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03/11/2017

Un entretien avec Françoise Salvan-Renucci (première partie)

Nous sommes nombreux, je crois, à connaître le travail de Françoise Salvan-Renucci. En tant que chercheuse et directrice de recherche, Françoise est rattachée à l'université de Nice. Elle est en poste à Aix-Marseille. Son laboratoire, le CTEL (Centre Transdisciplinaire d'Épistémologie de la Littérature et des arts vivants), se trouve à Nice. Depuis 2012, Françoise s'attache à « traquer », dans l'œuvre de Thiéfaine, ce qui en fait l'incommensurable richesse : les croisements avec les productions d'autres artistes, les références de tous ordres, les connotations, les entrelacs sous-jacents. Pas toujours « visibles à l'œil nu » (et c'est en cela que le travail de Françoise me semble particulièrement éclairant), ces différents niveaux de lecture possibles nous entraînent, entre autres, dans les « dédales vertigineux et séculaires » de la mémoire d'HFT ! Françoise aime à rappeler les mots de De Quincey : « Toute mémoire est un palimpseste », et il semblerait que celle de Thiéfaine fonctionne ainsi elle aussi : elle emmagasine, ingurgite, fait siennes certaines idées ou visions du monde qu'elle peut parfois, sous l'impulsion de l'acte créateur, faire resurgir au détour d'un vers. C'est cela qui passionne Françoise. Si l'artiste « n'en finit jamais d'écrire la même chanson, avec les mêmes discours, les mêmes connotations », Françoise, elle, n'en finit jamais d'aller à la rencontre de ces discours et de ces connotations. Infatigable « déplieuse » d'une œuvre infiniment labyrinthique qui est loin d'avoir livré tous ses secrets, elle fait, selon ses propres mots, du Thiéfaine 24 heures sur 24 ! Bref, elle consacre sa vie à un vertige ! Je connais de plus impitoyables destins !

Cet été, m'est venue l'idée d'interroger Françoise sur son travail. Je lui ai proposé un "jeu" de questions - réponses, auquel elle a eu la gentillesse de se prêter. Voici le résultat de cette petite collaboration bien sympathique !

 

-Françoise, peux-tu retracer ton parcours en quelques lignes et nous parler plus particulièrement de ta rencontre avec l'œuvre de Thiéfaine ? D'ailleurs, peut-être que le terme de « rencontre » ne te semblera pas approprié ? En ce qui me concerne, je parlerais plutôt de choc lumineux, de révélation, d'entrée en collision avec un univers !

 

Je reprendrais sans hésiter les termes que tu emploies, Thiéfaine fut une révélation pour moi ! Tout ce que j’aimais, tout ce que je ressentais, tout ce que j’avais envie d’exprimer sans être capable de le faire – là, devant moi, sous mes yeux, dans mes oreilles… Et puis, le puzzle était d’emblée en place, je ne citerai qu’une coïncidence précoce : j’ai passé le concours d’entrée à Normale Sup en 1982, à reculons parce que je n’avais aucune envie de signer un engagement de 10 ans. Je ne m’étais d’ailleurs pas vraiment préparée… Et puis voilà les sujets sur lesquels je suis tombée : la pièce Le fou et la mort, « dieu est-il humain ? », « la guerre et le changement », « la fin », les poètes maudits, le Prométhée de Goethe… Donc malgré ma ferme résolution de rendre copie blanche ou quasiment, je me suis lancée à fond, impossible de résister à ces appels véritablement « thiéfainiens ». Résultat : j’ai été reçue première…

Par contre, ce n’est qu’après mon cancer de 2011 (qui m’a empêchée de suivre le début du Homo Plebis Ultimae Tour) que l’idée m’est venue de prendre un nouveau départ professionnel en me consacrant exclusivement à l’étude de l’œuvre de Thiéfaine. J’ai commencé par prendre mes billets pour la fin de la tournée, raccrochée à l’Olympia le 22 novembre 2012, et soudain l’illumination : voilà ce que je vais faire ! je repars à zéro, et j’oublie mon cancer… Comme je le dis souvent en plaisantant, j’ai développé mutatis mutandis une sorte de syndrome de Jeanne d’Arc, une voix m’a dit « va et révèle au monde le génie de Thiéfaine…. »

 

-Peut-on dire que certains passages de chansons agissent sur toi comme la petite madeleine de Proust : tu entends un mot, une phrase, et voilà que se tissent des associations, presque malgré toi ? Ou bien es-tu à l'affût de ces associations ? Le processus est-il identique lorsque, à l'inverse, tu lis un livre dans lequel un passage peut ramener à l'œuvre de Thiéfaine? Ou lorsque tu entends un morceau de musique ou vois une toile, par exemple ?

 

En général, c’est spontané, je dis toujours que je « tilte ». Après bien sûr, je vérifie, j’approfondis, puisque les références chez Thiéfaine sont toujours multiples, et il est rare qu’on les perçoive toutes en même temps. Même constat quand je lis : j’ai toujours Thiéfaine en arrière-plan (sonore, je l’écoute en intra-auriculaire en travaillant), et donc les cas de figure sont multiples : ce que je lis

interfère avec ce que j’écoute et hop, un nouveau tilt ! ou bien ce que je lis « tilte », mais en direction d’une autre chanson ou de plusieurs ! Et puis il faut noter ça dans un coin de sa tête parce que les associations peuvent être fugitives. Mais je peux faire aussi des découvertes en me baladant, ou dans le métro, ou même devant mes étudiants, parce que les textes défilent en continu dans ma tête. En général, je me mets à rire, parce que j’adore vivre ce « euréka ! » du chercheur, donc les gens doivent se demander ce qui m’arrive. Cela se produit d’ailleurs aussi en concert, c’est une atmosphère très stimulante pour ces processus.

 

-Ce que je trouve formidable, pour ma part, c'est que même si l'on sent, dans chaque chanson, combien Thiéfaine est pétri de références littéraires, musicales, philosophiques, picturales, etc., il n'en demeure pas moins « seul commandant à bord ». Ce qu'il nous propose, c'est sa vision du monde, accompagnée de quelques autres « voyageurs » ! Tu dis d'ailleurs dans une conférence que le style de Thiéfaine est reconnaissable entre tous. Comment définirais-tu alors cette écriture si personnelle qui se nourrit également d'une multitude de références ?

 

Plus je mets en lumière la dimension « kaléidoscopique et plurielle » de l’écriture de Thiéfaine (j’emprunte la formule à Julia Kristeva qui l’applique à Dostoïevski), plus je suis frappée par l’authenticité et la force de sa signature poétique. C’est peut-être un oxymore… C’est le « paysage intime » de son œuvre – ici, c’est Henry Miller qui parle, et il évoque Rimbaud et les mots par lesquels tout écrivain est « obsédé » – que je m’emploie également à retracer, et je constate la cohérence fabuleuse de ce « système » d’écriture dans lequel chaque mot répond à chaque mot, à l’intérieur d’une chanson mais également d’une chanson à l’autre. Je souligne souvent le caractère « totalement organisé » de cette écriture poétique, et cela me semble être la marque essentielle du style de Thiéfaine – justement parce qu’elle englobe la totalité des constituants du discours, du plus élémentaire au plus complexe. Et puis outre les références multiples, je suis fascinée par la polysémie de son discours, où le plan explicite ne constitue que la partie émergée de l’iceberg : il faut plonger dans les profondeurs et identifier – par le biais du sens étymologique ou du recours à d’autres codes linguistiques – la ou les strates implicites qui viennent compléter le discours de surface ; et miracle, ce discours plurilingue et multivoque est de surcroît entièrement cohérent sur chacun de ses plans respectifs ! Depuis Villon et plus généralement les auteurs médiévaux pour qui la multivocité d’un texte relevait de l’évidence, personne hormis Thiéfaine n’a pratiqué avec une telle virtuosité cette technique du sens multiple de l’écriture, qui rejoint bien sûr l’idée d’une organisation totale du discours, ici donc dans sa verticalité qui fait pendant à la polyphonie musicale.

 

-Sur ta page personnelle (ctel.unice.fr/equipe/membres-permanents/chercheurs/74-verdier-lionel.html), on trouve le détail de l'objet de tes recherches. Au « rayon » littérature et culture germaniques, tu évoques Stefan Zweig. Dans quelle mesure te semble-t-il présent dans l'œuvre de Thiéfaine ?

 

D’abord, c’est un des cas où Thiéfaine révèle lui-même qu’il a lu et apprécié cet auteur : point de départ important et précieux ! Je n’ai pas l’interview sous la main mais c’est celle où il dit aussi que des théâtreux lui ont fait découvrir Tchékhov. Première référence explicite : 24 heures dans la nuit d’un faune qui combine Stefan Zweig (24 heures dans la vie d’une femme) et Mallarmé (Prélude à l’après-midi d’un faune). J’ai abordé le sujet dans ma conférence à Valenciennes qui avait pour point de départ le parallèle Thiéfaine / Mallarmé, mais hélas un problème technique lors de l’enregistrement n’a pas permis d’en conserver la trace. J’y consacrerai une prochaine contribution, et il y aura de quoi dire…

 

-Qu'est-ce qui te touche particulièrement dans l'œuvre de Thiéfaine ?

 

Cette langue à la complexité vertigineuse et à la beauté saisissante, cet incroyable discours poétique qui résume à lui seul tout le legs culturel de l’Occident et au-delà de l’Antiquité à nos jours, l’énergie et le rythme de cette musique, et puis, comment dire ? cette alliance incroyable de désespoir, de rage, d’énergie, de rire, de tendresse, de sérénité… Vitalité, voilà ce qui le résume pour moi, et c’est contagieux…

 

-Écoutes-tu d'autres chanteurs ? Si oui, lesquels ?

 

De la chanson française pas vraiment, mais j’ai quand même des références ! Par exemple, ma grand-mère me chantait Les roses blanches de Berthe Sylva pour me bercer (donc j’écoutais au lieu de m’endormir…) et j’ai grandi avec Brassens, Ferré, Ferrat, Brel…, que toute la famille chantait en chœur lors des trajets en voiture en Corse. Je connais leurs chansons par cœur et ils faisaient vraiment partie de mon quotidien (je suis née en 1963). Ensuite, je me suis tournée vers la musique la plus bruyante possible, donc Wagner, Beethoven, Mahler, l’expressionnisme allemand, j’ai passé ma thèse sur Richard Strauss. Mais en même temps et parallèlement, le rock était là, essentiellement les Stones, les Doors, les Who, et aussi Dylan… Pour moi, ces courants ressortent de la même approche et surtout du même traitement rythmique de la langue qui suit la pulsation musicale (l’anglais et l’allemand se scandent exactement de la même manière), je l’ai dit depuis le début à mes étudiants. J’adore Johnny Cash, là aussi c’est du « par cœur », et le blues et tout ce qu’il véhicule. Bref, mes goûts personnels ne font pas vraiment obstacle à mon travail de « thiéfainologue », ce serait plutôt le contraire, et en littérature c’est la même chose, cela facilite d’ailleurs mes associations…

Commentaires

Je publierai la suite de cet entretien dès demain, sans doute. Bonne lecture, je pense que vous allez vous régaler tout autant que moi !

Écrit par : Katell | 03/11/2017

exitant... merci...

Écrit par : lefan | 03/11/2017

Bonjour Katell très intéressant cet entretien, merci beaucoup !

Bises de l'arrière pays niçois !

FRED.

Écrit par : FRED | 04/11/2017

Grand merci à toi, Katell, ainsi qu'à Françoise, de nous faire partager cette approche et ce travail passionnants sur l'œuvre de Thiéfaine et d'œuvrer ainsi à la "compréhension" et à la reconnaissance de l'extraordinaire densité de son discours poétique. Je rejoins tout à fait Françoise sur ce concept d'écriture palimpseste s'agissant de Thiéfaine. Merci à elle d'en éclairer toutes les connotations et références !

Écrit par : Evadne | 04/11/2017

En raccourci car ' A quoi vous bon dire* ' :

, mais à quoi sert donc la littérature * ???? en regard des comportements des uns et des autres y compris l'Artiste !...

... Ma transmission est d'un autre savoir dont je ne peux vous fournir hélas les moules ** car vous êtes trop moulés pour être démoulés avec ensuite un autre moulage utopique, ceci pour un mieux être en plus assurément incertain !...

* vous en vivez matériellement à la base pour certains ..

** nul n'a dans l'absolu la pérennité d'une mot, d'une phrase ..

p. : pensées chaleureuse à toutes et tous :-)

Écrit par : Le Doc. | 05/11/2017

.../...

Écrit par : et zou | 05/11/2017

.../...

Écrit par : à une amie | 05/11/2017

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