peuvent avoir vu là-dedans un coup de commerce ! Il faudra m'expliquer ! Je répète ce que j'ai déjà écrit plusieurs fois ici (et même ailleurs) : je ne vois dans Géographie du vide que l'expression d'une audace folle. Je parlerais volontiers de témérité. Thiéfaine aurait pu se caricaturer, il aurait sans doute fait cela très bien, avec un peu d'entraînement, mais je crois que ce n'est pas le genre de la maison. « On n'en finit jamais d'écrire la même chanson » : même pas sûr !

Je vous livre ces lignes après avoir, ce soir encore, écouté l'album. Et après en avoir savouré toutes les infinies nuances. J'ai pleuré quand j'ai entendu Reykjavik. Cette chanson me bouleverse parce que oui, le cœur a ses raisons que soi-même on ignore. J'ai encore pleuré en entendant Combien de jours encore. Les paroles de cette chanson sont d'une complexité virtuose : elles disent tour à tour l'espèce de nostalgie qui peut vous étreindre quand on imagine la fin et le soulagement qu'on est en droit d'attendre de cette même fin. On peut ne pas follement aimer la vie, mais lui reconnaître tout de même quelques petits avantages.

Alors, ce dernier album, c'est du Thiéfaine ou c'en est pas ?! Je n'ai pas vraiment répondu à la question, mais pour moi il est évident que c'est trois fois oui. Géographie du vide, c'est Thiéfaine refusant d'aller dans le sens du courant, comme toujours. Il n'a jamais été, je crois, l'artiste des figures imposées. Toujours celui des figures libres, lui-même en étant une, et pas des moindres, non mais !