17/11/2018
Metz, Paris, Dijon : encore quelques bricoles !
"Le réel quelquefois désaltère l'espérance. C'est pourquoi, contre toute attente, l'espérance survit". René CHAR
Des « cinglés sublimes », à l'allure un peu hirsute. Arborant des tee-shirts souvent fatigués : il y a ceux qui ont opté pour le corbeau, d'autres pour des trucs renvoyant à des époques plus lointaines. « Thiéfaine 20 ans de scène », ai-je pu lire sur le dos d'un monsieur à Bercy. Une manière de dire : « J'y étais déjà », sans doute, et d'ériger une passerelle entre deux époques. C'est que le public d'Hubert a la fidélité chevillée au corps ! J'en suis moi aussi la preuve vivante ! Désolée de me citer en exemple, mais c'est quand même un peu vrai. Premier concert en 1995, addiction avérée dès les débuts. Bilan des courses : je crois qu'au total, j'ai dû voir Hubert 46 fois sur scène ! Parfois, quand je raconte cela en des cercles non initiés, on me regarde avec des yeux tout ronds, presque une certaine gêne, comme si on avait affaire à une détraquée qui s'ignorerait. C'est pourquoi je me sens si bien avec les autres furieux de mon espèce : ils me réconcilient avec ma folie, ils me donneraient presque à penser que les barges, ce sont ceux qui se tiennent à l'écart de ce grand cirque lumineux !
Et puis, je l'ai déjà dit : j'adore zoner dans les espaces où se donnent à voir les signes avant-coureurs des concerts. On y croise une faune presque affolée, bouillonnant d'électricité. Faisant la queue des heures durant, narguant les possibles intempéries. Sur les visages, on lit divers sentiments : la peur de ne pas être bien placé(e), l'impatience, l'ébullition. On est entre la fébrilité et le recueillement !
Point de vue rencontres, les trois concerts auxquels j'ai assisté la semaine dernière ont été intenses. Je pense notamment à un certain Philippe, arpentant la France depuis des années au rythme des tournées d'Hubert. C'est lui qui l'a vu entre 160 et 180 fois. Moi qui pensais être plutôt bien située sur l'échelle de la démesure, je n'ai plus qu'à m'incliner. Je suis une misérable petite joueuse. C'est dans ces moments-là (et dans ces moments-là seulement) que me saisit à la gorge le regret de ne pas être née dix ou quinze ans plus tôt !
Mon concert préféré sur les trois ? Celui de Metz. Essentiellement pour l'émerveillement de la découverte. Cette playlist, bon sang, je n'en reviens toujours pas ! Elle était tellement formidable qu'elle m'a fait oublier l'absence de Vendôme Gardenal Snack et de Maalox Texas Blues (que j'attendais un peu quand même, mais je ne désespère pas : il y aura d'autres tournées !). Au bout du compte, quand on fait le bilan, les surprises ont été telles qu'elles ont balayé les omissions. De toute façon, pour contenter tout le monde, il aurait fallu au bas mot huit heures de concert, je pense !
Le public ? J'avais trouvé celui de Metz un peu mollasson, mais finalement, il s'en est relativement bien tiré. Je n'ai pas trouvé que cela s'échauffait davantage à Paris et à Dijon. Mais je reconnais que ma perception peut avoir été faussée par ma place côté charentaises !
Et vous, vos impressions suite à cette mini-tournée ? Qui a fait les dates de cette semaine ? Y a-t-il quelqu'un qui assiste au concert de ce soir et/ou à celui de demain ?
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14/11/2018
Metz, Paris, Dijon sur un "nuiteux cargo"
"Il sortit sur la terrasse et reprit possession de sa solitude". Romain GARY
Dimanche : petit matin, 5.00, heure d'automne. Retour d'une odyssée qui, géographiquement, m'a menée de Metz à Paris, puis de Paris à Dijon et, enfin, de Dijon à la case départ. Psychologiquement, visuellement, émotionnellement, ce fut bien autre chose ! Une sorte de plongée dans de vertigineux abysses, avec pour compagnons de scaphandre de sublimes passagers clandestins. Hubert, bien sûr, mais aussi Verlaine, Rimbaud, Lord Byron, Nerval, Lautréamont, Baudelaire. Ils étaient tous là, leurs spectres faisant tantôt mousser la Guiness, tantôt flamboyer des fleurs du mal au milieu de la boue.
Que devient le rêveur, en l'occurrence la rêveuse, quand le rêve est fini ? Difficile à dire. Les yeux bordés d'ombre après quelques nuits extrêmement courtes, au sommeil resserré, j'oscille entre l'enchantement et le pincement au cœur. Parce que c'est déjà fini, l'attente en compagnie de « cinglés sublimes » (des qui ont vu Thiéfaine entre 160 et 180 fois, des qui s'interdisent de boire durant les heures qui précèdent le concert afin de ne pas avoir à quitter urgemment la file où ils ont leur « place dans le trafic », etc.), déjà fini l'instant T où tout explose plusieurs heures durant (les conventions, les émotions), déjà finis tous les moments où, après chaque concert, on va rejoindre ceux qui en étaient afin de prolonger un peu la fête. On fait ça systématiquement, c'est devenu un rituel : on se connaît, on a parfois tissé des liens d'amitié. On aime être ensemble une fois les lambeaux arrivés : la fin du spectacle, je veux dire. On repousse le moment où il faudra se quitter. On est bien ensemble, groupés autour d'une même passion comme on le serait autour d'un feu de camp...
Mes impressions sur ces trois concerts ? Elles sont légion et j'ai encore du mal à les ordonner. Je vais tenter. Déjà, trois soirs de suite, ce fut pour moi un émerveillement de voir Hubert débarquer sur 22 mai. Un joli pied de nez au ramdam qui, il y a quelques mois, a fait rage autour de l'anniversaire de mai 68. Hubert, lui, n'était pas sur les barricades. Il avait mieux à faire. Pour notre plus grand bonheur à venir. Il était « déjà dans les nuages, à l'autre bout des galaxies ». 22 mai, c'est non seulement une grimace ironique envoyée à tout le tralala autour de mai 68, c'est aussi et avant tout du son, du vrai, qui vous décolle du sol. Un morceau énergique, donc, pour démarrer. Un morceau inattendu surtout. J'avais pensé à tout, sauf à cela. Et vous ? Et j'en reviens donc à ce que j'ai déjà évoqué ici, me semble-t-il : Hubert est toujours là où on ne l'attend pas, jamais là où on pense pouvoir le cueillir. Une espèce de coquelicot rebelle se refusant à tous les bouquets. Crachant sur l'emprisonnement en vase clos. La classe, quoi.
Ce n'est que le début. Les autres surprises vont pleuvoir en avalanche tout au long de chaque soirée. Bien sûr, il y a les chansons « classiques », celles auxquelles on s'attendait tout de même un peu (Lorelei, La fille du coupeur de joints, Les dingues et les paumés, Mathématiques souterraines, Alligators 427, Soleil cherche futur). Mais franchement, qui eût imaginé un seul instant entendre Maison Borniol sur scène ? Vous y aviez pensé, vous, honnêtement ? Moi pas. De même que je n'avais pas imaginé, même dans mes rêves les plus fous, que nous aurions droit à L'agence des amants de madame Müller. Parenthèse : tout de même, ce regard de dément qu'il a, Thiéfaine, pendant qu'il interprète cette chanson ! Je ne suis même pas sûre que dans ces moments-là il soit encore Hubert-Félix Thiéfaine, je crois qu'il devient une joyeuse orgie des trois, ou plutôt le personnage complètement dingue qu'il incarne. Et ce personnage est à la fois risible et glaçant. Il vous ferait presque croire que c'est vous qui êtes fou et/ou que vous avez quelque chose à vous reprocher.
Affaire Rimbaud, je ne m'y attendais pas non plus. Enfermé dans les cabinets (avec la fille mineure des 80 chasseurs), pareil. Et Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable, donc ! Quelle déflagration ! Éloge de la tristesse : celle-là non plus, je n'y avais pas pensé. « T'es pas tout seul en manque de secours » : eh bien rien que de le savoir, ça vous secourt un homme quand même. Et c'est beaucoup.
La dèche, le twist et le reste, Crépuscule-Transfert : deux titres synonymes pour moi de réminiscences à la fois vénéneuses et bienfaisantes. Je l'ai déjà dit, mais tant pis, tant pis, je vais radoter : Sarreguemines, octobre 1995. J'ai découvert Thiéfaine trois ans auparavant, c'est la première fois que je vais le voir en concert. Ma mère est là, hallucinée sans doute mais ayant la classe de n'en rien laisser paraître (à l'entrée, dans la file d'attente, on lui a proposé un whisky-Coca en lui faisant croire que c'était seulement du Coca, et elle a décliné poliment, avec le sourire, flairant l'arnaque mais faisant comme si de rien). Elle ne me dit pas à quel point toutes ces fumées qui courent dans la salle lui poncent les poumons, je ne le saurai que plus tard. Bref... La dèche, le twist et le reste est une de mes chansons préférées depuis le début, je me liquéfie presque en l'entendant dans la Salle des fêtes de Sarreguemines en ce 27 octobre 1995. Déjà, Thiéfaine a ce drôle de regard à la fois absent et perçant quand il la chante. Elle semble lui sortir tout droit des entrailles. Elle entre dans les miennes, elle me rappelle l'odeur de soufre de certaines amours malvenues, elle me raconte une histoire qui ressemble étrangement à la mienne. Même effet à 23 ans de distance. Quant à savoir pourquoi Hubert a choisi de la présenter façon publicité aux dents éclatantes et rieuses (« Mangez des ortolans plus souvent ! ») : mystère. Peut-être faut-il y voir encore un tour de force de son indéracinable ironie ! C'est en effet sacrément subtil d'introduire ainsi une chanson qui parle de la dèche (et du twist et du reste)...
Crépuscule-Transfert, disais-je aussi : encore un morceau qui me rappelle Sarreguemines. Thiéfaine le présentait alors ainsi : « À la fin du siècle dernier, mon grand-père maternel, que je n'ai malheureusement pas connu, a été précepteur à la Cour de Bosnie-Herzégovine ». Vous vous souvenez ? Autre temps : nous voilà au 21ème siècle. Autres mœurs du coup : cette chanson a été revisitée, et les musiciens la jouent en s'éloignant de la version originale. Parle-t-on de changement de tonalité dans ces cas-là ? Je n'en sais fichtrement rien (je ne suis pas musicienne, ça me gêne, ça me gêne), mais, avec un peu de chance, vous verrez ce que je veux dire ! Cette version 2018 m'a d'abord un peu déroutée. Mais, dès le deuxième concert, je l'avais adoptée comme une évidence de plus dans le répertoire de Thiéfaine.
J'ai oublié de parler de Stalag Tilt, punaise, non, pas possible ! Alors que c'est une de mes préférées (une de plus). Pour le sulfure qui s'en dégage, le côté obscur, la supplication totalement inattendue, sublime (« reviens, déconne pas, sans toi mon cas est périmé »).
Et puis aussi Exil sur planète fantôme, Hubert en merveilleux fossoyeur d'un monde à l'agonie, Critique du chapitre 3 et son terrible constat (« pour un temps d'amour tant de haine en retour »). Tout ça, tout ça, quoi. Pas une seule chanson qui grince, qui n'ait pas sa place dans ce patchwork balayant quarante ans de scène.
J'ai vécu le concert de Metz en fosse. Les deux autres dans les gradins. Conclusion : je ne suis pas faite pour rester assise pendant les concerts de Thiéfaine. Je n'aime pas l'idée de surplomber la fournaise sans pouvoir y mettre les pieds. Les gradins, cela m'évoque des charentaises fatiguées, assagies. Envoyez donc le pisse-mémé, de préférence à la camomille ! Ah que je m'en veux d'avoir voulu prendre soin de mon (presque) grand âge. Je me disais qu'après la folie des Arènes en fosse, un peu de calme serait le bienvenu. Mais bon sang que j'oublie vite les leçons des tournées précédentes ! Moi, ce que j'aime, c'est plonger tête baissée dans le volcan, me mêler à la faune sauvage qui chante faux, hurle et acclame. À Dijon, j'étais mieux placée qu'à Paris, moins loin de la scène. Mais imaginez un peu l'angoisse qui fut la mienne lorsque je découvris mes voisins : deux mômes de huit et cinq ans, je dirais !! Ils ont fini raides au bout d'une demi-heure, allongés tous les deux presque à mes pieds, et je ne bougeais les jambes qu'avec des précautions de nourrice afin de ne pas les mettre en sang ! Beaucoup de gens jetaient des regards horrifiés à la mère, sans doute indigne à leurs yeux, qui avait osé se pointer là flanquée de deux objets indésirables. Eh bien moi, je lui ai souri à cette dame, figurez-vous, parce que 1) je n'aime pas l'animosité, 2) je crois comprendre sa « démarche » : une furieuse envie de voir Hubert, et personne pour garder les gosses, impossible de les rentrer dans son ventre, alors quoi ? On y va coûte que coûte, on embarque la marmaille, quitte à ce qu'elle y laisse un bras ou une jambe. Après tout, ce n'est pas gênant : cela ne fera qu'un ou deux poètes de plus qui se vendront en pièces détachées !!! Pardon, excusez-moi, je débloque, et voilà que je me sens coupable ! « Coupable, coupable, coupable » : à Dijon, c'est ainsi qu'Hubert a fini Exercice de simple provocation, pointant du doigt les uns et les autres dans la foule. Une variante par rapport à ce que j'avais vu les deux soirs précédents. Autre variante, superbe espièglerie : dans Maison Borniol, à Dijon, il a ajouté « yogourts, acides » après « bières, cercueils, catafalques ». Et il a fait un sans faute sur Septembre rose, ce qui ne fut le cas ni à Metz, ni à Paris. Oui mais on l'aime quand même. Ses plantages font partie du spectacle. Et comment lui en vouloir quand on voit la qualité et la richesse de ses textes ? Je mets tout le monde au défi, tiens : allez-y, prenez un micro et chantez tout cela presque trois heures durant, L'ascenseur de 22h43, Exercice de simple provocation, et toutes les autres. Et surtout n'oubliez pas de me faire envoyer la liste des erreurs constatées ! Même pas besoin de micro, d'ailleurs. Que tout le monde essaie simplement dans sa salle de bain. Je me nourris depuis 26 ans de l'œuvre de Thiéfaine, et je m'embrouille régulièrement dans les paroles. Prenez La vierge au dodge, par exemple. Vous maîtrisez tous les numéros de tramways dans le bon alignement ? Eh bien pas moi. Si c'est le cas pour vous : respect.
Respect aussi, encore et toujours, devant Hubert : il nous offre sur cette mini-tournée quelque chose qui est de l'ordre du flamboiement, une espèce de synthèse de toutes les tournées précédentes. Et peut-être, qui sait, une amorce de la prochaine ? Allez, on y croit ! Il en faut au minimum encore une puisqu'il manque sur celle-ci Vendôme Gardenal Snack, Maalox Texas Blues, et celle-là, et tant d'autres !
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09/11/2018
Une fin de semaine hautement thiéfainienne !
"Le silence des morts est violent quand il m'arrache à mes pensées". Hubert-Félix THIEFAINE
Ce qui est bien, quand on va voir Thiéfaine plusieurs soirs d'affilée, c'est que, durant toute une partie de la « traversée », on peut renvoyer à plus tard l'espèce de mélancolie pâteuse qui, habituellement, nous saisit dès la fin du concert. Cette semaine, la mélanco, je m'amuse à lui faire des pieds de nez, tranquillou du haut de ma presque toute-puissance. Genre « il peut pleuvoir sur les trottoirs les grands boulevards moi je m'en fiche j'ai Thiéfaine auprès de moi » !
Depuis mercredi, tout n'est que fièvre, tremblement, vertige. Cela a commencé avec une conférence de Françoise Salvan-Renucci sur un thème passionnant : la figure du maudit dans l'œuvre de Thiéfaine. La conférence en question se tenait dans la maison natale de Verlaine, à Metz. Lieu on ne peut plus approprié pour accueillir un tel événement. Car chaque intervention de Françoise en est un. Il y a d'abord la richesse des sujets auxquels elle consacre ses recherches. Ensuite, il y a sa minutie, ses analyses pointues qui ne laissent rien au hasard, absolument pas une goutte. Enfin, il y a la passion qui l'anime et qui, à mon avis, fait la différence. J'ai connu des universitaires un peu froids qui ne donnaient nullement envie de s'approcher des auteurs qu'ils évoquaient. Françoise, elle, c'est tout le contraire : elle vous ferait lire l'annuaire de A à Z s'il y avait dans ces pages le moindre pont possible avec un seul vers de Thiéfaine. Vous sortez d'une conférence de Françoise et vous n'avez même plus envie de vous regarder dans la glace : quoi, vous prétendez avoir lu beaucoup de livres ? Que dalle. Vous n'êtes qu'un ignare qui a encore tout à apprendre. Quoi, vous pensiez connaître les chansons de Thiéfaine jusque dans leurs recoins, tout cela parce que vous en êtes l'intime depuis plus de vingt ans ? Balivernes, foutaises, présomption ! Cette œuvre qui vous incendie, vous irradie depuis si longtemps, vous devez la reprendre à zéro comme un novice, vous y enfouir à nouveau à corps perdu : vous en avez négligé des pans entiers. Il est temps de vous ressaisir. C'est ainsi que je ressens les conférences de Françoise, moi : à chaque fois, c'est une plongée dans un pharamineux dédale. On y met un pied et l'on brûle soudain de s'y immerger tout entier, jusqu'à la racine des cheveux. Parce qu'elle porte en elle cette étincelle, parce qu'elle la transmet à ceux qui l'écoutent, il n'y a qu'un mot à lui dire : merci, Françoise. Je ne vous donne pas ici les détails de la conférence de mercredi : son contenu devrait être mis en ligne prochainement par Françoise elle-même. Je vous tiens au courant dès que j'en sais plus.
La conférence, c'était une mise en bouche. Avant le grand festin du lendemain. Et maintenant, le grand festin, c'était déjà hier. Ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie... Mais pied de nez au temps lui-même, tiens : je m'en fiche, ce soir, je vois encore Hubert. Et demain aussi. Na.
Donc, Thiéfaine aux Arènes de Metz, jeudi 8 novembre 2018. Remue-ménage dans mon cœur toujours prompt à s'émouvoir : cette salle, je la connais, j'y ai vu Thiéfaine en 2002. À l'époque, elle se dressait, un peu étrange, au milieu de nulle part. C'est en tout cas le souvenir que j'en avais gardé. Il n'y avait pas le musée Pompidou tout près, il n'y avait pas non plus le centre commercial Muse. Ah, ces deux-là, on ne peut pas les louper : ils sont indiqués, surindiqués, partout, et l'on finirait même par se dire que c'est un peu trop. D'autant que les Arènes, au bout d'un moment, il n'en est plus question nulle part, sur aucun panneau. Et on a beau être venu là il y a seize ans, les Arènes, on ne sait plus bien à quoi elles ressemblent. D'un seul coup, quand même, en voyant un grand complexe aux vitres ornées de personnages légèrement chloroformés s'adonnant à diverses pratiques sportives, on a comme une hésitation : ce ne serait pas là, les Arènes ? Bingo ! C'est bien ça. Il s'agit d'une salle plutôt faite pour accueillir des événements sportifs et qui, de temps en temps, par je ne sais quel extraordinaire, reçoit des artistes. Soit. J'arrive là, légèrement en sueur, la mine défaite d'avoir dû batailler ainsi sur d'improbables chemins sans autres balises que celles qui en jettent : le Muse, Pompidou. Les Arènes : que nenni. J'ai pris un billet estampillé Early. Une connerie de plus. Le principe ? On paie un supplément (de mensonge, oui) pour arriver dans la salle plus tôt que les autres, les lambdas qui n'ont pas le Early, eux (pardon pour eux : de toute façon, ils seront bien vengés quelques lignes plus loin). Je m'insère dans la file d'attente. Ils sont déjà une vingtaine, ou peut-être même une trentaine à faire la queue, en bons thiéfainiens qui n'en ont jamais leur claque de déployer toute leur patience pour parvenir au saint Graal. Si je ne m'étais pas plantée trente fois d'itinéraire (eh non, toujours pas de GPS à cette heure), j'aurais pu faire partie des bienheureux tout premiers. Ce ne fut pas le cas. Être Early ne suffit pas, encore faut-il atterrir en souplesse et à l'heure juste devant la salle. Sinon, le soi-disant privilège s'évapore en moins de deux. Une fois à l'intérieur des Arènes, quelle ne fut pas ma stupéfaction en découvrant que certains pas Early étaient passés dans les premiers rangs, me grillant en toute tranquillité (et ce n'est que justice, je n'avais qu'à être moins naïve) une priorité toute relative.
Pas grave, j'ai quand même pris ma place, pas trop mal, pour le décollage. Entourée de gens sympas, avec qui patienter jusqu'à l'embarquement fut un plaisir. Je l'ai déjà dit, et je vais donc radoter, mais tant pis : j'adore les ambiances d'avant-concert d'HFT. J'aime observer tout ce petit monde fiévreux, dont le palpitant, je le sens, je le vois, grimpe dans les tours tout autant que le mien. C'est un truc qui ne s'explique pas. Comme une ardeur sur le visage. Quelque chose qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais qui a infiniment plus de classe. Une ardeur, vous dis-je. J'observe, donc, je prends le pouls de la foule qui m'entoure, et j'essaie de papoter ici ou là. Pour savoir à qui j'ai affaire. Fans de la première heure ou venant de se raccrocher au wagon ? Admirateurs viscéraux comme moi, ou un peu plus raisonnables ? Simples visiteurs qui passaient par là, ont vu de la lumière et sont entrés pour voir ? En quelques minutes, je sais. Hier, donc, à mes côtés, des gens vraiment sympas, qui suivaient Thiéfaine depuis un paquet d'années. Qui l'avaient vu à la salle Europa, à Montigny-lès-Metz, en 1980. Alors que, ô rage, ô désespoir, je n'avais alors que sept ans et me fichais pas mal de la chanson à texte. Même si ma mère s'appliquait à m'en faire entrer dans les oreilles. Bon, j'ai une excuse pour l'arrivée tardive en Thiéfainie : ma mère n'écoutait pas Hubert. C'est moi qui le lui ai fait découvrir. Alors forcément. Bref...
Je ne peux pas parler de la première partie, assurée par Archi Deep. Je suis désolée, moi je suis archi injuste : parce que quand j'attends Thiéfaine, ce n'est pas la peine d'essayer de me brancher sur un autre secteur. Il aura beau déployer tous les efforts possibles, il ne m'émouvra pas. Je sais, c'est mal. Mais j'assume. Moi, quand j'attends Hubert, c'est presque mystique. Et je reste sourde à tout ce qui n'est pas lui. Désolée.
Comme je l'ai écrit ici, depuis quelques semaines, je me suis tenue pointilleusement à l'écart des réseaux sociaux pour ne pas avoir à subir une défloration non souhaitée. L'idée d'une ignorance virginale me tenait à cœur, particulièrement pour cette tournée qui ne pouvait que réserver des surprises. Éblouissement absolu hier, donc, lorsque Thiéfaine a fait son entrée en scène sur 22 mai. Une manière bien à lui, je pense, de dire, en cette fin d'année 2018, que les événements de 1968 n'en furent pas à ses yeux. Ses yeux, d'ailleurs, parlons-en : hallucinés, habités de fièvre et d'une étincelle un tantinet diabolique, lorsque le sieur nous interprète L'agence des amants de madame Müller. Que d'émerveillements tout au long de cette soirée ! Des « classiques » sertis dans des arrangements inattendus (L'ascenseur de 22h43, Exil sur planète fantôme, Les dingues et les paumés, et j'en oublie forcément tant l'émotion me met encore en vrac ce matin). Des inespérés : Éloge de la tristesse, Critique du chapitre 3, Un vendredi 13 à 5 heures, Exercice de simple provocation, Maison Borniol, Affaire Rimbaud, Toboggan, La dèche, le twist et le reste. Le grand retour, aussi, d'une « pauvre petite fille sans nourrice arrachée du soleil », celle-là-même qui, il y a 26 ans (ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie...), me tira par la manche pour m'ouvrir la porte d'une œuvre gigantesque. Tout un « théâtre d'harmonies », un « panorama lunaire ». Je ne m'en suis toujours pas remise. La jeune femme de 19 ans que j'étais alors, où est-elle ? Elle survit vaguement dans des profondeurs troubles qui ne me redeviennent accessibles qu'à la faveur de grandes émotions artistiques. Comme hier. C'est tout mon passé que j'ai vu défiler sous mes yeux : une nuit de septembre 1992 et la rencontre d'une décharge électrique nommée HFT qui ne devait plus me lâcher, la faune pas très catholique que je côtoyais alors (des paumés célestes), les heures passées avec mon ami Christophe, disparu si tôt, tellement trop tôt, putain, et pour qui Thiéfaine et Rimbaud n'étaient que les deux faces pareillement électriques d'une même pièce d'or. Mon premier concert d'HFT, avec ma mère, disparue tellement trop tôt elle aussi. La playlist d'hier m'a rappelé étrangement celle de la tournée de 1995. Quand Hubert est apparu avec son haut-de-forme et sa veste queue-de-pie pour nous livrer une version absolument magistrale de Maison Borniol, je me suis téléportée par la pensée en un autre temps et en un autre lieu : 27 octobre 1995, salle des fêtes de Sarreguemines. Le chapeau et la veste faisaient partie du spectacle. Ma mère était là, si fragile et je ne le savais pas, un peu estomaquée de voir sa fille se mêler à une foule de drôles d'allumés qui clopaient, jointaient, picolaient. Je lui avais vendu le concert de la manière suivante pour qu'elle m'y emmène (j'avais le permis, mais pas de voiture), consciente de ne pas être tout à fait raccord avec l'absolue vérité (disons que je n'évoquai que ce qui me paraissait de taille à faire fléchir ma mère, et passai sous silence La fille du coupeur de joints, et bien d'autres chansons encore, serrant un peu les fesses ensuite quand Thiéfaine les interpréta toutes, sans exception : les sulfureuses, les un peu crues, les politiquement incorrectes. J'espérais secrètement que ma mère nous ferait une soudaine crise de surdité en plein milieu du concert parce que quand même, quoi). Bref... Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, pour convaincre ma mère, j'avais présenté les choses ainsi : « Maman, tu verras, c'est formidable, ce mec-là parle des grands poètes que j'aime, et ce qu'il écrit lui-même, c'est de la poésie aussi ». Elle avait dit oui, mais je la sentais un peu sceptique dès le départ. Elle qui, dans tout le répertoire d'HFT, n'aimait que Je t'en remets au vent, elle s'était pris ce soir-là un rock assez violent dans les oreilles et des émanations étranges de marijuana dans ses poumons d'asthmatique. Sur le chemin du retour, elle m'avait dit deux choses. La première, c'est qu'elle n'avait pas remarqué qu'il était tant que ça question de grands poètes dans les chansons d'Hubert. La deuxième, c'est que même si elle n'avait jamais fumé un seul pétard de sa vie, au moins, elle savait désormais quel effet ça faisait ! C'est qu'elle ne manquait pas d'humour, ma mère.
Je reviens au concert d'hier. C'te claque, purée, c'te claque ! Des musiciens au poil, complices, chacun ne faisant qu'un avec le grand art qui est le sien. Le beau sourire et les gestes aériens de Maëva Le Berre, son archet comme une grâce venue d'ailleurs, la puissance d'Alice Botté, la folie de Yan Péchin, la mesure de Christopher Board et de Marc Perrier, la fougue de Lucas, et zut, j'ai oublié les noms des autres, qui ne méritent pas cette négligence. Et je ne retrouve pas la liste sur Internet. Aidez-moi si vous voulez bien. Toutes ces personnalités différentes, allant de la plutôt introvertie à l'exubérante, cela vous donne un cocktail bougrement fabuleux. On en redemande. Et ça tombe bien : ce soir, ce sera possible pour moi. Et demain encore. La suite dans les jours qui viennent, donc. Je vais me préparer avant de partir pour Paris. Idéalement, il faudrait que je défroisse un peu ma mine de papier mâché. Mais je crois que ce ne sera pas jouable (toujours ce temps qui passe et qui nous broie...). Tant pis, j'aurai « une gueule à briser les miroirs » durant toute la traversée enchantée. C'est trop d'émotions aussi, que voulez-vous ? On ne peut pas vivre à 240 et passer des nuits pépères, jolis rêves en pantoufles et compagnie, le séisme nous poursuit forcément jusqu'en nos draps, c'est comme ça, c'est tout. Idéalement encore, il faudrait que je remette en ordre mon cœur, tellement surchargé de sentiments contradictoires : cette tournée qui en rappelle tant d'autres, ça vous met dans de tels états, ouah ! Là encore, pas possible de faire place nette en moi pour ce soir, je pars chamboulée d'avance. Et ce n'est peut-être pas si mal.
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