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01/01/2024

Mathématiques (souterraines et autres)...

"Il y a une étoile mise dans le ciel pour chacun de nous, assez éloignée pour que nos erreurs ne viennent jamais la ternir". Christian BOBIN

 

Années 1980. Je suis cette enfant littéraire qui grandit dans un milieu où tous ne jurent que par les sacro-saintes mathématiques : mon père, ma mère, mon frère. Je suis là, au milieu de ce beau monde scientifique, et j'y détonne à pleins tuyaux puisque je ne pige absolument rien aux maths. Mais quand je dis rien, c'est rien : néant absolu, sur toute la ligne. Le moindre problème à résoudre me plisse le front pour de longues heures. Ce n'est pas avec moi qu'il trouvera sa solution ! Dès la lecture des premiers mots de la consigne, il me vient des sueurs froides. Le train X, en provenance de Paris et en route pour Metz, roule à 150 kilomètres heure. Sachant que le train Y, en partance de Metz, roule à 130 vers la capitale, trouvez l'heure à laquelle les deux trains se croiseront. Sans dec, vous ne voulez pas non plus qu'on vous dise en quel endroit précis de la pampa française ils vont se rejoindre ?! Tout ça ne m'intéresse pas et me rend chèvre. Enfin, par chance, ce n'est pas moi qui règle les aiguillages !

Idem les histoires de robinets qui fuient : sachant que le liquide coule à raison de tant de centilitres par heure, combien le foyer souffrant de cette fuite aura-t-il perdu d'eau à la fin d'une journée ? Truc de maboul ! Je n'en sais saintement que dalle ! Dire qu'il suffirait d'appeler un plombier pour qu'on arrête d'emmêler la tête de mômes comme moi avec ces histoires à dormir debout !

Les maths deviennent très vite le cauchemar de ma scolarité. Et comme si la torture quotidienne n'était pas à son comble, ma mère, institutrice de son état, fomente un bien sale coup avec une de ses collègues : elles conviennent toutes deux que je resterai les soirs après la classe pour faire … des maths. Pendant que ma mère préparera tranquillement dans sa salle les activités du lendemain, ma maîtresse de CM1 me fera bosser ce truc infâme dont je n'ai pas la bosse. Me voilà donc, tous les jours, à suer sang et eau sur de nouveaux problèmes, aussi tordus que ceux parlant de trains ou de robinets. Margaux dispose de 136 francs. Elle achète dix sachets de bonbons à 2,36 francs, et gnagnagna... J'en pleurerais.

Par la suite, tous mes profs de maths se tritureront les neurones pour voir par quel bout prendre mes tristes incompétences. Ils s'y casseront tous les dents. Si bien que lorsque j'arriverai en terminale A2 (à l'époque, certaines mauvaises langues disaient que c'était la filière qui servait de dépotoir aux nullos qui n'étaient pas dotés d'assez de cellules grises pour pouvoir choisir un cursus scientifique), je dirai directement à mon prof de maths : « Ne vous fatiguez pas avec moi, monsieur, je suis nulle en maths et je le resterai ». Le brave homme s'indigna : personne n'était nul en maths, selon lui. Qui donc m'avait fourré cette sombre conviction dans le crâne ? Ben, moi-même, mes tristes incompétences et, il faut bien le dire, quelques profs. Monsieur D. ne pouvait accepter que l'on parte vaincu d'avance. Habilement et sans jamais se montrer insistant, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour me gagner à sa cause. Il mit beaucoup de cœur et d'humour à l'ouvrage. À cette époque, quand on était en A2, on présentait, lors des épreuves de maths du baccalauréat, un dossier sur le thème de son choix. J'optai pour la correspondance de Pascal et de Fermat. Monsieur D. se marra : « Alors toi, tu es drôle : tout le monde déteste les probabilités et voilà que tu t'es entichée de la question ». Ben ouais, allez savoir pourquoi. N'empêche que je sauvai l'honneur du mieux que je pus : j'obtins un convenable 14 en maths au bac. Peu après, j'allai trouver monsieur D. pour le remercier. Il me répondit que je ne devais ma note qu'à mon travail sérieux. Non, mais quel homme ! Lors de la première réunion parents-profs, je lui dis : « Je vous assure, vous m'avez presque fait aimer les maths ». Ce à quoi il répondit, sans se laisser attendrir : « Te fous pas de ma gueule ». Il était comme ça, monsieur D. : on ne la lui faisait pas. Cependant, il était du genre à tout mettre en œuvre pour sauver les brebis égarées (et Dieu sait si je m'éloignais régulièrement du troupeau). Il y a une quinzaine d'années, je retrouvai sa trace sur Copains d'avant et je lui envoyai un courrier de remerciement, dans lequel je ne manquai pas de lui dire que, devenue prof à mon tour, j'essayais de faire comme lui et d'amener chaque élève au meilleur de lui-même, ajoutant que la tâche demeurait ardue. Monsieur D. : le meilleur pédagogue du monde. Il répondit à mon message et m'expliqua qu'il était toujours prof et très heureux de l'être !

Toute une scolarité parasitée par une matière, voilà mon histoire. Les chiffres m'intimidaient, c'est tout. Il n'y en avait que pour eux à la maison, ça ne me simplifia pas la tâche ! Souvent, mes parents se montraient désespérés : comme ils auraient aimé que leur fille comprenne à quel point les maths structurent l'esprit ! Raté. Plus tard, quand même, ils se dirent très fiers de mon choix qui s'était porté sur l'allemand. Il paraît que c'est une langue qui, dans sa logique pointilleuse, n'est pas si éloignée que ça des maths : voilà qui me fait bien marrer !

Durant mon adolescence, j'affichai sans scrupules un flamboyant mépris vis-à-vis de cette matière que j'estimais peu noble. Je disais à qui voulait bien m'entendre qu'il fallait être un peu con pour s'intéresser à « ça ». Aujourd'hui, mon point de vue s'est, fort heureusement, teinté de nuance ! De plus, ne manquant pas de lucidité, je m'afflige fréquemment de mon désespérant niveau en maths. Parlez-moi de deux TGV qui roulent à telle allure, et patati et patata, et voilà que je blêmis, sachant déjà que le problème en question demeurera toujours un problème pour moi.

Ce qui est drôle, c'est que tous les artistes que j'aime ont déclaré à un moment ou un autre qu'ils étaient nuls en maths. Les deux exemples les plus frappants : Romain Gary et Hubert-Félix Thiéfaine ! Ce dernier a expliqué plus d'une fois que sa « manie » de mettre des nombres partout s'apparentait à une vengeance : besoin de prendre sa revanche sur un univers qui lui restera toujours désespérément fermé.

Le destin ne manque pas d'ironie : la pauvre gamine que j'étais et qui pleurait sur ses exercices de maths ne savait pas que son train, lancé à grande vitesse sur les rails, se dirigeait tout droit depuis l'enfance vers celui d'HFT. Pas plus qu'elle ne savait que le morceau qui la ferait tomber dans la marmite s'appellerait Mathématiques souterraines ! C'est, de loin, la chanson que j'ai le plus écoutée dans ma vie. Quelqu'un me demandait dernièrement si j'en avais pris les paroles à mon compte : un peu, oui. À 19 ans, lorsque j'entendis pour la première fois parler de cette « pauvre petite fille sans nourrice arrachée du soleil », je reconnus en elle une frangine d'infortune. Depuis, elle ne m'a pas lâché la main, et nous parcourons l'existence côte à côte, toujours, ça nous rend plus fortes. Je sais, il y a là beaucoup de prétention de ma part ! Mais les chansons, dans le message universel qu'elles peuvent délivrer, ne sont-elles pas faites pour s'adresser à chacun d'entre nous ? On se les approprie, et on les réécrit presque. Ainsi, j'ai une lecture toute personnelle de Méthode de dissection du pigeon à Zone-la-ville, qui me parle de ma mère se faisant trimbaler entre Metz et Nancy, par une nuit de décembre, dans un « fourgon sanitaire au galop ». Quelques semaines plus tard, « adrénaline au point zéro et silence au stétho »... J'ai une écoute toute nombriliste des chansons de Thiéfaine, désolée !

Ces Mathématiques souterraines et le lien quasi surréaliste que j'entretiens avec elles depuis septembre 1992, n'est-ce pas un peu ma revanche personnelle sur un univers destiné à me rester à jamais fermé ?!

 

Sur ce, je vous souhaite une excellente année 2024. Qu'elle soit thiéfainienne plus plus plus, et glou et glou et glou !