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09/11/2018

Une fin de semaine hautement thiéfainienne !

"Le silence des morts est violent quand il m'arrache à mes pensées". Hubert-Félix THIEFAINE

Ce qui est bien, quand on va voir Thiéfaine plusieurs soirs d'affilée, c'est que, durant toute une partie de la « traversée », on peut renvoyer à plus tard l'espèce de mélancolie pâteuse qui, habituellement, nous saisit dès la fin du concert. Cette semaine, la mélanco, je m'amuse à lui faire des pieds de nez, tranquillou du haut de ma presque toute-puissance. Genre « il peut pleuvoir sur les trottoirs les grands boulevards moi je m'en fiche j'ai Thiéfaine auprès de moi » !

Depuis mercredi, tout n'est que fièvre, tremblement, vertige. Cela a commencé avec une conférence de Françoise Salvan-Renucci sur un thème passionnant : la figure du maudit dans l'œuvre de Thiéfaine. La conférence en question se tenait dans la maison natale de Verlaine, à Metz. Lieu on ne peut plus approprié pour accueillir un tel événement. Car chaque intervention de Françoise en est un. Il y a d'abord la richesse des sujets auxquels elle consacre ses recherches. Ensuite, il y a sa minutie, ses analyses pointues qui ne laissent rien au hasard, absolument pas une goutte. Enfin, il y a la passion qui l'anime et qui, à mon avis, fait la différence. J'ai connu des universitaires un peu froids qui ne donnaient nullement envie de s'approcher des auteurs qu'ils évoquaient. Françoise, elle, c'est tout le contraire : elle vous ferait lire l'annuaire de A à Z s'il y avait dans ces pages le moindre pont possible avec un seul vers de Thiéfaine. Vous sortez d'une conférence de Françoise et vous n'avez même plus envie de vous regarder dans la glace : quoi, vous prétendez avoir lu beaucoup de livres ? Que dalle. Vous n'êtes qu'un ignare qui a encore tout à apprendre. Quoi, vous pensiez connaître les chansons de Thiéfaine jusque dans leurs recoins, tout cela parce que vous en êtes l'intime depuis plus de vingt ans ? Balivernes, foutaises, présomption ! Cette œuvre qui vous incendie, vous irradie depuis si longtemps, vous devez la reprendre à zéro comme un novice, vous y enfouir à nouveau à corps perdu : vous en avez négligé des pans entiers. Il est temps de vous ressaisir. C'est ainsi que je ressens les conférences de Françoise, moi : à chaque fois, c'est une plongée dans un pharamineux dédale. On y met un pied et l'on brûle soudain de s'y immerger tout entier, jusqu'à la racine des cheveux. Parce qu'elle porte en elle cette étincelle, parce qu'elle la transmet à ceux qui l'écoutent, il n'y a qu'un mot à lui dire : merci, Françoise. Je ne vous donne pas ici les détails de la conférence de mercredi : son contenu devrait être mis en ligne prochainement par Françoise elle-même. Je vous tiens au courant dès que j'en sais plus.

La conférence, c'était une mise en bouche. Avant le grand festin du lendemain. Et maintenant, le grand festin, c'était déjà hier. Ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie... Mais pied de nez au temps lui-même, tiens : je m'en fiche, ce soir, je vois encore Hubert. Et demain aussi. Na.

Donc, Thiéfaine aux Arènes de Metz, jeudi 8 novembre 2018. Remue-ménage dans mon cœur toujours prompt à s'émouvoir : cette salle, je la connais, j'y ai vu Thiéfaine en 2002. À l'époque, elle se dressait, un peu étrange, au milieu de nulle part. C'est en tout cas le souvenir que j'en avais gardé. Il n'y avait pas le musée Pompidou tout près, il n'y avait pas non plus le centre commercial Muse. Ah, ces deux-là, on ne peut pas les louper : ils sont indiqués, surindiqués, partout, et l'on finirait même par se dire que c'est un peu trop. D'autant que les Arènes, au bout d'un moment, il n'en est plus question nulle part, sur aucun panneau. Et on a beau être venu là il y a seize ans, les Arènes, on ne sait plus bien à quoi elles ressemblent. D'un seul coup, quand même, en voyant un grand complexe aux vitres ornées de personnages légèrement chloroformés s'adonnant à diverses pratiques sportives, on a comme une hésitation : ce ne serait pas là, les Arènes ? Bingo ! C'est bien ça. Il s'agit d'une salle plutôt faite pour accueillir des événements sportifs et qui, de temps en temps, par je ne sais quel extraordinaire, reçoit des artistes. Soit. J'arrive là, légèrement en sueur, la mine défaite d'avoir dû batailler ainsi sur d'improbables chemins sans autres balises que celles qui en jettent : le Muse, Pompidou. Les Arènes : que nenni. J'ai pris un billet estampillé Early. Une connerie de plus. Le principe ? On paie un supplément (de mensonge, oui) pour arriver dans la salle plus tôt que les autres, les lambdas qui n'ont pas le Early, eux (pardon pour eux : de toute façon, ils seront bien vengés quelques lignes plus loin). Je m'insère dans la file d'attente. Ils sont déjà une vingtaine, ou peut-être même une trentaine à faire la queue, en bons thiéfainiens qui n'en ont jamais leur claque de déployer toute leur patience pour parvenir au saint Graal. Si je ne m'étais pas plantée trente fois d'itinéraire (eh non, toujours pas de GPS à cette heure), j'aurais pu faire partie des bienheureux tout premiers. Ce ne fut pas le cas. Être Early ne suffit pas, encore faut-il atterrir en souplesse et à l'heure juste devant la salle. Sinon, le soi-disant privilège s'évapore en moins de deux. Une fois à l'intérieur des Arènes, quelle ne fut pas ma stupéfaction en découvrant que certains pas Early étaient passés dans les premiers rangs, me grillant en toute tranquillité (et ce n'est que justice, je n'avais qu'à être moins naïve) une priorité toute relative.

Pas grave, j'ai quand même pris ma place, pas trop mal, pour le décollage. Entourée de gens sympas, avec qui patienter jusqu'à l'embarquement fut un plaisir. Je l'ai déjà dit, et je vais donc radoter, mais tant pis : j'adore les ambiances d'avant-concert d'HFT. J'aime observer tout ce petit monde fiévreux, dont le palpitant, je le sens, je le vois, grimpe dans les tours tout autant que le mien. C'est un truc qui ne s'explique pas. Comme une ardeur sur le visage. Quelque chose qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais qui a infiniment plus de classe. Une ardeur, vous dis-je. J'observe, donc, je prends le pouls de la foule qui m'entoure, et j'essaie de papoter ici ou là. Pour savoir à qui j'ai affaire. Fans de la première heure ou venant de se raccrocher au wagon ? Admirateurs viscéraux comme moi, ou un peu plus raisonnables ? Simples visiteurs qui passaient par là, ont vu de la lumière et sont entrés pour voir ? En quelques minutes, je sais. Hier, donc, à mes côtés, des gens vraiment sympas, qui suivaient Thiéfaine depuis un paquet d'années. Qui l'avaient vu à la salle Europa, à Montigny-lès-Metz, en 1980. Alors que, ô rage, ô désespoir, je n'avais alors que sept ans et me fichais pas mal de la chanson à texte. Même si ma mère s'appliquait à m'en faire entrer dans les oreilles. Bon, j'ai une excuse pour l'arrivée tardive en Thiéfainie : ma mère n'écoutait pas Hubert. C'est moi qui le lui ai fait découvrir. Alors forcément. Bref...

Je ne peux pas parler de la première partie, assurée par Archi Deep. Je suis désolée, moi je suis archi injuste : parce que quand j'attends Thiéfaine, ce n'est pas la peine d'essayer de me brancher sur un autre secteur. Il aura beau déployer tous les efforts possibles, il ne m'émouvra pas. Je sais, c'est mal. Mais j'assume. Moi, quand j'attends Hubert, c'est presque mystique. Et je reste sourde à tout ce qui n'est pas lui. Désolée.

Comme je l'ai écrit ici, depuis quelques semaines, je me suis tenue pointilleusement à l'écart des réseaux sociaux pour ne pas avoir à subir une défloration non souhaitée. L'idée d'une ignorance virginale me tenait à cœur, particulièrement pour cette tournée qui ne pouvait que réserver des surprises. Éblouissement absolu hier, donc, lorsque Thiéfaine a fait son entrée en scène sur 22 mai. Une manière bien à lui, je pense, de dire, en cette fin d'année 2018, que les événements de 1968 n'en furent pas à ses yeux. Ses yeux, d'ailleurs, parlons-en : hallucinés, habités de fièvre et d'une étincelle un tantinet diabolique, lorsque le sieur nous interprète L'agence des amants de madame Müller. Que d'émerveillements tout au long de cette soirée ! Des « classiques » sertis dans des arrangements inattendus (L'ascenseur de 22h43, Exil sur planète fantôme, Les dingues et les paumés, et j'en oublie forcément tant l'émotion me met encore en vrac ce matin). Des inespérés : Éloge de la tristesse, Critique du chapitre 3, Un vendredi 13 à 5 heures, Exercice de simple provocation, Maison Borniol, Affaire Rimbaud, Toboggan, La dèche, le twist et le reste. Le grand retour, aussi, d'une « pauvre petite fille sans nourrice arrachée du soleil », celle-là-même qui, il y a 26 ans (ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie...), me tira par la manche pour m'ouvrir la porte d'une œuvre gigantesque. Tout un « théâtre d'harmonies », un « panorama lunaire ». Je ne m'en suis toujours pas remise. La jeune femme de 19 ans que j'étais alors, où est-elle ? Elle survit vaguement dans des profondeurs troubles qui ne me redeviennent accessibles qu'à la faveur de grandes émotions artistiques. Comme hier. C'est tout mon passé que j'ai vu défiler sous mes yeux : une nuit de septembre 1992 et la rencontre d'une décharge électrique nommée HFT qui ne devait plus me lâcher, la faune pas très catholique que je côtoyais alors (des paumés célestes), les heures passées avec mon ami Christophe, disparu si tôt, tellement trop tôt, putain, et pour qui Thiéfaine et Rimbaud n'étaient que les deux faces pareillement électriques d'une même pièce d'or. Mon premier concert d'HFT, avec ma mère, disparue tellement trop tôt elle aussi. La playlist d'hier m'a rappelé étrangement celle de la tournée de 1995. Quand Hubert est apparu avec son haut-de-forme et sa veste queue-de-pie pour nous livrer une version absolument magistrale de Maison Borniol, je me suis téléportée par la pensée en un autre temps et en un autre lieu : 27 octobre 1995, salle des fêtes de Sarreguemines. Le chapeau et la veste faisaient partie du spectacle. Ma mère était là, si fragile et je ne le savais pas, un peu estomaquée de voir sa fille se mêler à une foule de drôles d'allumés qui clopaient, jointaient, picolaient. Je lui avais vendu le concert de la manière suivante pour qu'elle m'y emmène (j'avais le permis, mais pas de voiture), consciente de ne pas être tout à fait raccord avec l'absolue vérité (disons que je n'évoquai que ce qui me paraissait de taille à faire fléchir ma mère, et passai sous silence La fille du coupeur de joints, et bien d'autres chansons encore, serrant un peu les fesses ensuite quand Thiéfaine les interpréta toutes, sans exception : les sulfureuses, les un peu crues, les politiquement incorrectes. J'espérais secrètement que ma mère nous ferait une soudaine crise de surdité en plein milieu du concert parce que quand même, quoi). Bref... Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, pour convaincre ma mère, j'avais présenté les choses ainsi : « Maman, tu verras, c'est formidable, ce mec-là parle des grands poètes que j'aime, et ce qu'il écrit lui-même, c'est de la poésie aussi ». Elle avait dit oui, mais je la sentais un peu sceptique dès le départ. Elle qui, dans tout le répertoire d'HFT, n'aimait que Je t'en remets au vent, elle s'était pris ce soir-là un rock assez violent dans les oreilles et des émanations étranges de marijuana dans ses poumons d'asthmatique. Sur le chemin du retour, elle m'avait dit deux choses. La première, c'est qu'elle n'avait pas remarqué qu'il était tant que ça question de grands poètes dans les chansons d'Hubert. La deuxième, c'est que même si elle n'avait jamais fumé un seul pétard de sa vie, au moins, elle savait désormais quel effet ça faisait ! C'est qu'elle ne manquait pas d'humour, ma mère.

 

Je reviens au concert d'hier. C'te claque, purée, c'te claque ! Des musiciens au poil, complices, chacun ne faisant qu'un avec le grand art qui est le sien. Le beau sourire et les gestes aériens de Maëva Le Berre, son archet comme une grâce venue d'ailleurs, la puissance d'Alice Botté, la folie de Yan Péchin, la mesure de Christopher Board et de Marc Perrier, la fougue de Lucas, et zut, j'ai oublié les noms des autres, qui ne méritent pas cette négligence. Et je ne retrouve pas la liste sur Internet. Aidez-moi si vous voulez bien. Toutes ces personnalités différentes, allant de la plutôt introvertie à l'exubérante, cela vous donne un cocktail bougrement fabuleux. On en redemande. Et ça tombe bien : ce soir, ce sera possible pour moi. Et demain encore. La suite dans les jours qui viennent, donc. Je vais me préparer avant de partir pour Paris. Idéalement, il faudrait que je défroisse un peu ma mine de papier mâché. Mais je crois que ce ne sera pas jouable (toujours ce temps qui passe et qui nous broie...). Tant pis, j'aurai « une gueule à briser les miroirs » durant toute la traversée enchantée. C'est trop d'émotions aussi, que voulez-vous ? On ne peut pas vivre à 240 et passer des nuits pépères, jolis rêves en pantoufles et compagnie, le séisme nous poursuit forcément jusqu'en nos draps, c'est comme ça, c'est tout. Idéalement encore, il faudrait que je remette en ordre mon cœur, tellement surchargé de sentiments contradictoires : cette tournée qui en rappelle tant d'autres, ça vous met dans de tels états, ouah ! Là encore, pas possible de faire place nette en moi pour ce soir, je pars chamboulée d'avance. Et ce n'est peut-être pas si mal.