16/05/2016
Renaud, mon frangin, mon poteau...
"Roulez toujours, suivez le vent". Renaud, Mulholland Drive.
Sans l’amour inconditionnel que l’une de mes filles voue à Renaud, je crois que j’aurais peut-être écouté de loin, d’une oreille distraite, voire pas écouté du tout, son dernier album. Impossible dans ma chaumière, et c’est tant mieux ! Car je serais passée à côté de quelque chose de puissant. Bien sûr, on pourra toujours m’objecter que Renaud fut plus incisif en son printemps, qu’il a laissé en chemin un peu ou beaucoup de cette verve qui le caractérisait. On ne me convaincra pas. Je dirais pour ma part qu’il a seulement évolué. Que seraient nos enthousiasmes de jeunesse s’ils devaient perdurer absolument intacts une fois la maturité venue comme une marée noire ?
Je vois dans ce dernier album une écriture du tourment, qui se dessinait déjà dans Marchand de cailloux, et même bien avant. La quarantaine fut un âge empoisonné pour Renaud. Comment, lorsque l’on se sent éternellement gavroche dans l’âme, accepter de voir un à un blanchir ses cheveux, mourir des potes, s’amenuiser des illusions ? L’enfance qui s’éloigne chaque jour un peu plus et l’impossibilité de s’en faire une raison, tout cela était écrit noir sur blanc déjà dans Les dimanches à la con et revint en force dans Le sirop de la rue ou Cheveu blanc.
J’ai écouté, réécouté le dernier album. Certes, la voix est désaccordée, mais ne l’a-t-elle pas toujours été ? Oui, elle est ce que l’on pourrait appeler une voix de rogomme, laminée par le pastaga, passée sous le rouleau compresseur de je ne sais combien de cibiches. Mais cela a au moins l’avantage de l’accorder, justement, avec le « message » délivré ici : la vie est moche et c’est trop court. Le constat est amer, désabusé, mais ô combien juste, malheureusement. De sa voix frêle, Renaud nous chante ses fragilités. Mais pas seulement : il parle de la force que l’on peut puiser dans les mots, et je ne connais pas d’hommage plus déchirant que celui-ci, parce que lancé dans un souffle ténu, parce que presque susurré parfois… Cette chanson me bouleverse. Et puis, une personne de mon entourage m’a dit dernièrement que le texte semblait comme écrit pour moi, et je me la pète grave depuis, et je m’en fous : oui, pour moi aussi, les mots furent et demeurent le radeau de sauvetage. Dylan me secoue les entrailles, elle s’adresse, je crois, à tous ceux qui ont du monde sous le « marbre du chagrin » et se sentent « feuilles mortes au vent » depuis la perte d’un de leurs proches…
Mulholland Drive, j’en ai déjà parlé ici, et j’y reviens, c’est une ode aux escapades sauvages et déjantées, dont on ne sait pas, d’avance, où elles nous mèneront… Je l’aime bien, cette jeune fille qui part aux aurores en refermant la porte sur son passé et sa famille et qui croit dur comme fer que le meilleur est à venir. Elle a la confiance de la jeunesse chevillée au corps, et c’est un bien précieux, que la vie se chargera sans doute de mettre en miettes. Mais, pour l’heure, pas d’amertume : elle laisse le vent la pousser à sa guise, sur la route qu’il choisira, et je ne sais pas de plus beau vertige.
Que dire encore de ces chansons dans lesquelles Renaud s’incline devant sa « descendance » ? On sent à l’écouter (et en cela il rejoint Thiéfaine, je crois) que mettre des enfants en ce bas monde, même si cela ne va pas sans combat intérieur, est peut-être l’une des choses qui nous réconcilient avec la vie. « Il nous restera ça », les cris des enfants qui déboulent dans le salon de nos dimanches vieillards, leur folie, leur main qui s’accroche à la nôtre, confiante, abandonnée… Pendant ce temps-là, des cités peuvent menacer ruine, et même s’effondrer, l’amour qui traverse les générations a quelque chose d’indéracinable.
Je t’aime, frangin Renaud, mon tendre poteau. A cela cent mille raisons : c’est grâce à toi, je n’en démords pas, que je me ruai un jour sur les mots, faisant d’eux, à la faveur d’un stupide chagrin d’amour ado, mes compagnons de toujours, ceux que l’on garde rivés à soi comme une corde à laquelle on ne se pendra pas. Tu fus le prince de mon enfance, celui qui me chamboula en me disant (et je n’y pigeais que dalle à cette leçon) que « la mer c’est dégueulasse, les poissons baisent dedans » ! Tu fus l’un de ceux qui m’ouvrirent l’esprit, m’amenant par exemple, en 1996, année où je débutai dans l’enseignement, à m’interroger sur le sens de ma « mission », afin de ne pas filer que des chevaux morts en héritage aux élèves qui certainement s'ennuyaient à cent sous de l'heure dans mes cours pas du tout indispensables !! Tu fus parfois, souvent, une lanterne quand je ne faisais plus confiance au seul vent. Et tu es maintenant comme le flambeau que j’ai refilé sans le savoir, sans forcer, à ma fille Louise, qui t’aime d’un amour tellement pur que j’ai honte de mes incapacités d’adulte... Quand je lui dis que j’aime particulièrement telle ou telle chanson de toi, elle me répond invariablement : « Ben moi je les aime toutes ». J’adore l’écouter chanter des paroles auxquelles elle ne comprend pas toujours tout, mais auxquelles elle accorde une foi totale !
Merci, frangin Renaud, d’être toujours là, sur tes deux guibolles arquées, chancelantes parfois. Ce n’est pas moi qui te jetterai la première bière, je ne sais que trop les pas de traviole, les parcours en zigzags, pas linéaires pour un rond !
12:58 | Lien permanent | Commentaires (7)
Commentaires
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Écrit par : . | 16/05/2016
Tout d'abord merci pour ces beaux témoignages que je lis ici au hasard de mes passages à ce Cabaret. J'adhére complétement à ces lignes gorgées de gratitude vis à vis de Renaud en particulier et de ces Artistes en général...Grace à eux nous identifions nos carences et mettons des refrains sur nos frustrations...le seul danger résidant dans le reflet systématique d'un égo "idéalisé"...
Au milieu de ce bourgeonnement d'albums printaniers qui m'ouvrent à de nouvelles sonorités (Cajun pour le festif et tres reussi "Lafayette" de Couture) à d'innovants styles (couple paroles/arrangement très intéressants dans le dernier Benjamin Biolay ramené d'Argentine) et à de précieux enrichissements historiques et humains (émouvant "rose blanche" de Mickey 3D) le Renaud nouveau est arrivé!
Plus que l'album (pour moi "Mullohand Drive" s'impose comme la chanson la plus réussie"),c'est le retour de Renaud lui-même qui me ravit. Tel un frangin perdu de vue depuis longtemps je me réjouis de sa renaissance,de cette verve impertinente oscillant entre tendresse et mauvaise fois et de ces coups de gueule discutables...les années ont passé mais buté dans mes amitiés comme je peux l'etre dans d'autres domaines, je me souviens de cette "vie qui m'pique les yeux",de cette "chanson pour Pierrot",de cette "Germaine" et de tant d'autres à jamais inséparables d'une jeunesse écervelée attirée et ralliée par ce bandana rouge qui m' aidait à vivre.
Quelques décennies plus tard je serai sur ta route Renaud,histoire de renouveler mon amitié pour toi mais aussi ma fidélité à ma jeunesse.
Alors à bientôt à Lyon...
et Merci Katell pour cet espace d'expression.
Alfana
Écrit par : alfana | 16/05/2016
Merci à toi, Alfana, pour ton commentaire. J'ai moi aussi le dernier Charlélie et je l'adore !
Écrit par : Katell | 16/05/2016
@ toine :
, on est à la fois identique et différent* ;-)
* cela peut faire une richesse mais c'est aussi la source de beaucoup de conflits
Écrit par : . | 17/05/2016
@ à tous :
http://mon3emelivre.hautetfort.com/
p.s : là j'ai écris toine ;-)
Écrit par : le Doc | 17/05/2016
Merci Katell pour ce délicieux billet comme toujours que de plaisirs à vous lire Je viens ici sur la pointe des pieds pas pour Renaud je n'ai pas apprécié son Toujours vivant ! Mais peut être de le revoir sur scène debout ! Amitiés
Écrit par : Martine | 18/05/2016
Merci pour vos billets et commentaires si bien écrits. C'est un plaisir de vous lire et d'apprécier les familiarités souterraines qui me relient à une partie de cet univers. Je suis notamment ravi de voir associer Renaud, CharlElie et HFT qui sont des artistes inséparables également de ma jeunesse et qui m'accompagnent toujours. J’ai frissonné, entre autres, Avec Thiéfaine pendant son Vixi Tours XVII aux premières notes d’ »Autoroutes Jeudi d’Automne » et de l’inusable « Je t’en remets au vent ». Quelques années auparavant, sur Homo Plebis Ultimae Tour, il m’avait cueilli avec Ad Orgasmum Aeternum et je ne retiens que la part des Anges. Sans transition, Lafayette est très réussi, comme l’étaient les précédents albums de CharlElie. Je l’ai vu aussi plusieurs fois en concert et je garde encore en moi l’amertume de son passage annulé à l’Olympia. Un de mes tous premiers concerts était celui de Renaud en 1986. Je viens de réécouter « la place de ma mob », Lucien, Adieu Minette, j’irais plus dans vos booms, les charognards, je suis une bande de jeunes etc etc un de mes albums préférés sans doute parce que tant et tant écouté. J’ai revu Renaud en concert lors de sa précédente tournée. C’était fantastique dans tous les sens du terme. Fantastique de le revoir, de sentir l’amour pour son public et vice versa, et puis fantastique d’essayer avec 5000 autres de chanter juste sur ses chansons qu’il éructait comme il pouvait. A Little big man! Je voudrais bien le revoir cette année. C’est complet presque partout.
En tout cas, en vous lisant, on se sent moins seul.
Bonne route les filles!
Écrit par : stéphane | 02/06/2016
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