14/05/2011
"Infinitives voiles qui venez me bercer"...
La pensée du jour : "Il nous faut naître deux fois pour vivre un peu, ne serait-ce qu'un peu. Il nous faut naître par la chair et ensuite par l'âme. Les deux naissances sont comme un arrachement. La première jette le corps dans le monde, la seconde balance l'âme jusqu'au ciel". Christian BOBIN
Dès que j'ai entendu « Infinitives voiles » (un extrait était d'ailleurs disponible sur Internet avant la sortie de l'album), j'ai su que cette chanson ferait partie de mes préférées sur « Suppléments de mensonge ». Je ne m'étais pas trompée ! Il y a quelques semaines, en l'écoutant pour la énième fois, j'ai eu l'impression de planer. Ou plus précisément de voguer ! Rien d'étonnant, après tout : le champ lexical de la mer est très présent dans le texte (« mes cargos migrateurs », « je marcherai sur l'eau », « les gréements chauffés à blanc de vos rivages »). L'eau, l'élément premier, le retour aux sources. A la source suprême, celle dans laquelle nous avons tous baigné joyeusement. Avant l'enfance bâclée, avant le grand dérèglement qui nous a fait perdre « l'équation de notre ombre inconnue ».
L'eau, donc, est omniprésente dans le texte. Et même le rythme de la chanson rappelle celui des flots. En tout cas, pour moi, c'est une sensation très nette à chaque écoute.
Le rêve est là aussi, partout. D'ailleurs, ces infinitives voiles dont il est question ne sont-elles pas les lambeaux d'un rêve évaporé ?
Le texte est marqué par une étrange lutte entre le désespoir et la recherche de l'apaisement. La première strophe sonne comme une sorte de constat d'échec. Thiéfaine avoue ici lutter contre un double qui enchaîne les conneries, se baladant toujours sur le fil du rasoir, entre ivresses et blasphèmes. Le combat semble perdu d'avance, et pourtant il y a bel et bien lutte acharnée. Plus encore : volonté de lutter. Les bleus paradis s'opposent à la bile noire (la bile noire, selon Hippocrate, c'est la mélancolie, une crainte et une tristesse liées à une particulière humeur du corps). La revoilà, cette scandaleuse mélancolie dont il a déjà été maintes fois question dans les textes de Thiéfaine ! La voilà qui revient à la charge ! Le début de la chanson n'est pas sans rappeler l'atmosphère déglinguée de « Redescente climatisée » (cf. l'ambulance et les paradis qui, du vert, sont passés au bleu).
Deuxième strophe : toujours la même volonté de lutter. Mais les entraves sont nombreuses et les injonctions répétées (« Laissez-moi lâcher prise dans le vent qui se lève Laissez-moi décharger mes cargos migrateurs ») sonnent comme des supplications. Tant de fardeaux semblent faire obstacle à la victoire. Thiéfaine aimerait s'envoler vers les premières lueurs. Toujours cet élan vers le commencement, l'origine, vers ce qui est vierge de toute rature, n'a jamais été souillé encore. C'est un peu l'élan d'Antigone qui, aux aurores, se promène dans le jardin désert, parce que « c'est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes ». Il est de nouveau question d'espoir ici. L'espoir d'un futur désiré. Cette deuxième strophe me paraît moins pessimiste que la première. Dans les deux cas, il y a le désir de se débarrasser de certains poids (première strophe : « les couloirs lumineux où je laisse la copie de mes fièvres insomniaques » / deuxième strophe : « laissez-moi décharger mes fardeaux migrateurs »). Le désespoir, les échecs, le mal de vivre pèsent lourd sur les épaules de celui qui, de surcroît, a pour habitude de se couvrir la peau de scarifications...
On vogue ensuite vers la troisième strophe. Cette fois, on sent de la détermination dans le propos. L'emploi du futur donne à l'ensemble des accents de résolutions. D'ailleurs, Thiéfaine ne se rêve-t-il pas en enfant sage, libéré de toute entrave, à jamais débarrassé de ce double qui vient sans cesse faire planer une ombre sur le tableau ? Serait-ce donc la juste vengeance de ce double évoqué ailleurs, fâché d'avoir été mangé dans le ventre de la mère ?!!
Une chanson qui sonne donc comme le désir de retourner aux sources, et même de s'envoler vers un territoire inconnu, que l'on pourrait nommer l'Infinitif, celui qui tient à la fois de l'infini et du définitif... Thiéfaine semble vouloir renaître, mais il sait aussi que toute renaissance passe d'abord par une mort nécessaire, un abandon de certaines habitudes. On a ici un pied dans le registre de la naissance, et l'autre dans la tombe, si je puis dire !
Enfin, c'est ainsi que je ressens les choses ! J'attends vos impressions !
22:03 | Lien permanent | Commentaires (13)
Commentaires
Découverte en live ... moment inoubliable ... émotion sublime ...
... Hubert-Phénix Thiéfaine !
Écrit par : Loreleï2 | 14/05/2011
Hubert-Phénix Thiéfaine, c'est une belle idée, ça !
Écrit par : Katell | 14/05/2011
Salut !
Très intéressante, ton analyse.
Pour aller dans ton sens, cette impression de bercement, de flottement est quand même drôlement renforcée par la structure de la chanson, trois strophes de huit alexandrins et trois refrains de quatre vers (deux fois deux mêmes vers, en fait). De plus, les trois strophes commencent par un vers identique, une anaphore. Cette sensation d'être bercé rappelle certes la mer (si chère à Baudelaire, à Mallarmé aussi...) mais aussi la mère...
Après, il y a tout un autre champ lexical, celui de la mort. Pour moi "les couloirs lumineux" sont semblables à ceux qu'évoquent les gens qui ont fait des expériences de mort clinique et bien sûr le paradis.
On a l'impression que ce rivage qu'il veut atteindre est inaccessible malgré l'utilisation du futur qui serait pourtant censé marquer une certitude.
On retrouve l'évocation de l'enfance, "les comptines", "l'enfant sage" font écho au temps des "confitures" de "La Ruelle des morts", comme s'il y avait un pont, un lien, un suivi dans tout l'album autour de cette idée de vie, de mort, de renaissance.
In fine, la question que l'on peut se poser est la suivante : est-ce autobiographique ou dans quelle mesure est-ce autobiographie ? Si ça l'est, c'est vraiment un déVOILEment, un infini dévoilement qui, personnellement, la première fois que j'ai écouté la chanson, m'a vraiment donné la chair de poule car je voyais la scène, presque en images. C'est la force de ce poème, nous donner à voir des images.
Depuis les premières interviews, Hubert nous parle beaucoup d'Homère et d'Ulysse. "Infinitives voiles" est-elle une métaphore d'une odyssée, d'un retour aux terres nourricières et à la paix retrouvée d'Ithaque ?
Allez savoir...
Flo(ts)
Écrit par : Florence Marek | 14/05/2011
En tous cas, Antigone, Ulysse, on se rejoins sur l'Antiquité et donc sûrement sur le retour aux sources.
En me relisant, je pensais au mal de mère. Et j'ai repensé aussi à ce bout de phrase dans "Gynécée" : "Quand on attend l'heure des mamans". Est-ce une image de la femme ou de la mère ?
Sinon, complètement d'accord aussi sur l'idée du double voire du triple (qui est évoqué dans la bio...)
Écrit par : Florence Marek | 14/05/2011
Merci pour tes commentaires, Florence ! Tes idées sont passionnantes ! Les "couloirs lumineux" m'évoquaient uniquement des couloirs d'hôpital, mais tu as raison, on pourrait très bien imaginer que Thiéfaine parle ici d'autre chose. Après tout, il dit qu'il a vu la mort de près...
Écrit par : Katell | 15/05/2011
, ...
Écrit par : Le Doc. | 15/05/2011
Et puis, il y a cette histoire de couleur... Si on reprend le texte, le blanc domine : "couloirs lumineux", "premières lueurs", "blanc des sommets des montagnes perdues", "chauffé à blanc". Il s'associe au "bleus paradis" et s'oppose à la "bile noire", comme un oxymore. Est-ce que les montagnes perdues sont une métaphore des seins de la mère et ce blanc une métaphore du lait nourricier ? Le cyclope se nourrit de lait mais aussi de chair humaine...
Cette histoire de couleur et l'évocation des "cargo migrateur" me font aussi penser à une référence discrète à Rimbaud... mais ce n'est pas un critère, il y en a partout, dans tous les recoins...
Enfin, en relisant ton analyse par strophe, je pense que la première strophe et l'oxymore de la troisième : "ivre blasphémateur" s'oppose à "Je marcherai sur l'eau" qui fait bien sûr écho au Christ... Et puis, lasser sa copie, c'est une façon de mourir (un peu, encore une fois, de partir) avec en opposition dans la troisième strophe, la vie qui revient, la renaissance...
Ah oui, je voulais aussi parler du "miroir intime" dans lequel il se reflète, il est le seul à connaître la réalité du reflet, quand il se retrouve à nu (comme sur la pochette), sans "armure", "sans scarification" (pourtant les scarifications ne disparaissent pas quand on est nu, sauf, effectivement si on redevient un nouveau-né...) : fantasme ou réalisme ? N'est-ce pas un paradis difficile à atteindre, une terre où tout recommencerait avec une nouvelle donne ?
Qu'en penses-tu ?
Écrit par : Florence Marek | 15/05/2011
Passionnant, effectivement; c'est un plaisir de vous lire !
Je ne reviendrai pas sur le commentaire composé ligne par ligne, auquel j'ai eu le plaisir de me livrer avec l'auteure de ce blog elle-même (quel privilège !) mais je n'arrive pas à me représenter ces infinitives voiles autrement que comme des véhicules vers le paradis (oserai-je dire des anges ? blancs, en mouvement, doux, qui bercent....) Celui qui parle dans la chanson (je ne me risquerai pas à miser sur l'équation "je = HFT") veut mourir; c'est la seule issue du combat sans espoir contre son double ivre et blasphémateur. Il cherche une forme de douceur oubliée, celle de l'enfance bien sûr.
Je note aussi la mise en lumière de l'hôpital, dans lequel celui qui parle a atterri, peut-être à la suite d'une dose de trop. Une sorte d'antichambre de la mort, où il "laisse la copie". Et attend la mort.
Ce que je ressens à l'écoute de cette chanson - car c'est bien de cela qu'il s'agit, et on peut indéfiniment chercher des sens cachés, des métaphores et autres rapprochements audacieux et, au final, faire dire ce que l'on veut au texte - c'est un abandon. Celui qui parle a perdu la partie, il est résigné et espère désormais la douceur de la mort. Tout cela est déprimant, mais tellement beau, non ?
Voilà pour mes quelques impressions... Bonne journée à tous,
Écrit par : Rémi | 15/05/2011
Bonjour à tous,
Quel plaisir de vous lire ! Je trouve vos idées passionnantes, je vais m'en nourrir aujourd'hui encore, et réécouter "Infinitives voiles" au regard de ce que vous avez écrit ici. J'aime bien quand ce blog devient un véritable lieu d'échanges ! Ce que j'aime aussi, c'est "écouter" les points de vue des uns et des autres. Rémi, tu as sans doute raison, peut-être ne faut-il pas se risquer à dire qu'ici c'est HFT lui-même qui parle de son propre vécu. Je me suis fait la réflexion en rédigeant cette note. En même temps, je me suis dit que je ne prenais pas beaucoup de risques non plus, sachant quel cataclysme a sévi dernièrement dans la vie de Thiéfaine (voir la bio de Théfaine, mais aussi toutes ces interviews dans lesquelles HFT se livre, se déVOILE, comme dirait Flo(ts)-rence).
Le plus important, c'est vrai, c'est de faire entrer les chansons en soi, de s'en imprégner et de ressentir des émotions fortes ! HFT a dit à plusieurs reprises qu'il était "piments et alcools forts", quelque chose de ce genre. Pour ma part, mes piments et mes alcools forts, ce sont les mots et la musique. Ceux de Thiéfaine me parlent davantage que d'autres, je ne sais pas trop pourquoi. Question de sensibilité ? De bile noire ?
Écrit par : Katell | 15/05/2011
"on peut indéfiniment chercher des sens cachés, des métaphores et autres rapprochements audacieux et, au final, faire dire ce que l'on veut au texte - c'est un abandon"
Bien sûr Remi, on peut faire dire ce que l'on veut mais, c'est aussi ce que je ressens et je ne pense pas être totalement dans le faux. Par ailleurs, un texte littéraire est riche et mérite l'analyse ! (A ce moment finies les analyses de Baudelaire, Rimbaud & consorts, on serait triste !!!)
Les voiles, je les vois aussi comme des anges, comme ce véhicules indéterminé vers... l'infini. Mais aussi comme le voile qui se lèvera, qui se déchirera le jour où.... C'est pour cela, en partie, que je parlais du déVOILEment.
Et puis, je pensais aussi quand je parlais de “nouvelle donne” au fait que quand on interview Thiéfaine, on lui reparle toujours des mêmes choses & des souffrances de son enfance. Or, je pense qu’il aimerait bien repartir sur une “copie” vierge.Mais est-ce possible quand tout le monde repose les mêmes questions ?
AU fait, dévoilement de mon interview prévue très peu en amont de Bercy donc, patience jusque là.... ;)
PS: Je suis ravie d'échanger comme ça, c'est la première fois que je me livre à l'exercice de cette manière et c'est hyper stimulant. Merci tout plein poru cet espace de liberté !
Écrit par : Florence Marek | 15/05/2011
, hum ...
Écrit par : Le Doc. | 15/05/2011
, ils ont mis les voiles ?... Bises à toi Cath ;-)
Écrit par : Le Doc. | 20/05/2011
Merci pour cette belle analyse. Nous avons eu ce morceau hier soir à Bercy, et c'était ABSOLUMENT magique, planant, envoûtant, on avait effectivement l'impression de voguer sur des flots.
Écrit par : SAPQ | 23/10/2011
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