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14/11/2018

Metz, Paris, Dijon sur un "nuiteux cargo"

"Il sortit sur la terrasse et reprit possession de sa solitude". Romain GARY

Dimanche : petit matin, 5.00, heure d'automne. Retour d'une odyssée qui, géographiquement, m'a menée de Metz à Paris, puis de Paris à Dijon et, enfin, de Dijon à la case départ. Psychologiquement, visuellement, émotionnellement, ce fut bien autre chose ! Une sorte de plongée dans de vertigineux abysses, avec pour compagnons de scaphandre de sublimes passagers clandestins. Hubert, bien sûr, mais aussi Verlaine, Rimbaud, Lord Byron, Nerval, Lautréamont, Baudelaire. Ils étaient tous là, leurs spectres faisant tantôt mousser la Guiness, tantôt flamboyer des fleurs du mal au milieu de la boue.

Que devient le rêveur, en l'occurrence la rêveuse, quand le rêve est fini ? Difficile à dire. Les yeux bordés d'ombre après quelques nuits extrêmement courtes, au sommeil resserré, j'oscille entre l'enchantement et le pincement au cœur. Parce que c'est déjà fini, l'attente en compagnie de « cinglés sublimes » (des qui ont vu Thiéfaine entre 160 et 180 fois, des qui s'interdisent de boire durant les heures qui précèdent le concert afin de ne pas avoir à quitter urgemment la file où ils ont leur « place dans le trafic », etc.), déjà fini l'instant T où tout explose plusieurs heures durant (les conventions, les émotions), déjà finis tous les moments où, après chaque concert, on va rejoindre ceux qui en étaient afin de prolonger un peu la fête. On fait ça systématiquement, c'est devenu un rituel : on se connaît, on a parfois tissé des liens d'amitié. On aime être ensemble une fois les lambeaux arrivés : la fin du spectacle, je veux dire. On repousse le moment où il faudra se quitter. On est bien ensemble, groupés autour d'une même passion comme on le serait autour d'un feu de camp...

Mes impressions sur ces trois concerts ? Elles sont légion et j'ai encore du mal à les ordonner. Je vais tenter. Déjà, trois soirs de suite, ce fut pour moi un émerveillement de voir Hubert débarquer sur 22 mai. Un joli pied de nez au ramdam qui, il y a quelques mois, a fait rage autour de l'anniversaire de mai 68. Hubert, lui, n'était pas sur les barricades. Il avait mieux à faire. Pour notre plus grand bonheur à venir. Il était « déjà dans les nuages, à l'autre bout des galaxies ». 22 mai, c'est non seulement une grimace ironique envoyée à tout le tralala autour de mai 68, c'est aussi et avant tout du son, du vrai, qui vous décolle du sol. Un morceau énergique, donc, pour démarrer. Un morceau inattendu surtout. J'avais pensé à tout, sauf à cela. Et vous ? Et j'en reviens donc à ce que j'ai déjà évoqué ici, me semble-t-il : Hubert est toujours là où on ne l'attend pas, jamais là où on pense pouvoir le cueillir. Une espèce de coquelicot rebelle se refusant à tous les bouquets. Crachant sur l'emprisonnement en vase clos. La classe, quoi.

Ce n'est que le début. Les autres surprises vont pleuvoir en avalanche tout au long de chaque soirée. Bien sûr, il y a les chansons « classiques », celles auxquelles on s'attendait tout de même un peu (Lorelei, La fille du coupeur de joints, Les dingues et les paumés, Mathématiques souterraines, Alligators 427, Soleil cherche futur). Mais franchement, qui eût imaginé un seul instant entendre Maison Borniol sur scène ? Vous y aviez pensé, vous, honnêtement ? Moi pas. De même que je n'avais pas imaginé, même dans mes rêves les plus fous, que nous aurions droit à L'agence des amants de madame Müller. Parenthèse : tout de même, ce regard de dément qu'il a, Thiéfaine, pendant qu'il interprète cette chanson ! Je ne suis même pas sûre que dans ces moments-là il soit encore Hubert-Félix Thiéfaine, je crois qu'il devient une joyeuse orgie des trois, ou plutôt le personnage complètement dingue qu'il incarne. Et ce personnage est à la fois risible et glaçant. Il vous ferait presque croire que c'est vous qui êtes fou et/ou que vous avez quelque chose à vous reprocher.

Affaire Rimbaud, je ne m'y attendais pas non plus. Enfermé dans les cabinets (avec la fille mineure des 80 chasseurs), pareil. Et Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable, donc ! Quelle déflagration ! Éloge de la tristesse : celle-là non plus, je n'y avais pas pensé. « T'es pas tout seul en manque de secours » : eh bien rien que de le savoir, ça vous secourt un homme quand même. Et c'est beaucoup.

La dèche, le twist et le reste, Crépuscule-Transfert : deux titres synonymes pour moi de réminiscences à la fois vénéneuses et bienfaisantes. Je l'ai déjà dit, mais tant pis, tant pis, je vais radoter : Sarreguemines, octobre 1995. J'ai découvert Thiéfaine trois ans auparavant, c'est la première fois que je vais le voir en concert. Ma mère est là, hallucinée sans doute mais ayant la classe de n'en rien laisser paraître (à l'entrée, dans la file d'attente, on lui a proposé un whisky-Coca en lui faisant croire que c'était seulement du Coca, et elle a décliné poliment, avec le sourire, flairant l'arnaque mais faisant comme si de rien). Elle ne me dit pas à quel point toutes ces fumées qui courent dans la salle lui poncent les poumons, je ne le saurai que plus tard. Bref... La dèche, le twist et le reste est une de mes chansons préférées depuis le début, je me liquéfie presque en l'entendant dans la Salle des fêtes de Sarreguemines en ce 27 octobre 1995. Déjà, Thiéfaine a ce drôle de regard à la fois absent et perçant quand il la chante. Elle semble lui sortir tout droit des entrailles. Elle entre dans les miennes, elle me rappelle l'odeur de soufre de certaines amours malvenues, elle me raconte une histoire qui ressemble étrangement à la mienne. Même effet à 23 ans de distance. Quant à savoir pourquoi Hubert a choisi de la présenter façon publicité aux dents éclatantes et rieuses (« Mangez des ortolans plus souvent ! ») : mystère. Peut-être faut-il y voir encore un tour de force de son indéracinable ironie ! C'est en effet sacrément subtil d'introduire ainsi une chanson qui parle de la dèche (et du twist et du reste)...

Crépuscule-Transfert, disais-je aussi : encore un morceau qui me rappelle Sarreguemines. Thiéfaine le présentait alors ainsi : « À la fin du siècle dernier, mon grand-père maternel, que je n'ai malheureusement pas connu, a été précepteur à la Cour de Bosnie-Herzégovine ». Vous vous souvenez ? Autre temps : nous voilà au 21ème siècle. Autres mœurs du coup : cette chanson a été revisitée, et les musiciens la jouent en s'éloignant de la version originale. Parle-t-on de changement de tonalité dans ces cas-là ? Je n'en sais fichtrement rien (je ne suis pas musicienne, ça me gêne, ça me gêne), mais, avec un peu de chance, vous verrez ce que je veux dire ! Cette version 2018 m'a d'abord un peu déroutée. Mais, dès le deuxième concert, je l'avais adoptée comme une évidence de plus dans le répertoire de Thiéfaine.

J'ai oublié de parler de Stalag Tilt, punaise, non, pas possible ! Alors que c'est une de mes préférées (une de plus). Pour le sulfure qui s'en dégage, le côté obscur, la supplication totalement inattendue, sublime (« reviens, déconne pas, sans toi mon cas est périmé »).

Et puis aussi Exil sur planète fantôme, Hubert en merveilleux fossoyeur d'un monde à l'agonie, Critique du chapitre 3 et son terrible constat (« pour un temps d'amour tant de haine en retour »). Tout ça, tout ça, quoi. Pas une seule chanson qui grince, qui n'ait pas sa place dans ce patchwork balayant quarante ans de scène.

J'ai vécu le concert de Metz en fosse. Les deux autres dans les gradins. Conclusion : je ne suis pas faite pour rester assise pendant les concerts de Thiéfaine. Je n'aime pas l'idée de surplomber la fournaise sans pouvoir y mettre les pieds. Les gradins, cela m'évoque des charentaises fatiguées, assagies. Envoyez donc le pisse-mémé, de préférence à la camomille ! Ah que je m'en veux d'avoir voulu prendre soin de mon (presque) grand âge. Je me disais qu'après la folie des Arènes en fosse, un peu de calme serait le bienvenu. Mais bon sang que j'oublie vite les leçons des tournées précédentes ! Moi, ce que j'aime, c'est plonger tête baissée dans le volcan, me mêler à la faune sauvage qui chante faux, hurle et acclame. À Dijon, j'étais mieux placée qu'à Paris, moins loin de la scène. Mais imaginez un peu l'angoisse qui fut la mienne lorsque je découvris mes voisins : deux mômes de huit et cinq ans, je dirais !! Ils ont fini raides au bout d'une demi-heure, allongés tous les deux presque à mes pieds, et je ne bougeais les jambes qu'avec des précautions de nourrice afin de ne pas les mettre en sang ! Beaucoup de gens jetaient des regards horrifiés à la mère, sans doute indigne à leurs yeux, qui avait osé se pointer là flanquée de deux objets indésirables. Eh bien moi, je lui ai souri à cette dame, figurez-vous, parce que 1) je n'aime pas l'animosité, 2) je crois comprendre sa « démarche » : une furieuse envie de voir Hubert, et personne pour garder les gosses, impossible de les rentrer dans son ventre, alors quoi ? On y va coûte que coûte, on embarque la marmaille, quitte à ce qu'elle y laisse un bras ou une jambe. Après tout, ce n'est pas gênant : cela ne fera qu'un ou deux poètes de plus qui se vendront en pièces détachées !!! Pardon, excusez-moi, je débloque, et voilà que je me sens coupable ! « Coupable, coupable, coupable » : à Dijon, c'est ainsi qu'Hubert a fini Exercice de simple provocation, pointant du doigt les uns et les autres dans la foule. Une variante par rapport à ce que j'avais vu les deux soirs précédents. Autre variante, superbe espièglerie : dans Maison Borniol, à Dijon, il a ajouté « yogourts, acides » après « bières, cercueils, catafalques ». Et il a fait un sans faute sur Septembre rose, ce qui ne fut le cas ni à Metz, ni à Paris. Oui mais on l'aime quand même. Ses plantages font partie du spectacle. Et comment lui en vouloir quand on voit la qualité et la richesse de ses textes ? Je mets tout le monde au défi, tiens : allez-y, prenez un micro et chantez tout cela presque trois heures durant, L'ascenseur de 22h43, Exercice de simple provocation, et toutes les autres. Et surtout n'oubliez pas de me faire envoyer la liste des erreurs constatées ! Même pas besoin de micro, d'ailleurs. Que tout le monde essaie simplement dans sa salle de bain. Je me nourris depuis 26 ans de l'œuvre de Thiéfaine, et je m'embrouille régulièrement dans les paroles. Prenez La vierge au dodge, par exemple. Vous maîtrisez tous les numéros de tramways dans le bon alignement ? Eh bien pas moi. Si c'est le cas pour vous : respect.

Respect aussi, encore et toujours, devant Hubert : il nous offre sur cette mini-tournée quelque chose qui est de l'ordre du flamboiement, une espèce de synthèse de toutes les tournées précédentes. Et peut-être, qui sait, une amorce de la prochaine ? Allez, on y croit ! Il en faut au minimum encore une puisqu'il manque sur celle-ci Vendôme Gardenal SnackMaalox Texas Blues, et celle-là, et tant d'autres !