04/11/2017
Suite et fin de l'entretien avec Françoise Salvan-Renucci
-Toi comme moi, nous avons beaucoup vu Thiéfaine en concert. Ce qui me frappe toujours, c'est le « mélange des genres » auquel on assiste lors de ces concerts : on y croise des jeunes, des moins jeunes. De même, quand on connaît relativement bien le public de l'artiste, on constate que le mélange des genres va bien plus loin : il y a là des intellectuels, mais aussi de « joyeux fêtards » qui avouent n'écouter Thiéfaine que pour le côté « piments et alcools forts » de son œuvre. Qu'est-ce qui, selon toi, permet un tel « patchwork » : l'écriture thiéfainienne elle-même ou est-ce encore autre chose ? La musique, le personnage, ou tout cela à la fois ?
Je pense que tout y contribue à parts égales : Thiéfaine est un maître de la scène, ce n’est pas pour rien qu’il dit « une chanson se finit sur scène ». Il y a les lumières, la musique, l’écriture, il y a cette voix prenante et à la maîtrise technique impressionnante (quelle tenue de souffle, par exemple dans Ad orgasmum aeternum !) J’ai étudié le chant donc je m’y connais un peu, et je suis toujours sans voix devant la performance du chanteur… Et puis bien sûr cette énergie fabuleuse qui se transmet au public et que le public transmet en retour. C’est dans les concerts de Thiéfaine que j’ai pu éprouver ce que Nietzsche décrit dans La naissance de la tragédie comme le sentiment dionysiaque, cette fusion sans retenue aucune dans laquelle tout le monde est happé, cette transe à laquelle tout le monde accède – une expérience mystique, orgiastique, et en même temps cette plénitude apollinienne de la connaissance intellectuelle, cette lucidité prenante… Je pense à Nietzsche justement parce qu’il décrit un phénomène très ancien, archétypal, et c’est ce qui explique le mieux à mon sens l’impact des concerts sur un public aussi « mélangé ».
-Pour ma part, j'ai découvert Thiéfaine quand j'avais 19 ans, grâce à des amis que j'avais à l'époque et qui ne se souciaient guère, eux, de toutes les références présentes dans les chansons de cet artiste ! On peut donc écouter Hubert-Félix Thiéfaine de cette manière-là aussi. Te semble-t-elle appauvrir ou amoindrir la portée de cette œuvre ?
Je serais la dernière à affirmer qu’il faut avoir toutes les références en tête pour apprécier Thiéfaine. À mon sens, l’art est d’abord une question de ressenti, de spontanéité. Il faut se sentir entraîné, amené irrésistiblement à entrer dans une atmosphère, un univers. On est certainement bouleversé par l’impact émotionnel de la musique, et on est ébloui par cette langue magique – ensuite, soit on « tilte » tout de suite sur les références, soit on se pose des questions à leur propos, soit on accepte ce tourbillon poétique sans chercher à mettre un nom sur chaque résonance ou à détecter puis décrypter le discours implicite. Tout est légitime, et c’est en cela que Thiéfaine est l’égal des plus grands : son œuvre admet toutes les approches, personne ne reste à l’écart, comme devant un tableau de Van Gogh ou la musique de Beethoven.
-T'arrive-t-il aussi d'écouter Thiéfaine sans avoir en tête ton travail de chercheuse ?
Pas vraiment depuis 2012 parce que comme tu le dis en introduction, je suis 24 heures sur 24 dans mon travail. Mais il est évident que certaines associations, certains ressentis n’ont rien à voir avec mon projet ! Je citerai un seul exemple : lorsque j’ai entendu pour la première fois Infinitives voiles, j’ai fondu en larmes en entendant le vers « dans le blanc des sommets des montagnes perdues » et son habillage musical avec la ritournelle de la guitare. C’était une réaction purement personnelle, individuelle ou plus exactement atavique : je suis Corse à 100% (je mentionne d’ailleurs mon origine et le nom de mon village sur mon site) et pour moi ce vers a une signification évidente. En l’entendant, j’ai vu mon village et les montagnes qui l’entourent, et j’ai ressenti la douleur infinie que j’éprouve chaque fois que je dois le quitter. Si tu vas sur le site du village, www.cozzano.corsica, tu comprendras ce que je veux dire en regardant la photo de la page d’accueil. C’est une sensation très profonde, mais elle est d’ordre intime et n’a donc pas sa place dans mon travail. Mais bien sûr, et heureusement, ce genre de phénomène se produit très souvent !
-Malgré tout ce que tu as déjà pu déceler dans les chansons de Thiéfaine, dirais-tu qu'elles « s'obstinent » encore à garder une part de mystère ? Si oui, n'est-ce pas cela qui en fait le charme, la magie et la puissance? Voilà, selon moi, une œuvre qui s'offre tout autant qu'elle se dérobe, qui garde ses pudeurs, et ce malgré les nombreux textes où l'on est pourtant loin de la chasteté !
Bien sûr, mais c’est justement un aspect que je laisse totalement de côté dans mes recherches. Ma démarche est objective, elle part de l’observable, soit le texte et ses éventuelles variantes, elle ne propose pas d’interprétation, seulement des « inventaires », une saisie phénoménologique. À chacun ensuite d’interpréter s’il le désire ! J’expérimente moi aussi tous les jours la magie, le charme, la puissance de l’œuvre de Thiéfaine, parfois au détour d’un mot, d’un accord, d’une inflexion vocale qui vient carrément me foudroyer émotionnellement, mais cela reste de l’ordre de l’intime et je pense qu’il en va de même pour chacun. Mon ambition est plus modeste et plus scientifique (je suis un pur produit de l’école allemande et de sa fameuse rigueur, qui est en fait une exigence d’objectivité absolue, qui va jusqu’à éliminer le « je » dans les contributions scientifiques…) : lister tout ce qui est constatable et objectivement vérifiable, et donc par là même susceptible de s’adresser à tous ceux qui aiment Thiéfaine – et peut-être aussi de les intéresser, de leur apporter quelque chose qu’ils ne pourraient peut-être pas découvrir par eux-mêmes, ne serait-ce que parce que c’est un travail à plein temps… Bref, j’espère faire œuvre utile, et le champ que je laisse inexploré est ouvert à tous, puisque c’est celui de l’attraction magique !
-Comment tes recherches sont-elles perçues au sein de l'équipe avec laquelle tu travailles ? Y a-t-il eu des réticences, des réserves ? T'a-t-il fallu convaincre ton entourage professionnel ou les choses se sont-elles faites naturellement ?
Je suis heureuse que tu me donnes l’occasion d’évoquer mon labo, le Centre d’Épistémologie de la Littérature et des Arts Vivants (CTEL) de l’Université Nice Sophia Antipolis, dont je suis membre permanent depuis décembre 2013 et qui est une équipe vraiment exceptionnelle, tant par le niveau scientifique (classée A+) que par la qualité humaine de ses membres. Dès le premier jour, mon projet a été accepté non seulement sans réticence aucune, mais avec une chaleur et une sympathie qui m’ont comblée et continuent de me réjouir. Mon approche vise à faire reconnaître Thiéfaine en tant que poète à part entière – ou comme il le dit lui-même en tant que « troubadour » mettant en musique ses propres textes –, et je me suis réjouie de voir les collègues du labo y adhérer d’emblée, sans aucune réticence ou désir de cantonner Thiéfaine au cadre de la « chanson française » – ma principale crainte quand j’ai présenté mon approche devant les membres de l’équipe. Or, ils ont salué ma conférence de présentation par les mots : « à l’évidence, c’est un poète ! » – pari gagné d’entrée pour moi, j’étais comblée ! Dès le premier colloque auquel j’ai participé, en mars 2014 (la version écrite de mon intervention, improvisée le jour J comme à mon habitude, est le texte « la peste a rendez-vous avec le carnaval », consultable sur la page « Travaux en ligne » de mon site https://www.fsalvanrenucci-projet-thiefaine.com ), j’ai été très heureuse de constater que dans le débat qui s’est engagé après mon intervention, les intervenants mettaient sans hésiter Thiéfaine sur le même plan qu’Apollinaire, Artaud, Heine qui avaient été évoqués par moi-même et d’autres intervenants durant les deux jours du colloque. J’ai pu faire une conférence sur Thiéfaine et Camus devant des étudiants en agrégation de philosophie ou en thèse, ou bien sur Thiéfaine et Nietzsche, et cela va continuer… Je suis très attachée à mon labo et aux membres de l’équipe que j’ai toujours plaisir à retrouver, d’autant plus que la dimension « tous azimuts » de l’œuvre de Thiéfaine m’a permis depuis le début de participer à pratiquement tous les projets communs : je n’en revenais pas moi-même mais c’est ainsi, chaque fois que quelqu’un arrive avec une idée de colloque ou de journée d’études, je lève la main pour proposer ma contribution parce que j’ai immédiatement un angle d’attaque et un intitulé en tête, que j’emprunte toujours aux textes de Thiéfaine ! et ma suggestion est acceptée sans difficulté parce que le rapprochement entre Thiéfaine et la thématique en question relève chaque fois de l’évidence, c’est absolument hallucinant !
De même, les conférences m’ont permis et me permettront encore de retrouver un peu partout en France d’anciens condisciples de Normale Sup des années 80 qui m’ont fait la joie de m’accueillir dans leurs labos et leurs universités et ont été heureux de se replonger ainsi dans leur jeunesse thiéfainienne – et surtout de découvrir la véritable dimension de cette œuvre, celle d’un poète comparable à Baudelaire, à Rimbaud – et qui est là, parmi nous !
-À propos de la chanson La cancoillotte, tu évoques une possibilité de lecture qui me semble surprenante, mais tout à fait intéressante : Lacan-coyote. Cela fait songer à la langue des oiseaux et à l'alchimie, science à laquelle il est souvent fait allusion dans les textes de Thiéfaine. As-tu exploré ce domaine et vois-tu un lien entre l'alchimie et l'œuvre de Thiéfaine ?
Oui pour les deux questions ! Thiéfaine est un vrai connaisseur de l’alchimie dont il maîtrise parfaitement la terminologie cryptique, présente dans ses textes même s’il n’y est pas directement question de l’alchimie. Donc bien évidemment, il y aura un volume « alchimie » dans la publication de mes recherches (j’anticipe sur ta dernière question). Les références sont multiples mais toujours d’une précision hallucinante, un seul mot suffit pour faire surgir un traité entier !
-Dans Annihilation, Thiéfaine évoque clairement un vieil alchimiste qui lui répète « Si tu ne veux pas noircir, tu ne blanchiras pas ». On pourrait presque voir, au fil des années, un processus alchimique à l'œuvre dans les chansons de Thiéfaine (le langage comme moyen de décantation et de transformation de l'être spirituel, qui finirait par accéder à un état supérieur de conscience, mais surtout l'œuvre de Thiéfaine elle-même perçue en tant que processus alchimique : l'agrégat de références, d'allusions, de citations..., une fois passé par l'alambic intérieur, qui ressort transformé en un style propre, unique, irréductible à autre chose qu'à lui-même), d'autant que de nombreuses allusions à l'art occulte émaillent ses textes. Qu'en penses-tu ? Ce rapport à l'alchimie te semble-t-il pertinent ?
Oui, il cite l’aphorisme généralement attribué à Nicolas Flamel. À mon sens, l’alchimie est présente en tant qu’« alchimie du verbe », pour citer Rimbaud, mais aussi en tant que discipline et processus de création poétique à laquelle/auquel les chansons font directement référence (cf. la précédente question). Pour la dimension psychologique, elle ne fait pas partie de mon projet que j’ai défini plus haut comme une démarche essentiellement objective et « extérieure », mais elle a bien sûr sa légitimité propre, dont je fais moi aussi l’expérience à titre personnel et subjectif. Mais mon travail en tant que démarche scientifique porte sur l’analyse du discours, donc du « produit fini » y compris ses variantes. Je laisse délibérément de côté tout ce qui concerne le processus de création et/ou d’évolution psychique tel que peut le vivre l’artiste, et aussi le processus de réception expérimenté par l’auditeur et qui a la même dimension de progrès intérieur.
-Peut-on espérer que ton travail donnera lieu un jour à une publication ?
Bien sûr, c’est le but principal – ou disons à égalité avec les conférences, publiées sur ma chaîne YouTube https://www.youtube.com/channel/UCBYsVlljItqRZdriVLIjIBg?... (il y en a deux nouvelles en attente de mise en ligne). Pour la version écrite, il s’agira d’une série de dix à quinze volumes qui pourra se lire comme un puzzle, chacun traitant d’un aspect spécifique et l’ensemble proposant des « inventaires » les plus complets possibles. Le premier volume sortira pour 2018, et le reste suivra au rythme d’un ou deux par an !
18:40 | Lien permanent | Commentaires (11)
Commentaires
MERCI…
…à vous deux !
Salutations numériques.
Écrit par : Seb | 05/11/2017
.../...
Écrit par : et zou | 05/11/2017
Je viens de vous lire les filles Albatros que j'admire! Thiéfainement, Mirela
Écrit par : Mirela | 05/11/2017
, doctissimment Môa ;-)
Écrit par : c'est Môa quoi | 05/11/2017
Bravo à l'intervieweuse et à l'interviewee pour cette initiative, pour ce partage qui un peu plus, par touches, conforte et réconforte en cette basse saison, en attendant les publications. Merci
Écrit par : Bruno | 06/11/2017
Pour moi la marée est haute :-)
Écrit par : Le Doc. | 06/11/2017
@Bruno : d'excellentes nouvelles sont à découvrir sur le site officiel de Thiéfaine !
Écrit par : Katell | 07/11/2017
Yes...d'excellentes nouvelles :-)
Concert, ré-éditions, et....nouvel album aussi (me semble-t-il...)
2018 s'annonce bien...
Écrit par : Seb | 07/11/2017
Merci pour cet entretien très intéressant ! Quel bonheur de lire les propos enthousiastes de Françoise Salvan-Renucci ! Merci d'avoir souligné la grande vitalité qui ressort des chansons de Thiéfaine, elle est pour beaucoup dans le plaisir que j'ai personnellement à l'écouter. Encore bravo.
Écrit par : CélineCapucine | 08/11/2017
---> Extrait de ce billet :
" De même, quand on connaît relativement bien le public de l'artiste, on constate que le mélange des genres va bien plus loin : "
---> Extrait du Wikipédia d'Hubert :
" La plupart de ses textes sont des odes à la vie, ou du moins, à la manière de l'approcher, et à la mort. Entre ces deux extrêmes, on rencontre l'éloge de la folie, de la littérature, du sexe, de la drogue, et malgré tout, du genre humain : "
, de l'humain .. rien que de l'humain !... et pas plus loin, du moins à ce qu'il a donné à voir sur sa dernière tournée !...
En ce qui me concerne et ce malgré mes 13 billets pour 2018 je me demande si j'irai plus loin car je savais que l'océan se trouvait toujours au bout bien avant de rencontrer Hubert.
Spéciale ;-) pour toi Françoise, le CAP s'appelle maintenant le CPAU ou je ne me suis jamais fait border. La " zwang... " a déjà ses propres contraintes.
, et Zou ...
Écrit par : Le Doc. | 22/11/2017
La vie c'est le mouvement et pourtant il y faut de la contrainte à l'espèce à laquelle nous appartenons.
Écrit par : à Françoise | 22/11/2017
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