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07/04/2018

Adieu l'ami...

"La vie sur Terre est une gorgée

de miel dans un verre d'amertume". Jacques HIGELIN

 

Réveil déglingué ce matin, avec un « casque sur le nez »... Impossible de raccorder les fils. J'ai passé la nuit entre le rire et les larmes, atterrée par la mauvaise nouvelle qui est venue heurter de plein fouet ma galaxie hier, aux environs de midi. Plusieurs messages sur le téléphone : « Je pense à toi, tu dois être bien triste ». J'ai tout de suite su qu'un artiste venait de disparaître. Je savais que Jacques Higelin était malade mais, secrètement, j'espérais un miracle. J'avais bien eu vent, comme tout le monde, de propos alarmants lâchés ici ou là au sujet de sa santé. Mais quelque chose en moi, furieusement, résistait à l'évidence. Puérilement, je me disais que ce n'était pas possible, pas lui, pas maintenant. Et même : pas lui, jamais. Quand on a, comme il l'avait, l'amour de la vie chevillé au corps, on ne meurt pas, ce n'est pas pensable.

Eh bien si, Jacquot est mort, à l'aube d'une joyeuse journée d'avril, alors que le printemps fleurissait enfin, après des mois de grisaille. J'ai passé la nuit emprisonnée dans la brume des souvenirs. Je revoyais Higelin, arrivant au JDM, droit et élégant dans un somptueux costume gris, prenant le temps de faire une révérence au public avant de se mettre au piano. Je revoyais Higelin, je l'entendais, surtout, ne cessant de s'étonner, un soir de je ne sais plus quelle année, de se trouver à Rombas, en Moselle. Il trouvait le nom chargé d'une multitude de possibles. Au fil du concert, c'était devenu « Rom-basse », parce que cela avait bien plus de gueule que Rombas. « Rom-basse » : avec un roulement de gorge au début du mot et un « S » au bout qui n'en finissait pas de serpenter dans la bouche du grand Jacques. Il avait même demandé à ses musiciens de créer un rythme spécial rien que pour Rombasse, et on avait soudain l'impression de décoller de la terre lorraine et de se retrouver parachuté en territoire inconnu, exotique à souhait. C'était ça, la magie Higelin : savoir réveiller tout un champ de possibles, n'en faire qu'à sa tête pour ajuster l'infini à son imagination débordante. Cette nuit encore, je revoyais Higelin soulever des montagnes à Vandœuvre-lès-Nancy et entraîner tout le public dans une ode à « Gourdon, Alpes-Maritimes ». J'entendais cogner son grain de folie à mes tempes : « Le matin, allez, on y va, on shoote dans les croissants ». Bref, on fait exploser la vie, on la fait déborder de toutes les coutures parce que la monotonie ressemble trop à la mort. Je me revoyais à Toul, arrivant tout juste pour le début d'un de ses concerts, et me retrouvant, estomaquée, un peu gênée, à côté du père d'un de mes élèves !! C'était ça, la magie Higelin : amener des collisions, créer des entrechocs, de l'impromptu, de l'inespéré, de l'inattendu ! Mettre du flamboyant dans tous les interstices. Et que la lumière soit. Cette nuit, je revoyais aussi, pourquoi le nier, la bouche parfois un peu mauvaise du père Guiguelin, quand il estimait que le monde autour de lui n'était qu'un morne métronome trop bien réglé qui ne tournait pas à sa guise fantaisiste. Ou bien quand il trouvait que le public n'était pas à la hauteur de ses espérances. « Ah non, pas de photos, vous me gonflez », avait-il annoncé dès les premières minutes de son concert au NJP il y a quelques années. Et il avait fait rugir sa colère plusieurs heures durant, le visage fermé, refusant de donner ce qu'habituellement il nous présentait sur un plateau d'argent : un bout de son âme. Il était comme ça : sans concession aucune, on prenait ou on laissait. J'avoue que je fus parfois un rien perturbée par ses sarcasmes. Mais cette nuit, à l'heure irrespirable de l'amer nevermore, ce qui a pris le dessus, malgré tout, c'est ce que l'ami Jacquot m'a enseigné : une façon de voir la vie et de plonger à corps perdu dans ses gros bouillons, une urgence à cueillir l'instant présent plutôt que de le reléguer aux calendes grecques. Avec lui, j'ai appris à rêver ma vie pour la vivre plus intensément. Face à un deuil irréparable, ce fut lui, Jacques, qui me remit le cœur en marche. Pendant des mois, j'écoutai en boucle le CD joint au livre En cavale, sur lequel il célébrait le vent, la joie, la vie, quoi, le bordel. Je ne le remercierai jamais assez pour tout ce que je lui dois, et qui est de l'ordre de l'impalpable et de l'incommensurable.

 

Comme le parc Montsouris doit être beau ce matin, arrosé d'azur, saturé de l'éclat si éphémère du printemps ! Comme ses arbres doivent chanter merveilleusement la beauté fugace et fragile, comme ils doivent être ébouriffés dans leurs jaunes tremblants, leurs blancs impétueux. La poésie de monsieur Guiguelin ressemblait à sa tignasse jamais rangée : elle ne se laissait pas discipliner, elle refusait tous les codes, leur préférant l'hirsute indomptable. C'était un type loufoque, « étranger aux vérités premières énoncées par des cons ». Un infatigable enchanteur qui marchait en équilibre entre les intervalles, qui y flânait avec beaucoup de grâce, quand d'autres y plantaient des panneaux moroses. Je ne sais pas encore comment je vais vivre sans toi, Jacquot. Ça fait bizarre, un printemps sans toi, et tous ces espaces désormais un peu trop grands à qui il manquera toujours l'enchantement que tu y mettais. Je te souhaite bonne route, man, et la sève fougueuse d'un éternel printemps bien mérité.