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12/10/2019

Samedi d'automne

"Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n'être pas mort sur un canapé". CIORAN

 

« Aujourd'hui, temps gris, vent contraire », comme chantait Jacques Higelin que nous n'oublions pas. Automne : déclin scandaleusement mélancolique, ciels baudelairiens, souvent contrariés, premiers frimas. Je n'aime pas cette saison, mais je lui pardonne car elle sied comme nulle autre aux chansons de Thiéfaine. Les écouter dans cette atmosphère particulière, avouez que cela a de la gueule ! Ces jours-ci, je me suis beaucoup interrogée sur l'origine de mon (n'ayons pas peur des mots) addiction à l'œuvre d'HFT. C'est-à-dire que bien souvent, je ne me pose aucune question à ce sujet, c'est comme ça, c'est une donnée de mon existence, un truc qui se serait mis dans les gènes et n'en serait jamais parti. Je ne vois pas où est le problème. Mais, autour de moi, souvent, la stupéfaction est grande et je fais, au mieux, figure d'adolescente attardée, au pire : d'attardée tout court. Pour mes collègues, par exemple, je suis un peu cette adulescente, quadrado légèrement ridicule, qui aurait omis d'enlever des murs de sa chambre les photos de son idole. Ouille ! Je ne me sens pourtant pas dans l'idolâtrie. Plutôt dans une espèce de reconnaissance qui dure. Je ne sais pas, moi, pourquoi j'en suis toujours là à presque 46 balais ! Je suis partie en vrille par une nuit de septembre 1992, et je n'ai pas repris le contrôle. « Partir en vrille » selon mon Petit Larousse illustré 2018 : être entraîné dans une dérive incontrôlable. Il y a de cela. Quand je lis vos commentaires, je constate que nous parlons, vous et moi, la même langue. Delphine, nouvellement arrivée sur ce blog (bonjour Delphine : non, on n'est pas aux alcooliques anonymes !), se disait «fraîchement percutée par l'express HFT». J'adore l'expression ! Philippe Soltermann (qui a monté un spectacle autour de sa passion pour Thiéfaine) a dit quelque part que l'œuvre de notre poète l'avait électrocuté. Pour ma part, j'ai souvent évoqué une décharge électrique, une claque ou encore un choc. Ben ouais, quoi ? On parle quand même de révélation, mince alors, c'est le genre de truc qui n'arrive pas 55 fois dans une vie.

Donc, d'où vient mon addiction et comment se fait-il (accusée, levez-vous !) qu'à presque 46 ans je n'aie toujours pas décroché ? J'ai peu d'éléments de réponse. Je dirais qu'à un moment donné, il y a 27 ans, une rencontre a eu lieu entre une œuvre et mes plus intimes cellules. Tout, dans les textes d'Hubert, trouvait une résonance en moi. Tout faisait sens, tout était limpide, même quand je n'y comprenais fichtrement que dalle. C'était comme la prolongation de mes cours de philo (et bien plus encore). Car oui, je trouve les textes d'HFT hautement philosophiques. Autant que les traités de Cioran, me semble-t-il, ils nous parlent de notre condition. Pas très enviable sauf en quelques rares moments de grâce où les dieux sont jaloux de nos corps, mais cela ne dure jamais longtemps : très vite, les mêmes dieux « s'encanaillent en nous voyant pleurer ». Comme disait Gary, notre vie n'est peut-être que le divertissement de quelqu'un. D'un sombre salaud, oui, qui se réjouit de nos défaites. Moi je le sens comme ça. Bref, revenons-en aux textes d'Hubert. Prenez Pulque Mescal y Tequila. N'y voyez-vous pas comme une allégorie de notre condition merdique à souhait ? Ne sommes-nous pas tous « tombés d'un DC 10 fantôme sur un aéroport désert » ? Vivre, n'est-ce pas, dès les premiers instants, « confier son âme à un gnome qui jongle sous un revolver », puis finir par s'écrouler piteusement devant le terminal des bus, à Mexico-City ou ailleurs ? N'est-ce pas avoir la « nostalgie de la gadoue » alors que « toujours faut se tenir debout » ? N'y a-t-il pas, là encore, une image du combat qu'il nous faut mener jour après jour pour ne pas nous effondrer comme des « pantins déglingués », de paresse ou de dégoût ? Je délire peut-être, mais moi cette œuvre me parle, entre autres, du grand mystère qui préside à notre dasein et du non moins grand foutoir qui nous entoure. Paumés dans ce cachot, enfermés dans l'étroitesse de notre existence (« bourlinguer, errer, errer humanum est »), il ne nous reste parfois plus grand-chose pour pleurer. Violons ou oreilles, c'est selon l'arrivage, selon les moyens du bord. Nous restons les naufragés dans cet avion-taxi qui nous promène d'une escale à l'autre, avant la transhumance finale. Bref, Thiéfaine, c'est du costaud, du profond, c'est l'enlacement perpétuel du rock et d'une poésie teintée de philosophie, l'humour en prime au milieu de tout cela, comme chez Gary. Le désespoir en filigrane, bien souvent, comme chez Cioran (qui ne manquait pas d'humour non plus). Je ne suis pas loin de penser qu'Hubert aurait pu écrire lui aussi : « Depuis 2000 ans, Jésus se venge sur nous de n'être pas mort sur un canapé ».

Thiéfaine, Gary, Cioran : leurs œuvres ont, un jour, fait trembler quelque chose en moi, un truc logé dans le plus intime, et voilà pourquoi je ne m'en remets pas. Voilà pourquoi cette addiction aux chansons d'Hubert. C'est comme une folie qui m'aurait empêchée d'être folle. Qui me maintiendrait à bonne distance des précipices et m'inviterait à regarder vers le haut, là où se trouvent des « ascenseurs au bout d'un arc-en-ciel », vous connaissez la suite. Donc, c'est bien plus qu'un attribut de l'adolescence qui n'aurait pas trouvé plus fort que lui pour le broyer (même pas la vie). C'est, comme écrivait Gary (encore lui), « une impossibilité de respirer autrement ». Je crois que cette passion ne s'éteindra qu'avec la bonne femme. Ça, c'est ma mère qui adorait le dire, à tout bout de champ : à propos de son asthme, de ses angoisses ou de ses nombreux entêtements.

Alors une seule conclusion possible en ce samedi d'automne : « il est temps de sonner la fête », vivement l'Olympia et merde à tous les Vauban qui pensent qu'un cœur c'est comme une ville, ça a besoin d'être entouré de fortifications pour ne pas être bousculé.