01/11/2015
Un drôle de projet (suite)
La pensée du jour : "La comète de l'amour ne frôle notre cœur qu'une fois par éternité". Christian BOBIN
Je poursuis mon drôle de projet, à savoir remonter à la source de ma rencontre avec l'œuvre de Thiéfaine. C'est très personnel, il me faudra donc "balancer" cela sans trop m'attarder, sans trop y revenir ensuite !
J'aimerais me souvenir précisément de la jeune fille que je fus et qui, il y a vingt-trois ans, devait faire une rencontre décisive pour le restant de sa vie. Une rencontre avec un univers bousculant toutes les normes, une rencontre avec un bateau ivre. C'était parti pour un long tangage et je l'ignorais. J'étais à la fois candide et grave. J'avais, chevillée au corps, et ce n'est guère original, la certitude que de grandes choses m'attendaient, qu'il suffirait d'ouvrir les bras pour qu'elles me déroulent leur tapis rouge, j'étais persuadée aussi que je ferais mieux que mes aînés (pas très originale non plus, cette conviction). J'avais, comme tout le monde, des amis, des amours, des emmerdes. Avec peut-être une nuance : mes amours étaient de préférence impossibles, c'était un goût qui m'était venu aux alentours des treize ans et ne m'avait plus quittée. Tout ce qui, aux yeux des autres, était inaccessible, décalé, inimaginable, me semblait fait pour moi. Du sur mesure pour une âme torturée, "attirée par le vide"... Ce n'était pas une pose, ce n'était pas de la frime, juste un penchant venu d'on ne sait où. Une fascination pour les gouffres. Alors que d'autres jeunes filles, autour de moi, rêvaient déjà à un mariage en bonne et due forme, à une petite vie bien proprette, entre popote et repassage, je me projetais dans un avenir tout autre. Pas d'emprisonnement (et le mariage en était un à mes yeux), pas de trucs réglés à l'avance comme une partition trop prévisible (et donc inintéressante), mais plutôt de l'improviste au jour le jour, et une vie entièrement vouée à l'écriture. Je refusais de m'écrouler, par dépit et triste nécessité d'aller gagner ma pitance, dans un putain de quotidien chronométré, remis entre les griffes dévorantes de la société. Je voulais brûler, m'enivrer de la vie à grandes goulées, et je rejetais loin de moi tout ce qui, fadasse, terne et morne, n'était pas la vie ! Une jeune fille comme les autres, en somme. Avec des amours pesant déjà étrangement sur la carcasse. Un amour surtout. Qui était source d'emmerdes, certes, mais avait le mérite de me procurer ce que je recherchais avidement : de fortes palpitations ! Par chance, et par un instinct de survie qui s'était déclaré juste à temps, je me tins éloignée des drogues. Et fort heureusement ! J'ai toujours pensé qu'avec un tempérament jusqu'au-boutiste comme le mien, la première bouffée de marijuana m'aurait menée tout droit à la piquouze ! Je me tenais donc "à l'écart des odeurs de formol", pour reprendre une expression d'HFT ! Car je n'oublie pas mon sujet, n'allez pas croire ! Je situe dans le contexte !
Pas si à l'écart que ça des odeurs de formol, en fait. Autour de moi, beaucoup de gens s'adonnaient à la fumette et aux beuveries répétées. Je fréquentais cette petite foule sans trop savoir pourquoi. Bien souvent, un monde me séparait de ces êtres. Seule nous unissait, je crois, la fascination pour les gouffres ! Fascination que pour ma part, j'avais la chance d'exorciser grâce à l'écriture. Fascination que ces êtres satisfaisaient, ou croyaient satisfaire, dans les paradis artificiels. Parmi eux, un certain S., l'amour source d'emmerdes évoqué précédemment. S. fumait, buvait, se noyait. Je pensais pouvoir le tirer de l'enfer, prétentieuse que j'étais ! Par la seule force de mon amour, je ramènerais l'épave sur le rivage, et nous contemplerions à jamais l'horizon, épuisés par cette course éperdue, mais heureux et fiers d'avoir esquivé le naufrage. Plus tard, je découvrirais, dans une chanson de Thiéfaine, une expression qui me parlerait beaucoup : la Sainte Vierge des paumés ! Plus l'autre me semblait égaré, plus il m'intéressait. Les êtres lisses, en surface comme en profondeur, m'indifféraient. Du creux sur du vide, du vide sur du creux. Ils n'avaient rien à me dire. Non, moi, ce que je voulais, c'était le rugueux, le tortueux. De la substance à laquelle me cogner ! Les écorchés vifs, les grands brûlés, les fracassés !
Après avoir compris que tout l'amour que je pourrais bien donner à S. ne le ramènerait pas à la lumière, mais m'enfoncerait plutôt dans d'épaisses ténèbres sans retour, je décidai de rompre. Et de m'intéresser de plus près à ce mec bizarre que S. écoutait si souvent. C'était quoi son nom, déjà ? Thiéfaine, ah oui, c'est vrai, Thiéfaine ! Et là, donc, par une nuit déjà bien froide de septembre, la claque de ma vie ! Les abîmes, les gouffres, les profondeurs, il connaissait, le type !! Il avait même une parfaite maîtrise du sujet ! La preuve : dans une chanson au titre farfelu, une jeune fille égarée rêvait d'ascenseurs au fond des précipices ! Cette gamine écorchée qui se trimbalait sous la pluie, sa valise mouillée dans une main, son cœur effiloché dans l'autre, ne soyons pas modeste : c'était moi ! Ni plus, ni moins ! Je revenais de loin, du moins m'en persuadais-je dans mes moments lyriques, et l'aide d'un ascenseur pour assurer ma remontée vers les sommets aurait été la bienvenue ! Je n'étais pas Sisyphe, moi, j'avais besoin d'un coup de pouce ! Je ne savais pas encore qu'il venait de m'être filé, ce coup de pouce, et qu'il s'appelait Thiéfaine !!!
11:29 | Lien permanent | Commentaires (10)
Commentaires
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Écrit par : Le Doc. | 01/11/2015
Magnifique. Encore stp.
Écrit par : le fan | 03/11/2015
" Il me dit que les hippies vont adorer ces nouvelles sensations de S-érénité, de T-ranquillité, de P-aix... "
Ha.. Frisco lorsque j'avais à peine mes 18 ans, et en 1981 mes premiers psychotropes, entre deux caisses de benzo* ;-)
* ceci dit pour la tranquillité de qui !...
Écrit par : Le Doc. | 03/11/2015
Bonjour Katell,
Je viens régulièrement sur ce site magnifique pour lire tes posts mais je suis très discret, voire inexistant concernant les commentaires. Manque de confiance, peur de n’avoir rien à dire et de dire quand même comme le font de très nombreux internautes.
Mais je ne peux résister pour ce post là. D’une part, parce que j’ai 28 ans et que ça fait bien maintenant 12 ans que je m’en suis remis à l’écriture. Pas professionnellement, mais pour libérer les maux procurés en particulier par « ce chagrin des glandes ». D’autre part, parce que ton histoire me rappelle tellement les circonstances dans lesquelles j’ai rencontré Thiéfaine lorsque j’avais 20 ans.
Un meilleur pote alcoolique et dont mon amitié ne l’a pas ramené à la lumière. D’autres qui pensaient qu’utiliser les paradis artificiels en boîtes de nuit, c’était brûler de jeunesse et d’ivresse, alors que franchement c’est d’un commun de nos jours. Et des pauvres petites filles sans nourrices qui avaient besoin d’un Freud et pour qui j’ai été la môme kaléidoscope, la Sainte Vierge des paumés. Moi aussi pour éviter de résoudre mes problèmes, je m’intéressais à ceux des autres. Et comme toi : toujours attiré par l’original, le rêve, l’inaccessible et toujours insoumis face à la meute, le prévisible et l’idéologie.
Passé pesant et désespérante attirance pour le vide moi aussi. La tristesse serait-elle donc la seule promesse que la vie tiendrait ? Eh bien non, car Thiéfaine est passé par là. Encore aujourd’hui, je suis régulièrement proche de l’abîme et des ténèbres, mais c’est pour mieux admirer les reflets magnifiques de la lumière du jour. Et cette « chanson au titre farfelu » que j’ai pris moi aussi en pleine face m’a après quelques temps mis un sacré coup de boost. Tout comme « les dingues et les paumés » qui me font dire aujourd’hui que Renaud m’a évité la drogue à 18 ans et que Thiéfaine m’a évité le H.P à 20. Au plaisir donc de lire la suite pour découvrir si les ressemblances perdurent. Et avec tout le plaisir que je prends à venir régulièrement lire tes posts.
Écrit par : jérôme | 04/11/2015
Citation de Jérôme le timide " Manque de confiance, peur de n’avoir rien à dire et de dire quand même comme le font de très nombreux internautes. " et commentaire du Doc le grincheux : " C'est pas parce que l'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule. " !...
;-)
Écrit par : Le Doc. | 05/11/2015
Bonsoir Jérôme, je suis heureuse que tu aies vaincu ta timidité pour poster un commentaire ici. Et quel commentaire ! J'étais très émue en le lisant. Merci !
Écrit par : Katell | 08/11/2015
Bonjour, Katell.
L'écrivain André Blanchard, récemment décédé, a un passage sur Thiéfaine dans son livre posthume, Le Reste sans changement (éditions du Dilettante, novembre 2015, pages 8-9) :
« Je ne m'étonne pas que du dernier album de l'excellent Hubert-Félix Thiéfaine, ce soit La Ruelle des morts qui passe sur les radios, et marche. C'est un chant qui remue une puissante nostalgie, et c’est là le sentiment le mieux partagé en cette France qui ne se ressemble plus. / J'ai lu il y a peu une interview de lui, occasion d'apprendre qu'il a été en pension chez les religieux. Aujourd'hui, il dit : “Je bosse deux heures au réveil. Après, seulement, j'ai gagné le droit de faire autre chose” - sous-entendu : quelque chose d'agréable. C'est tout moi. Comme nous aurons été dressés et mis au carré par les prêtres. Énonçons-la, notre règle : tout bon temps doit être une récompense. »
Savoir qu'André Blanchard, diariste rare et attachant, lecteur précis et grand connaisseur de littérature, ait apprécié notre cher Thiéfaine, et qu'il ait jugé nécessaire de dire cette admiration dans son dernier livre, me réjouit le cœur.
Katell, revenez donc faire un tour en personne à l'Autre Rive, Nancy, un de ces jours.
Bien à vous.
Écrit par : Jean-Mi | 22/11/2015
@Jean-Mi : merci pour ce très beau commentaire. C'est amusant, j'ai découvert Blanchard il y a peu, grâce à une personne de mon entourage ! Que cet écrivain évoque Thiéfaine m'enchante ! Merci de me l'avoir signalé.
Je viens très souvent à l'Autre Rive, ce lieu magique reste ma librairie préférée à Nancy. Je pense y revenir très bientôt et peut-être même y acheter ce livre de Blanchard que vous mentionnez dans votre commentaire ! A très bientôt et merci !
Écrit par : Katell | 23/11/2015
Bonjour,
Le lien entre Blanchard et Thiefaine est très fort: lors de la cérémonie d'adieu à Blanchard, le 2 octobre 2014, ont été diffusées La Ruelle des Morts et Petit Matin 4.10 Heure d'été.
"Je rêve tellement d'avoir été
que je vais finir par tomber" aurait pu être écrit par Blanchard.
Écrit par : KAWA | 18/12/2015
Bonjour KAWA, merci pour ce commentaire si touchant. Je me promets de lire Blanchard cette année.
Écrit par : Katell | 16/01/2016
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