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13/10/2021

Il se fait tard, mais j'ai encore envie de parler de Géographie du vide !

"Combien de jours encore et combien de tunnels

avant de chevaucher les années sans lumière

avant d'effeuiller l'ombre et le vide éternel

délivrés à jamais du poids de l'univers". Hubert-Félix THIÉFAINE

 

Lorsque je découvris Thiéfaine, il y a 29 ans déjà (bon sang, je m'en souviens pourtant comme si c'était hier – ça y est, voilà la phrase typique des vieux...), je fus submergée par une avalanche d'émotions diverses et variées. Dans certaines chansons, je trouvais une profonde déréliction qui ressemblait à celle qui me visitait régulièrement alors. Dans d'autres, je me prenais en pleine face une ironie mordante qui n'était pas pour me déplaire. J'adorais le côté inattendu de certains vers (cela allait de « tu as la splendeur d'un enterrement de première classe » à « ce soir je sais que Dieu est un fox à poil dur », en passant par « les quais seront encombrés de pendus » ou bien encore « je demanderai ta main pour la couper »). C'était, il faut bien le dire, du jamais vu, du jamais entendu nulle part ailleurs. De quoi me chambouler profondément. Pour la vie, même. Mais ça, je ne le savais pas encore...

J'aimai d'emblée les collisions inattendues entre certains mots qui semblaient devoir à tout jamais s'exclure. Mais non, ils devenaient soudain d'évidentes épousailles parce qu'un chanteur habile et audacieux avait su les faire se télescoper sauvagement !

Vingt-neuf ans et un mois plus tard, je découvre le 18ème album d'HFT. Le jour où il arrive dans ma boîte à lettres (je devrais dire à factures car plus personne n'écrit de lettres aujourd'hui et le courrier se résume à ce que nous envoient le Trésor Public et quelques autres acharnés des échéances à honorer), je l'ouvre avec une certaine émotion et même une légère appréhension. C'est toujours comme ça, les rendez-vous d'amour. On ne sait jamais à l'avance si cela va le faire ou pas. Quelques semaines plus tôt, j'ai entendu La fin du roman, et je n'ai pas vraiment accroché, alors je me demande de quoi ce nouvel album sera fait et si la magie va opérer comme tant de fois.

Première écoute déroutante. Je ne saurais dire si j'aime. Ce qui est certain, c'est que je suis surprise. Bousculée, même. Il faut dire que Géographie du vide renferme des choses inattendues. Notamment cette prière ébouriffée sur un rythme qui frôle la transe : « Seigneur fou des bacchanales, ne me délivrez pas du mal ». Mais pas que. La première idée qui me vient, en découvrant l'album, c'est « oxymore musical ». Thiéfaine et les musiciens avec lesquels il a travaillé font se rencontrer des univers qui auraient pu rester à tout jamais parallèles. L'idiot qu'on a toujours été en est peut-être le meilleur exemple. On lit le texte et l'on pourrait s'attendre à une musique type Annihilation ou En remontant le fleuve. Eh bien non, ce sera une « fresque musicale » (l'expression est de Thiéfaine) d'une ampleur vertigineuse. À un moment, on est presque dans le cantique. C'est une espèce de folie qui nous emporte dans toutes les ambiances possibles et imaginables (et même les inimaginables, on y a droit aussi : bingo !). Moi, ça m'évoque une espèce de toccata 2021 en folie ! Ou, dans un autre genre, les auto-tamponneuses à la fête foraine, quand elles vous foncent dessus tous azimuts et que vous ne pouvez qu'attendre le prochain choc qui vous dévissera la tête !

Du soleil dans ma rue ouvre le bal, avec son ironie tranchante comme un silex. Comment ai-je pu, il y a quelques mois, penser une seule seconde qu'il s'agissait là de premier degré ? Évidemment qu'on est dans la farce. Le truc s'annonce comme une romance et finit en charpie. « Faisons semblant d'être amoureux », c'est d'un triste : ça veut dire qu'on ne l'est pas... Alors la musiquette enjouée derrière, c'est du pipeau, bien sûr. Une manière de nous faire croire que, alors que non, pas du tout. Je note également la petite facétie qui fait chanter aux chœurs « Atmosphère » sur le même ton qu'Arletty. D'ailleurs, si on veut parler de facéties, eh bien, il y en a un peu partout dans l'album. On pourrait s'amuser à en faire le « recensement ». Si vous en constatez d'autres, n'hésitez pas à les mentionner. J'en ai relevé plusieurs, mais elles ne me reviennent plus, à cause de l'heure tardive.

Mais qu'on n'aille pas croire que tout se résume à un truc du style « farces et attrapes à tous les étages ». Non, ce serait trop simple. Bien que Thiéfaine se dise volontiers plus heureux aujourd'hui qu'il y a quelques années, on perçoit quand même encore, dans de nombreux textes, le « pantin déglingué » qui « traîne une vieille caisse marquée fragile ». Reykjavik, à ce propos, me bouleverse. J'y vois la complainte d'un homme qui ne sait pas bien où est sa place dans ce monde, ici ou ailleurs, c'est flou, brouillé, indétectable. Et me vient à l'esprit cette expression allemande que j'ai si souvent employée pour moi-même : « fehl am Platz ». C'est quand on ne se sent pas à sa place là où l'on est, pas là où on devrait être. Se sentir « fehl am Platz », pour moi, c'est boire jusqu'à la lie un sentiment d'étrangeté...

Reykjavik, donc, me bouleverse, mais aussi Vers la folie et Combien de jours encore. Voilà deux chansons que je rapprocherais de Petit matin : on les écoute à la fois avec délice et effroi. Elles sont d'une indicible beauté, mais elles mettent un peu mal à l'aise. C'est qu'on ne voudrait pas non plus se repaître du mal-être qui les a fait naître, n'est-ce pas...

Il y aurait tant à dire encore, mais il se fait réellement tard et je suis fatiguée ! Je voudrais bien trouver des mots corrects pour conclure, mais vers lesquels aller ? Je ne sais pas. Peut-être dire, simplement, que cet album m'enchante. Deux mots pour le caractériser ? Audace et insoumission. Voilà Thiéfaine sur un chemin où on ne l'attendait pas. Et il ne nous dit même pas « qui m'aime me suive », parce que je crois qu'il n'en a rien à battre, il est au-dessus de tout ça. Il a fait ce qui lui a plu et si ce n'est pas du goût de tous, rien à cirer.

Oser se réinventer à 73 ans, prendre, une fois encore, un virage en épingle à cheveux et foncer obstinément, j'y vois même plus que de l'audace et de l'insoumission, j'y vois une certaine forme de courage ! Alors je dis « chapeau bas » !