21/11/2021
En un mot comme en cent : inattendu !
"Je choisis toujours pour errer sur la terre les lieux où il y a assez de place pour tous ceux qui ne sont plus là". Romain GARY
En art, ce qui m'a toujours semblé primordial, c'est l'effet de surprise. Exemple dans le domaine que j'affectionne tout particulièrement : la littérature. Ce que j'aime, ce sont les images qui arrachent le lecteur à sa tranquillité assise, le faisant soudain décoller de son fauteuil. En d'autres termes, thiéfainiens cette fois : trouver la fréquence que je n'attendais pas, voilà quelque chose qui me fait bicher. J'ai rencontré cela chez Gary ou encore Bianciotti. Ces deux-là sont très forts pour mettre côte à côte des mots que l'on croyait définitivement fâchés, impropres à la fusion. J'ai trouvé cela chez Thiéfaine aussi. Notamment sous la forme d'oxymores vertigineux. On peut dire qu'HFT est l'orfèvre de l'oxymore. De « blancs corbeaux » en « noires étendues de neige », en passant par « scandale mélancolique », il y a là tout un théâtre magique où s'associent, tels de majestueux malfaiteurs, des termes que tout semblait devoir renvoyer à jamais dos à dos dans des geôles séparées. Pas de geôles ici, mais plutôt une explosion de liberté ! C'est la magie de l'inattendu. Dans l'œuvre de Thiéfaine, elle occupe une place phénoménale. « Toi qui entres ici, abandonne toute espérance », avertissait Dante. Ramenée à Thiéfaine, cette sentence pourrait être quelque chose comme « Toi qui entres ici, abandonne toute attente ». Il ne sert à rien d'attendre quoi que ce soit ici car, de toute façon, toute attente sera piégée (et n'est-ce pas merveilleux ?), toute zone de confort dézinguée comme il se doit. Façon rock'n'roll. Ainsi en est-il d'un grand nombre de chansons du nouvel album. J'aimerais revenir en particulier sur trois d'entre elles. Ce sont celles qui m'ont le plus déroutée au départ. Au sens premier du terme : « égarer quelqu'un de sa route ». Ça tombe bien : je raffole de ces sorties de route qui font découvrir les bosses du paysage quand la voie toute tracée n'en donnait à voir qu'un plan rectiligne et monotone.
D'abord Nuits blanches. Si l'on s'en tient à la lecture du texte, sans y associer aucune musique (imaginons qu'on ait encore les oreilles vierges de toute écoute), on est en droit d'attendre un ensemble mélancolique. Des accents déchirants, cafardeux. Or, il n'en est rien. Le rythme est enjoué, presque dansant, et la musique tourbillonnante. La première fois qu'on écoute cette chanson, on s'attend à une plongée dans d'obscurs abîmes. On a tout faux. Abandonner toute attente, disais-je. Car le musicien Lucas Thiéfaine joue ici avec l'auditeur comme la lumière, au matin, joue avec les vitraux : tout rythme qui semblerait vouloir s'installer ici est systématiquement démonté. On ne fait que tomber dans autre chose que ce à quoi on aurait pu s'attendre. Et l'adieu que semble véhiculer le texte (« je te laisse en partant mon sourire le plus doux, mes larmes les plus tendres et mes tendres murmures ») est démenti un peu plus loin. Il ne s'agit pas de prendre définitivement congé, il s'agit seulement d'apprendre à redevenir fou. Ouf, on aime mieux ça, d'abord parce que les adieux nous laminent, ensuite parce que la folie nous va si bien.
Prenons maintenant Prière pour Ba'al Azabab. Tiens, on pourrait, pour la qualifier, utiliser un oxymore : prière sacrilège. Ici, on ne frôle pas le blasphème, on y saute à pieds joints, avec cette jouissance qui ne s'offre qu'aux habitués du « rayon des fruits défendus ». Là aussi, musicalement, des ruptures, des claques, des secousses. Des petites strophes relativement pépères (j'ai bien écrit « relativement pépères » !) qui aboutissent en apothéose dans le feu d'artifice d'un refrain déjanté. J'ai écouté ça dernièrement assez fort en voiture, avec une amie, et nous avons fini par éclater de rire, tant était comique notre impression de trimbaler une discothèque où se jouaient de mystérieuses extases !
Enfin, j'en viens à L'idiot qu'on a toujours été dont l'architecture échappant à toute règle un tant soit peu raisonnable me ravit plus encore que les deux chansons précédemment évoquées. Là aussi, je crois que Lucas s'en est donné à cœur joie. Je le soupçonne même d'avoir bien ri à l'avance du petit tour qu'il allait nous jouer en nous livrant ce morceau où l'inattendu côtoie le barge, et sur une longue distance, s'il vous plaît. Cela commence tout doucement, dans une brume tranquille. Et puis voilà que le voyant solitaire du premier vers se met à clignoter sérieusement et même furieusement. Soudain, on ne le contrôle plus ! Le voilà qui imprime un rythme délirant à une musique qui part en roue libre. Là aussi, c'est une discothèque qui se déploie dans une splendeur baroque. Tu crois que, mais en fait non. Abandonne toute attente, toute croyance, je te dis. Ce qui t'est demandé ici est de l'ordre du subtil : il faut que tu viennes là en te dépouillant d'à peu près tout ce que tu connais. Que tu foules innocemment cette terre inconnue en refusant d'avance de la comparer à d'autres sols familiers.
« Après les ovations du dimanche des rameaux » marque une césure dans le morceau. On croirait soudain avoir affaire à un cantique d'église … si ce dernier n'était pas très vite envahi par de folles saccades qui transforment la musique en une orgie d'on ne sait plus trop quelle nature. Ah, que c'est bon ! Divin, même, tiens !
Et le plus surprenant a été gardé pour la fin : Thiéfaine se mue ici en sublime orateur revenu de toutes les transes (ou fonçant droit dessus, là non plus on ne sait plus trop). Ça monte, ça monte, ça monte encore, et paf, ça redescend brutalement. Puisqu'ici le silence a (et est) le dernier mot, le voilà qui impose sa loi : que plus rien ne bouge, et place à un autre monument de l'album : Combien de jours encore.
Impossible de le cacher : depuis le 8 octobre, je suis sous le charme de Géographie de vide. Je ne m'attendais pas à de telles étincelles. De bout en bout, on sent que l'équipe qui a travaillé sur ce joyau s'est éclatée. C'est audacieux, c'est espiègle, c'est désobéissant. Et moi je retrouve l'émotion de mes 19 ans, celle qui, lorsque je découvris Thiéfaine, me transbahuta fort loin, dans un autre monde. Ce n'est tout de même pas mal de pouvoir s'offrir ainsi, inopinément, une cure de jouvence !
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