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07/12/2018

Je me souviens...

"On me conseille un remontant, comme à une pendule. C'est d'un remonte-temps que j'aurais besoin". Claude ROY

 

 

Écouter « le souffle de l'instant et l'accélération du temps ». Se dire : « quatre semaines, déjà » et devenir, comme l'écrivait Prévert, une « machine à déplorer le temps ». Que reste-t-il de l'embrasement vécu il y a un mois ? À défaut d'exiger l'immortalité (puisque de toute façon nous ne l'obtiendrons pas), soufflons un peu sur les braises pour les faire rougir encore dans l'âtre. Si nous laissons nos souvenirs en plan, ils nous planteront eux aussi, et ne seront bientôt plus qu'une « vieille tache d'hémoglobine ». D'où le caractère précieux, urgent, de l'écriture. Ce serait comme un grand dédale dans lequel on se retrouverait. Je me suis longtemps demandé pourquoi, sacré nom de nom, je n'arrivais pas à écrire des romans. La réponse est évidente : c'est ce que je vis qui alimente mon écriture. Et non ce que je pourrais aller chercher dans une imagination qui, de toute façon, s'avère bien maigrelette. Les concerts de Thiéfaine, c'est du vécu puissance mille, ça fait danser l'aiguille sur le radar (ce n'est pas vous qui me contredirez, je crois), et c'est cela qui donne l'incandescence souhaitée à la forge de l'écriture. Pour moi en tout cas.

À la manière de Georges Perec, je me souviens. Je me souviens de l'émerveillement de la découverte, le jeudi 8 novembre de cette année. En quittant la maison, je n'avais pour toute richesse que ma folie, celle-là même qui, sans doute, m'a toujours sauvée et m'a empêchée d'être folle. Je n'avais plus quarante-cinq ans, mais moins, beaucoup moins, même si physiquement, cela ne se voyait pas. C'est ailleurs que se situe la jeunesse, n'est-ce pas, ou ce qu'il en reste. Ou ce que naïvement, on croit qu'il en reste, champions ès chimères que nous sommes tous à plus ou moins grande échelle. Moi, ma chimère, c'est ça : à chaque concert de Thiéfaine, je suis certaine de rajeunir. Et même d'être encore cette adolescente que tant de rêves faisaient frémir. En vrac, dans les rêves, il y avait la certitude de vivre mieux, plus fort, plus beau que mes parents, la conviction que j'avais d'immenses choses à découvrir et qu'elles m'attendaient quelque part en bons toutous dociles que je pourrais caresser tout mon soûl le moment venu. Et tant d'autres illusions pitoyables, du même stupide acabit. Bref, à chaque concert de Thiéfaine, une part de cette jeune fille tend une main secourable à l'adulte que je suis devenue. Et cela fait chaud, et cela fait tendresse dans un monde de brutes !

Je me souviens des beaux visages aperçus avant les concerts. Les rides devenaient soleils, les blessures trois fois rien. Je me souviens des ferveurs observées pendant les concerts. Il y avait dans la foule, à Paris comme à Metz et tout autant qu'à Dijon, des cœurs ouverts à tous les vents. C'est presque de l'ordre du mystique, je vous dis. Je me souviens des après : après le concert, après le merveilleux ouragan. À Metz, des visages encore éblouissants parce que de toute façon, on était nombreux à remettre cela le lendemain. À Paris, idem, même presque arrogance : on s'en foutait, même pas peur puisqu'on replongeait le lendemain soir à Dijon. Ben ouais quoi ! L'après-Dijon, en revanche, ça sentait quand même le moins bien. Même si on était encore fabuleusement bousculé par ce qui venait de se produire, même si on en avait plein les yeux et les oreilles et que cela coulait encore en perfusion et à profusion comme un doux nectar jusqu'au cœur.

Que reste-t-il maintenant ? Pour ma part, je dois avouer que ça y est, je frime nettement moins qu'au retour de Dijon. Si mon week-end de folie « sur un nuiteux cargo » a pu me porter pas mal de temps, je sens que la redescente a opéré sa sale petite danse cruelle. C'est fini d'attendre. C'est fini de vivre tout ça, l'émotion de l'avant, l'émotion du pendant, l'émotion de l'après. Si je n'y prends garde, cela va se perdre dans une bouillasse épaisse. Je veux revenir régulièrement au point brillant, à la torche vive. Parce que sinon le quotidien va massacrer tout ça. Vous connaissez les mots de Verlaine, « si ces hiers allaient manger nos beaux demains ? » Moi, ce qui me fait peur, c'est tout l'inverse : et si ces demains allaient manger nos beaux hiers ? Écrivons encore, si vous le voulez bien, sur cette mini-tournée, sur ce qu'elle a laissé en nous de flamboyances et de magie. Tenons-nous chaud en ces temps de désolation.

Les commentaires que vous avez laissés ici dernièrement m'ont portée longtemps, eux aussi. J'ai pas mal retourné dans ma tête les émotions décrites par les uns et les autres, ce splendide patchwork qui ne pourrait exister sans vous. J'ai beaucoup pensé à la fraîcheur de Luna, à celle de DemainLesKids. J'ai allumé en moi les mots de Fabrice D. (« à cinquante ans passés, je dois en grande partie à Thiéfaine ce que je suis devenu de mieux ») pour voir quel flambeau ils y planteraient. Et je me suis demandé si je pouvais me retourner le compliment, en quelque sorte. Est-ce que moi aussi, je dois à HFT une bonne part du meilleur de moi-même ? J'ai envie de répondre par l'affirmative. Je crois que si la jeune fille que je fus, toute frétillante lorsqu'elle tomba en arrêt devant la phrase qui devait changer miraculeusement sa vie*, du tout au tout, de fond en comble, de la cave au grenier et de A à Z, je crois que si cette jeune fille devait rencontrer l'adulte que je suis devenue (contre mon gré, mais devenue quand même), elle ne lui cracherait pas au visage. Elle reconnaîtrait sous ses rides un peu de la flamme qui fut la sienne, un peu de l'espérance qui la tenait debout, un peu de la folie qui la faisait vibrer et dont on lui disait qu'elle passerait avec l'âge. Elle verrait que finalement, non, pas tant que ça, ça n'est pas passé tant que ça.

Je me souviens d'un week-end d'étincelles, je me souviens qu'il y avait vraiment de quoi se la péter en se disant, jour après jour, du mercredi soir au samedi après-midi, « on the road again », et je refuse d'abandonner tout cela à la broyeuse du quotidien. Je me souviens qu'à chaque chanson que je découvrais à Metz je me disais « c'est pas vrai, il a pensé à la faire, celle-là ? Mais c'est formidable ! », je me souviens de l'incroyable mise en scène sur Maison Borniol et L'Agence des amants de madame Müller, je me souviens de ce truc en moi, au bord de l'explosion. À mi-chemin entre le fou rire, l'admiration béate et la sidération bouche bée. Je me souviens de m'être dit aussi que chaque chanson renfermait des pépites que je trimbale avec moi depuis des décennies, dans mon petit bréviaire personnel, un peu barge j'en conviens. Des phrases comme : « Monsieur le commissaire, j'ai ma névrose, mais monsieur le commissaire, qui n'a pas sa névrose ? », « C'est pas tous les jours facile de vivre en société quand on a un peu d'imagination », « Tu voudrais qu'il y ait des ascenseurs au fond des précipices » (celle-là, je la vénère, carrément), « Et je demanderai ta main pour la couper »**, « Je m'écraserai sur Oméga chez les clowns du monde inversé en suppliant Wakan-Tanka d'oublier de me réincarner », « Je me sens coupable d'avoir été dans une vie antérieure l'une de ces charmantes petites créatures que l'on rencontre au fond des bouteilles de mescal et d'en ressentir à tout jamais un sentiment mélancolique de paradis perdu », et tant d'autres mots encore, qui peuvent aider à avancer d'un jour à l'autre dans de meilleures conditions que celles qu'afficherait le compteur si tout cela n'était pas. Des mots qui clignotent pour éclairer un peu la route, la faire moins souillée, moins lugubre aux heures de peine.

 

* « Tu voudrais qu'il y ait des ascenseurs au fond des précipices » : la voilà, LA phrase !

 

** « Et je demanderai ta main pour la couper » : Quand j'étais jeune, j'affirmais à ma mère que Thiéfaine avait trouvé là une subtile manière de dire que le mariage était une amputation, et elle me regardait avec des yeux gros comme des balles de tennis, un brin décontenancée, elle qui croyait que sa fille, puisqu'elle lisait des poèmes et même en écrivait, était une indécrottable romantique devant l'éternel. Eh bien non, flûte, ce sacré Thiéfaine avait révélé autre chose, de plus compliqué, de plus difficile à cerner et de moins avouable : sa fille, c'était un mélange de romantisme et de trash et elle l'avait ignoré jusque là...