14/02/2015
Flussaufwärts
La pensée du jour : "Se trouver dans un trou, au fond d'un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l'écriture vous sauvera". Marguerite DURAS
Petite envie, comme ça, d’explorer encore le livret qui accompagne le CD Stratégie de l’inespoir, envie de creuser un peu, de chercher des informations sur les auteurs des citations que Thiéfaine a placées en exergue avant certains textes.
Commençons par le commencement ! Juste au-dessus des paroles de la chanson En remontant le fleuve, on trouve ces mots de Paul Celan :
« …ein Weisensteinchen, flussaufwärts,
die Zeichen zuschanden-gedeutet … », c’est-à-dire : « …infime caillou philosophal, en remontant le fleuve,
Les signes interprétés à mort, à néant… »
Par chance, j’ai chez moi le recueil de poèmes La rose de personne (version bilingue), signé Paul Celan, et je vais pouvoir en mettre quelques extraits ici.
Commençons par évoquer la vie tourmentée de ce poète.
Il naît le 23 novembre 1920 à Cernowitz, en Roumanie. Originaire d’une famille juive parlant allemand, il fait ses études à Cernowitz, étudie en Roumanie la littérature et les langues romanes. En 1942, ses parents sont déportés dans un camp d‘internement; ils y meurent tous deux. Après la guerre, il quitte son pays pour Vienne, puis Paris, où il devient lecteur à l’École Normale Supérieure et traducteur. Bien que Celan ait publié ses premiers poèmes vers 1948, c’est en 1952, avec Mohn und Gedächtnis (Pavot et mémoire), qu’il commence à atteindre une certaine célébrité. Ce recueil sera suivi de Von Schwelle zu Schwelle (De Margelle à margelle), de Sprachgitter (Grille-de-langage) et de Die Niemandsrose (La Rose de personne) et de Atemwende (Tournant de l’haleine). Ces recueils le consacrent comme le plus grand poète de langue allemande de l’après-guerre : en 1958, il reçoit le Prix littéraire de la ville de Brême, et en 1960 le Prix Georg Büchner.
L’œuvre de Celan est difficile et resserrée. Elle est marquée, par-delà son hermétisme apparent, par l’expérience de la perte et de l’exil, par celle de la mort et de la destruction. L’extermination des juifs pendant la guerre y est présente, comme on peut le voir dans le poème Todesfuge (Fugue de mort). Mais Celan, dans l’expression poétique de cette expérience, n’est pas Nelly Sachs : il s’enfonce dans le langage et le transforme, jusqu’à aboutir, comme il le dit lui-même, à un « tournant de l’haleine » (Atemwende). « Les poèmes sont solitaires et suivent leurs propres voies », mais manifestent une réalité qui est au-delà de toute perte : « au milieu de toutes les pertes, une seule chose n’est pas perdue : le langage ». Et le langage suppose un au-delà, peut-être un autre : « Le poème, étant une manifestation du langage, et donc essentiellement un dialogue, peut être un message dans une bouteille, envoyé avec la croyance pas toujours assurée qu’il pourrait parvenir quelque part, peut-être dans une terre du cœur… Un lieu ouvert, habitable, peut-être un « toi » auquel on s’adresse… » Il n’empêche que la poésie de Celan nous interpelle comme l’une des poésies du manque les plus fortes qu’ait produites notre siècle. Les mots, brisés, retournés, délivrés de tout discours, y ont un poids et une réalité propres. La rigueur même de ce cheminement poétique, peut-on supposer, a coûté fort cher au poète, qui s’est suicidé en 1970 à Paris (il s‘est jeté dans la Seine). Il faut dire qu’une accusation de plagiat de l‘œuvre d‘Yvan Goll, menée par la femme de ce dernier contre Celan, avait jeté le poète dans une profonde dépression.
Celan appartient à cette famille poétique qui, avec Hölderlin, Trakl, Büchner, Rilke, a voulu aller jusqu’au bout des possibilités du langage.
Source : Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays, éditions Robert Laffont. L’article sur Celan est signé Antoine Berman. J’y ajouté quelques précisions.
Si je me souviens bien de mes cours de fac, on nous présentait Celan comme un poète déchiré aux entrailles par l’holocauste. Selon lui, la langue allemande avait été corrompue par les nazis, il convenait de lui en opposer une autre, totalement poétique, pure, essorée de toute scorie quotidienne. D’où une profusion de poèmes extrêmement hermétiques… J’en mettrai quelques-uns ici prochainement.
En attendant, je vous souhaite une écoute enjouée de Stratégie de l’inespoir, l’oreille toujours prête à recueillir l’or que recèle cette poésie finement ciselée, toujours flirtant entre deux eaux, celle, noire, de la mélancolie, et celle, limpide et douce, des fulgurantes extases appelées à mourir à peine jaillies.
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