20/01/2019
Un roi tombé du ciel : Arthur H était au théâtre de Thionville hier soir !
"Sur la route blanche
Insouciant tu avances
Ta valise est vide
Ton habit de lumière repose sur la chaise". Arthur H (Le Passage).
C'est un univers cramé aux entournures et à la boutonnière, par on ne sait quelle chandelle qui se consumerait des deux bouts. Vous qui entrez ici, abandonnez toute référence, dépouillez-vous de toute certitude. Déchaussez-vous peut-être aussi car c'est nu et sans filet qu'il faut pénétrer dans l'espèce de théâtre magique où évolue Arthur H. Ce théâtre dont il nous livre quelques scintillements est sans commune mesure avec quoi que ce soit de préexistant. Parfois, pour se rassurer et ne pas perdre pied, on voudrait sentir ici le souffle enfumé de Gainsbourg, là l'empreinte magique de Jacques Higelin. Mais non, on aurait tort. C'est Arthur H, tout simplement, l'unique Arthur H à la voix écorchée. On l'écoute et nous voilà téléporté dans un monde où il est nécessaire de se frayer un passage à la machette. Lentement, à petits pas. Impatients, hommes d'affaires pressés, chrononévrosés : s'abstenir. On accueille en soi, un peu décontenancé, l'histoire d'une boxeuse amoureuse qui encaisse les uppercuts sans broncher, on se demande qui peut bien être cette Lily Dale qui s'en vient, qui s'en va, comme l'amour, ce chien fou et imprudent « qui court sur l'autoroute » (on ne serait pas étonné d'apprendre que c'est par un jeudi d'automne). Dans un « bar de l'est bleu de fumée », on croise des paumés magnifiques : fugitifs, estropiés, fugueurs, poétiques déserteurs. Bref, on rame dans les bas-fonds interlopes, les hôtels borgnes peuplés d'une étrange faune. On est en bonne compagnie, quoi. On y imagine aisément des « nuits qui ne durent pas plus d'un quart d'heure ». Une môme kaléidoscope te débarquerait là-dedans qu'on n'en serait même pas surpris. Mais non, j'ai dit pas de commune mesure, pas de comparaison. Et pourtant, quand on vient de la planète HFT et qu'on atterrit sur celle d'Arthur H, on n'est pas totalement dépaysé. Je dirais même qu'on est en territoire connu. Pas conquis, en revanche. Parce que la contrée Arthur H, ça s'apprivoise, ça ne se donne pas comme ça pour trois francs six sous, il faut creuser un peu à la sueur de son front, tel un chercheur d'or...
Hier, Arthur H était au théâtre de Thionville. Arrivée légèrement boiteuse et mélancolique pour moi, en ce lieu où je vis plusieurs fois Hubert (pas toujours à son avantage, mais « passons, passons, puisque tout passe », comme l'écrivait Apollinaire) et devant lequel tant de fois je grelottai avant ou après un concert, échangeant avec les uns et les autres (le Doc, Françoise Salvan-Renucci nous disant précisément en ce lieu que Thiéfaine était un génie, 655321 et j'en passe). Un endroit un peu hanté, donc, ce théâtre de Thionville...
Quelques minutes de ce « vague à l'âme léger, léger, léger, léger »* ont suffi à me convaincre que les êtres laissaient un peu d'eux-mêmes partout où ils passaient. Un je ne sais quoi, une trace subtile, sauvage, mais bien là pour qui est prêt à l'accueillir en soi. Et puis les lumières se sont éteintes et ils sont arrivés : Nicolas Repac, Raphaël Séguinier et lui, donc, Arthur H. Un peu frêle et roi pourtant. Trimbalant en sa suite, c'était palpable, cet univers dont je vous parlais plus haut. Je le vois et mes yeux s'emplissent de larmes, je ne sais pas pourquoi. Il n'a même pas encore posé la gravité abyssale de sa voix sur la musique, ses doigts ont seulement plaqué quelques accords sur le piano, mais c'est là, je ne sais pas comment ni pourquoi, je pleure d'émotion. Entre deux chansons, il nous dit que pour atteindre Thionville et ses « lumières surgissant dans la nuit comme celles de Las Vegas en plein désert », il a traversé, avec son équipe, de sombres forêts luxembourgeoises. Soudain, la ville un peu farouche et austère, coincée entre l'ombre de Metz et celle de Nancy, revêt un habit de paillettes. Et comment ne pas penser à Jacques Higelin transformant lors d'un concert la cité de Rombas en une province exotique aux contours sexys ? « Rooombass » qu'il disait, chantait, clamait, en roulant le R, s'il vous plaît ! Et l'on se sentait soudain fier d'être lorrain, même en ces coins un peu ternes de la région, on se disait qu'on avait peut-être encore tout à découvrir d'un exotisme qui jusque là nous avait échappé !
Les chansons, merveilleusement, s'enchaînent. On passe par tous les rythmes et toutes les émotions. C'est lent, puis endiablé, puis mélancolique, puis pétillant version champagne pour tout le monde. À un moment, Arthur se poste devant un drôle de meuble à peu près aussi énigmatique que le sont ses personnages quand on vient d'entrer en collision avec leur démence. Le meuble est fermé. Arthur H l'ouvre lentement et l'on se demande ce qui va s'offrir à nos yeux. C'est un splendide bric-à-brac que voilà ! Arthur en sort une bougie qu'il allume. Il se remet au piano et nous chante Sous les étoiles de Montréal. Chanson d'abord hermétique pour moi, mais dont je viens de comprendre le sens, je crois : ne serait-elle pas dédiée à la chanteuse Lhasa, disparue prématurément en 2010, à Montréal ? Un peu plus tard, Arthur H s'en retourne à son étrange meuble. Il s'assied devant, nous tournant le dos. Ce n'est pas de l'impolitesse, c'est de la pudeur. Il bricole, il agite un truc qui ressemble à une amulette. Son visage apparaît sur un écran, et c'est alors qu'au milieu d'un silence recueilli résonnent les paroles du Passage, chanson dans laquelle il évoque son père. À la fin, alors que tintent des gongs, légers, légers, légers, légers comme vague à l'âme, Arthur H allume un bâtonnet d'encens qui va se consumer durant quelques minutes. Des volutes se mettent à danser sur l'écran, papillonnantes arabesques qui disent combien Jacques est avec nous. C'est un moment chargé d'émotion, mais nullement pesant. Higelinesque en somme. On ne peut pas applaudir car déjà Arthur s'est remis au piano et enchaîne avec La boxeuse amoureuse. Sans doute a-t-il souhaité ce silence après le gong. La boxeuse amoureuse : une chanson qui me remue incroyablement à chaque fois que je l'entends, sans que je puisse bien identifier la cause de ce raz-de-marée. Mais voilà que tout s'éclaire lorsque j'apprends, de la bouche d'Arthur, qu'il est ici question de sa mère. En fait, ce monsieur, c'est l'élégance incarnée : ses textes regorgent d'éléments autobiographiques, mais sa pudeur les crypte, faisant disparaître l'intime sous des strates de pistes brouillées. Le meuble qui trône sur la scène, c'est bien plus qu'un simple meuble, c'est un mausolée dressé vers le ciel, un temple bâti en l'honneur de ceux qui ne sont plus. Un autel des morts comme on en trouve au Japon ou au Tibet, ai-je appris depuis. Vers la fin du concert, le mausolée s'anime et devient un petit théâtre où s'agitent, sous forme de marionnettes, Mohamed Ali, Arthur H lui-même et Lily Dale (sous les traits d'Annie Oakley, m'a-t-il semblé). Que devient Lily Dale ? La suite de l'histoire reste à écrire, et c'est ce que la petite marionnette suggère à son créateur. Pour le moment, en tout cas, elle coule des jours tranquilles dans une bicoque, quelque part en Amérique, et Jim, son amoureux, lui chante des chansons d'Arthur. Mais, déplore-t-elle, il y en a un qu'on ne voit plus. C'est le grand Jacques. Généreusement (c'est sa signature, on l'aura compris), Arthur propose alors d'interpréter une des chansons dudit grand Jacques. « Je ne peux plus dire je t'aime », nous susurre-t-il presque de sa belle voix qui ferait trembler un continent. Et voilà que mon cœur n'y tient plus, la bonde explose, ça coule, ça fuit de partout, et ça ne sert à rien de retenir les larmes, je ne peux pas faire semblant : Jacques faisait tellement partie de ma vie... Dans la salle, fleurissent de brusques accès de toux dont je me dis qu'ils sont nés de l'émotion et destinés à écraser quelques sanglots. Jacques est avec nous, certes, mais qu'est-ce qu'il nous manque, putain, c'est pas vrai que cela fait déjà neuf mois sans lui et que rien n'est sorti de cette gestation douloureuse.
Et j'en reviens à la conviction qui s'est implantée en moi juste avant le concert hier : on sème quelque chose de soi partout où l'on passe. Un souffle, une énergie, une étoile, peut-être rien qu'un grain de poussière. Mais pour celui qui passe par là et achoppe sur ce miracle, c'est une douce consolation. Presque une révélation. Jacques Higelin a laissé, sur bien des trottoirs, sa démarche dansante, sur bien des scènes son grain de folie, en bien des cœurs ses mots qui portaient, qui réveillaient, qui enchantaient.
Quant à son fils, il a su mêler hier démesure, gravité, légèreté, émotion et grâce, oscillant sans cesse, et toute la salle avec lui, d'un point incandescent à un autre. De la flamme à la braise, jusqu'à extinction des feux.
En quittant Thionville, j'ai trouvé que ses lumières avaient quelque chose d'américain, mais je n'aurais su dire quoi au juste...
*Vague à l'âme, Jacques Higelin.
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07/01/2019
Hubert, Félix, Thiéfaine ... et les autres (parce qu'il y en a plein, vous allez voir !)
"L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes : il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent". CHATEAUBRIAND
Thiéfaine : personnalité scindée ? Personnalité multiple ? Que faut-il dire ? Et multiple de combien, tiens ? Vous savez, vous ? Au commencement, déjà, l'obscurité identitaire, la complexité labyrinthique, annoncées par ce nom à rallonges qui semble sonner comme une plaisanterie. Ou comme une question : Hubert, Félix ou Thiéfaine ? Et d'ailleurs notre artiste ne se priva pas de la poser, cette question, sur une pochette de disque, pour qu'on n'en finisse pas de se questionner nous-mêmes, à l'infini. Qui est-il ? Le saurons-nous jamais ? Tout cela me fait penser à un livre paru en Allemagne il y a quelques années : Wer bin ich – und wenn ja, wie viele ? Traduction : Qui suis-je – et si oui, combien ? Vous voyez le genre ?! En tout cas, pour en revenir à HFT, ou Thiéfaine, ou Hubert, etc. : ce qui est bien, avec les rallonges, c'est qu'on peut aussi ne pas s'en servir. On a donc tout à fait le droit de se contenter d'un simple Hubert (familier, affectueux), on peut pousser un peu plus loin et dire Hubert-Félix (moins répandu, mais possible). On peut opter pour Thiéfaine (ô douces sonorités faisant songer un peu à Verlaine !), on peut choisir HFT. Tout est permis. Cela peut être selon l'humeur. Une chose est sûre : c'est pratique quand on écrit des billets pour un blog ; voilà déjà un bon petit réservoir de synonymes !
Je vous dis tout ça parce que je viens de regarder une émission savoureuse et délirante dégotée sur YouTube et intitulée « Hubert, Félix, Thiéfaine … et les autres » ! Une pépite ! Si vous ne l'avez jamais vue, foncez ! On découvre là un Thiéfaine brindezingue, les yeux contemplant on ne sait trop quel chaos, et qui nous dit, entre autres, qu'un individu est constitué de 14 000 personnages qu'il convient de faire émerger de son bordel intime avant de mourir. J'aime bien l'idée. Ça fait du monde en tout cas ! Moi je ne sais pas où j'en suis dans les personnages que j'ai fait remonter à la surface, je ne les compte plus depuis longtemps, et c'est à se demander si tout cela est bien sérieux, si c'est de l'art, de l'amour ou du cochon.
J'arrête là mes élucubrations, regardez la vidéo et dites-moi ce que vous en pensez, si vous voulez bien sûr. Dans son œuvre, Thiéfaine a souvent évoqué son double (cf. Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable, Was ist das Rock'n'roll ? et plus récemment Infinitives voiles ... et j'en oublie sûrement), on sait aussi qu'il aime se glisser dans la peau de nombreux personnages (La môme kaléidoscope résumant bien ce côté caméléon à la Gary), mais 14 000 entités ! Waow, ça fait rêver, ça veut sûrement dire qu'il nous réserve encore bien des surprises, que certains personnages n'ont pas encore vu le jour, si vous voyez ce que je veux dire (et là, gros yeux énamourés pour tout le monde : on imagine déjà le jour magnifique où l'on tiendra entre ses mains le nouveau graal, je veux dire ni plus ni moins que le nouvel HFT). Le documentaire dont je vous parle date de 1983 et regorge de phénomènes hauts en couleur, Thiéfaine n'étant pas le moindre dans cette foule absconse !
Autre chose encore : sous le sapin de Noël, quelqu'un qui me connaît bien a eu la bonne idée de glisser le dernier CD de Véronique Sanson. Jubilation profonde étant donné, petit a, que j'aime beaucoup Sanson (sa voix, ses textes, son univers, ses déchirures) et, petit b, que je comptais m'acheter ce CD un jour ou l'autre. Le duo avec Thiéfaine : de grande qualité selon moi. La voix d'Hubert : nette, coupante, posée, s'accordant à merveille avec celle de Véro. Les paroles : pas très gaies, mais seyant bien à notre homme et à notre femme. Encore une histoire d'amour qui finit mal, ça n'en finira donc jamais. C'est comme ça, c'est la vie, il y a là-dedans un chagrin des glandes insurmontable, que l'art peut peut-être exorciser. Bonne année à tous ! Qu'elle soit donc thiéfainienne en diable, il n'y a que ça de vrai, n'est-ce pas, ou presque !
19:01 | Lien permanent | Commentaires (24)