31/05/2019
Pigalle en concert à Essey chantant
"dans le château maudit de la vie qu'il faut vivre". Fernando PESSOA
Hier, Pigalle donnait un concert gratuit au festival Essey chantant. Pour l'occasion, l'espace Maringer avait été rebaptisé « salle du bar-tabac de la rue des Martyrs ». Voilà, le ton était donné, le groupe avait investi les lieux. Le public ? Assez hétérogène, pas très éloigné de celui de Thiéfaine, hésitant entre le flambant neuf et l'éclat sur le retour. Pêle-mêle : des jeunes, des quadragénaires et au-delà, flanqués pour certains d'une vigoureuse marmaille, des tatoués aux gros bras, et puis des plus « classiques », échoués en territoire inconnu, mais qu'importe ? Des méritants, quoi, qui passaient presque par hasard et voulaient savoir de quoi il retournait.
Le groupe ? Composé comme suit : Benoît à la basse, Gaël à la guitare, Christophe à la batterie et l'incomparable François Hadji-Lazaro à la voix et à d'innombrables instruments, parfois totalement extra-terrestres ! Impressionnant, le monsieur. Et pas seulement par la carrure. La voix, d'abord : revenue de tous les cauchemars et de tous les troquets enfumés de la planète. Les textes ensuite : d'une sensibilité à fleur de peau. Le tout contrastant presque violemment avec sa physionomie. François, c'est le genre de type avec qui, si tu es une femme, tu peux te promener sans crainte à n'importe quelle heure de la nuit, dans les coupe-gorges, les quartiers mal famés, les hôtels borgnes. Balance ton porc peut se rhabiller : François est là pour te protéger du harcèlement de rue ! C'est qu'il ne faudrait pas aller le titiller trop longtemps, et cela se sent sur scène : à des gens effrontés qui discutaient pendant qu'il chantait, hier, il a lancé un sarcastique « ça va, les gars et les filles, vous tapez la causette, tranquilles ? ». Il est même allé jusqu'à interpeller vertement un vigile qui, si j'ai bien compris, enjoignait un monsieur en fauteuil roulant d'aller prendre place dans le carré prévu à cet effet. Pas commode, le François ! Il ne peut renier son passé de garçon boucher. Et pourtant, pourtant, cette voix presque fluette parfois, ces textes qui vous arrachent des frissons et des larmes... Par exemple, il y a l'histoire de cet homme aux « yeux couleur de canal (c'est pas banal) » qui, au fond d'une auberge, attend désespérément le passage d'un chaland. Tous les jours, il l'espère, et le chaland ne vient pas. Il finira par arriver, mais il sera trop tard, et l'on pense à Giovanni Drogo, du Désert des Tartares, et à ses rêves de gloire que le destin ne satisfera pas. Il y a aussi Ne reviens, cette supplique qui, parce qu'elle porte dans son titre une moitié de négation seulement, en dit long sur ses intentions : ne reviens pas, mais reviens peut-être quand même, des fois que ça pourrait repartir comme au temps de la jolie fleurette, sait-on jamais. Il y a aussi cette ballade, quasi complainte à la Rutebeuf (« que sont mes amis devenus », etc.), qui raconte ce que les adolescents de la campagne ont tous connu (moi, en tout cas, cela me parle) : le soir, on se retrouvait sous l'abri-bus du village. Vingt-cinq ans plus tard, « avec le temps qu'arbre défeuille », les amis en question ont tous été clairsemés, comme dans la complainte du Moyen Âge. Voilà ce que raconte cette chanson dont j'ignore le titre (si quelqu'un peut me venir en aide sur ce coup-là, je suis preneuse). C'est que Pigalle, ce n'est pas qu'un univers de bars interlopes avec tout ce qui va avec (castagne, picole, passes et compagnie), c'est aussi, ici ou là, des méandres de nostalgie dans lesquels on se perd, faisant la somme des idéaux qui furent les nôtres autrefois et que la vie aura rognés jusqu'à la moelle. L'amer constat fait dire à François Hadji-Lazaro qu'en gros et en détail, s'il avait été prévenu, enfant, de cette déconfiture à venir, il serait resté bien tranquille dans les pénates d'un néant bienfaisant.
Voilà, Pigalle, c'est donc assez indéfinissable et inclassable. On est entre le punk, le rock et la chanson réaliste, parfois pas très loin de François Béranger.
Au menu du rappel, deux chansons, chacune mythique dans son genre : Dans la salle du bar-tabac de la rue des Martyrs et Il faut que je m'en aille, de Graeme Allwright. Ça y est, le verre est vide, on a bu à l'amitié, l'amour, la joie, il faut se quitter. Mais, longtemps, l'univers de Pigalle nous hantera et nous traînera dans ses caboulots poussiéreux, ses arrière-cours un peu tristes, ses « baraquements pourris », ses autoroutes saturées sur lesquelles la solitude est plus violente encore, par contraste. On n'est pas très loin des ambiances chères à Hubert, me semble-t-il. Je sais, je sais, je vais toujours le chercher là où il n'est pas, celui-là, c'est un tic, une espèce de déformation passionnelle !
En tout cas, je me disais hier, en entrant dans la « salle du bar-tabac de la rue des Martyrs », qu'il y aurait, dans le répertoire d'HFT, de quoi rebaptiser bien des salles de spectacle les soirs où Hubert s'y produit. Qu'écrirait-on alors sur les affiches à l'entrée ? « Au fond des caboulots », « ascenseur de 22h43 », « rue barrée à Hambourg », « au bout des bars de nuit » ? Il y aurait de quoi faire, vous dis-je ! Si vous avez des suggestions, juste comme ça, pour le plaisir : allez-y !
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