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16/12/2018

Yves Jamait à l'espace Chaudeau le samedi 8 décembre : le don et la vie dans les grandes largeurs !

"Espérons. Nous n'avons pas le choix". Simone DE BEAUVOIR

 

L'univers d'Yves Jamait, ce sont parfois des amours qui titubent, exsangues, d'un bar à l'autre, passant de l'étincelante ivresse aux pertes et fracas de la réalité dégommante. Ce sont des ardoises pas réglées, des comptoirs qu'un coup de torchon fait reluire à défaut des âmes. Ce sont aussi des revendications sociales, et Jamait se range du côté des « petits », n'oubliant pas qu'il en fit partie un jour (on aurait tout intérêt, je crois, à réécouter Y en a qui en ces temps de désolation, comme dirait notre ami Hubert...). Yves Jamait, c'est aussi une voix que toutes sortes de choses ont poncée : verveine et compagnie. C'est l'absence étouffée d'un père, des caresses pour le dimanche, et de la joie aussi. Ne pas oublier la joie. Celle-là même qui a fait écrire à notre homme les plus belles de ses chansons, il me semble (J'en veux encore, par exemple).

Alors quand ce monsieur arrive sur scène comme on entrerait dans un bistrot, il y aurait de quoi crier « respect ». Ce qui déboule avec lui dans la salle, ce sont des rafales de vent. L'histoire d'un être. Sans falbalas. Une sensibilité qui se donne à fleur de micro. Une générosité quasi palpable. On sort de là et on voudrait aller étreindre le premier inconnu venu en lui disant « toi et moi nous sommes frères ».

Yves le grand, Yves le facétieux aussi. Le concert de Ludres (comme tous ceux de la tournée actuelle, j'imagine) devait être précédé d'une première partie. C'était même écrit en toutes lettres sur le billet. Alors nous, ben quoi, on y croyait. On voit débarquer trois gugusses ne pipant mot et attaquant d'emblée par de la musique, et de la bonne en plus, alors on glisse dans tout cela sans y prendre garde. Et puis, comme ça, l'air de rien, quelques notes font soudain penser à l'une ou l'autre des chansons d'Yves Jamait. « Tiens, se dit-on, cet air ressemble à celui du Coquelicot. Tiens, ça aussi, ça me rappelle quelque chose ». On a à peine le temps de se formuler clairement ces réflexions que le voilà qui arrive, notre Yves. Il s'est fait beau pour l'occasion : des chaussures rouges, une veste colorée, tranchant sur le noir du pantalon et du tee-shirt. Il a quelque chose de tous ces copains de galère qui vous adoucissent le sort sans le savoir. C'est dans la voix, c'est dans les textes, c'est dans l'énergie. Comme une consolation. On le regarde évoluer sur scène, on l'écoute, on est happé par un truc mystérieux. Cela doit s'appeler don, sans réserve et dans les plus grandes largeurs qui soient. Tous les soirs refaire le même boulot et y aller le sourire aux lèvres, avec peut-être encore plus d'entrain que la veille, qui sait. Yves fait sentir à ceux qui se sont déplacés pour lui que ce n'est pas rien à ses yeux et qu'il sait apprécier l'offrande. Qui se fait réciproque. Sans déséquilibre. Ce qu'il donne, il le reçoit en retour, ce qu'on lui donne nous revient, et c'est sans fin ou presque. C'est en tout cas comme ça deux heures durant, jusqu'à épuisement du stock.

Donc, la première partie, c'était une boutade, une manière de nous enfumer un peu, mais gentiment. Cela change des enfumages auxquels on est habitué. Rien à voir. C'était simplement une mise en bouche, histoire de nous y fourrer un coquelicot dedans.

Et les chansons se déroulent, et l'on pense un peu à Brel en voyant Yves jouer des sérénades à son micro. Oui, il y a là quelque chose qui rappelle le grand Belge. Une même façon, peut-être, de vivre de l'intérieur les mots qui grelottent dans la voix...

La complicité avec ses musiciens est elle aussi palpable. Pour les présenter, Yves Jamait a choisi une mise en scène pour le moins originale : un défilé de mode. Et chacun de venir se pavaner devant le public, sous les commentaires très professionnels du chanteur qui semble pendant quelques minutes s'être glissé dans la peau d'un styliste. Et vas-y que je te détaille la tenue des trois compères. On rit aux éclats, quelques minutes seulement après avoir pleuré sur Insomnies et sur Le temps emporte tout (magnifique version, somptueuse de mélancolie dans cette lenteur qui lui va si bien, et à laquelle nous n'étions pas habitués).

On sort de là revigoré, comme je l'écrivais plus haut. Réconcilié, quelque part, avec tous les tours pendables de la vie. Yves est là, lui aussi a souffert et a su transformer la boue en or, sublimant chacune de ses défaites. Durant tout le concert, on a l'impression d'avoir réellement compté pour quelqu'un. Certes, on est dirigé par des gens qui, n'ayant jamais été dans la merde, ignoreront toujours nos problèmes (fins de mois raides à boucler, et tout le saint-frusquin). Certes, la vie nous malmène (« après avoir souffert, il faut souffrir encore », n'est-ce pas, comme l'écrivait Musset), mais Yves est là, comme une lanterne qui brillerait dans les ténèbres. On se sent moins seul et moins floué.

Après deux heures de don total, eh bien, il donne encore : le voilà qui s'installe à une table, dans le hall de l'espace Chaudeau, et vient signer des autographes, se prêter sans broncher au jeu des photos qui finiront sur Facebook, entre deux clichés de vacances. Il transforme en franche rigolade un moment qui pourrait être franchement pesant. Tous ces gens qui défilent et demandent une signature pour un beau-frère alité ce soir ou qui sais-je encore, une autre pour eux-mêmes, et puis encore une photo : on trouverait presque cela gênant, sauf que notre ami Yves en fait autre chose. Une dame lui demande s'il peut écrire « À X, forever ». Et lui de renverser le truc et de tracer malicieusement : « À X, for never ». Durant chaque séance photo, il prend les choses en main, subtilise les portables, louche, fait les gros yeux, passe du sourire à la grimace, implique le vigile s'il le faut, lui demande son avis (et le visage de ce dernier de s'illuminer, parce qu'il se sent pris en compte, lui aussi, comme tous ceux qui sont là ce soir). On voudrait que cela dure jusqu'à trois heures du matin, on se demande si Yves aurait encore autant d'imagination au cœur de la nuit, et on en est soudain certain. Parce que ce monsieur-là, ce grand monsieur-là, il vit à fond le moment présent, il est dedans non pas aux trois quarts seulement, mais entièrement, jusqu'à la racine des cheveux. Il étreint la vie avec gourmandise, même pas peur de l'amertume ! Pour un peu, je vous dis, il nous la rendrait sympathique...