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13/05/2023

Fièvre résurrectionnelle

"La vie est deuil. Un putain d'interminable deuil". François CAVANNA

 

1992. Il y a ce chanteur qui entre dans ma vie par la grande porte. Ou plutôt par un ascenseur. Peut-être bien celui de 22h43, allez savoir. En tout cas, c'est par une nuit déjà froide de septembre qu'il se pointe. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il va déboulonner quelques-unes de mes certitudes. Je croyais que Gainsbourg et moi ou encore Renaud et moi, c'était indépassable, eh bien non ! Soudain, il n'y a plus que ce drôle de type. Qui vient rejoindre, dans la somme de mes éblouissements, les Baudelaire, les Rimbaud, les Verlaine. Pas piqué des vers, le monsieur, c'est le cas de le dire. Très vite, l'adolescente que je suis encore flaire qu'elle tient là un durable motif d'exaltation ! De là à penser que l'exaltation durera toute sa vie, il n'y a qu'un pas … que j'ai largement franchi depuis. Combien de fois m'est-il arrivé de retrouver d'anciennes connaissances, d'anciens collègues qui m'ont dit : « À chaque fois que j'entends parler de Thiéfaine, je pense à toi ». Immense fierté d'être systématiquement associée à lui. Trop la classe, franchement, sans vouloir me vanter (ce que je fais pourtant).

Alors oui, j'ai dix-neuf ans en 1992 et je me prends une décharge électrique en plein cœur. De celles qui, presque, justifieraient l'inconvénient d'être né(e). Ou même, allez je prends le risque, le justifient. Bien sûr que si rien ni personne ne m'avait tirée du néant, aucune conscience ne m'aurait jamais effleurée. Thiéfaine ou pas, ça n'aurait rien changé à la face de mon monde qui, précisément, n'aurait pas existé. Mais puisque deux êtres, disparus aujourd'hui, jugèrent un jour utile d'appeler à la vie un autre enfant après le premier, eh bien autant que mon inconvénient d'être née soit tout de même un peu fleuri par endroits. Sincèrement, si l'œuvre de Thiéfaine ne m'avait pas percutée de plein fouet, il aurait manqué une sacrée dimension à mon existence. Je crois qu'elle aurait été un peu fadasse de temps en temps. Thiéfaine, encore maintenant en pleine maladie, c'est celui qui réveille ma sensibilité. Sortie de l'hôpital, la démarche farouche, le pas incertain et le regard un peu hébété, j'avais l'impression que plus rien ne pouvait me secouer réellement. Il y a même eu un moment où m'est venu le dégoût des livres. Oui ! J'en avais trop lu dans ma chambre stérile. Je n'en pouvais plus de ces compagnons d'infortune. J'étais certes bien contente de les avoir fréquentés dans mon univers aseptisé, mais justement : par la suite, et pendant de longues semaines, ils étaient condamnés, les pauvrets, à me rappeler sans cesse le cauchemar vécu et pas encore tout à fait surmonté. Bon, ça s'est arrangé au fil du temps et je lis de nouveau avec grand plaisir. La musique dans tout ça ? Je n'en ai pas beaucoup écouté à mon retour de l'hôpital. Il y avait comme une césure dans ma vie, un truc difficile à expliquer. Comme l'impression de flotter à la surface des choses. De ne pas pouvoir en pénétrer l'intime substance. C'est que je me battais pour ma survie, tout un programme ! Et puis, un jour, en voiture (cela faisait déjà un bout de temps que j'étais sortie de l'hosto), une de mes filles proposa qu'on écoute Thiéfaine. Oui, j'ai des filles qui proposent ça régulièrement. Trop la classe, franchement, sans vouloir me vanter (ce que je fais pourtant). Et là, sur Mathématiques souterraines, je devins fontaine. Bien sûr que cette chanson avait encore le pouvoir de me disjoncter ! Plus tard, ce fut La dèche, le twist et le reste. Souvenirs en pagaille d'un amour vécu au sortir de l'adolescence, dans une profonde détresse. Dans la dèche, le twist et le reste, quoi. Encore un peu plus tard (choix opéré par ma fille Clara), Je t'en remets au vent. Souvenirs en pagaille de ma mère qui aimait tellement cette chanson qu'elle l'avait enregistrée plusieurs fois de suite sur la même cassette afin de pouvoir l'écouter en boucle. Eh oui, je viens d'un monde obsolète... Ensuite La ruelle des morts. Fontaine, de nouveau je bois de ton eau. Celle de mes larmes. C'est vrai que les deuils se ramassent à la pelle comme des cons. C'est vrai que la nostalgie est toujours ce qu'elle était : un machin qui te démonte les tripes.

Alors voilà. Je ressuscitai. Par la grâce de quatre chansons. Dans la voiture, ce jour-là, je me dis que je n'étais pas encore tout à fait morte cérébralement. Ouf.

N'empêche que, quand même, à l'approche de la cinquantaine (il y a encore un an, je redoutais les cinquante ans, maintenant je me dis que ce serait pas mal de les avoir), je me sens autorisée à féliciter l'adolescente un peu paumée que je fus et qui sentit, sans pouvoir encore le formuler concrètement, que Thiéfaine et elle, c'était pour la vie ! À l'époque, je ne savais pas qu'un jour il écrirait Des adieux, Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable, Annihilation, En remontant le fleuve, Page noire, et j'en passe, mais quelque chose, en moi, a dû espérer fortement la naissance de ces chefs-d'œuvre. Quelque chose, en moi, a dû savoir que le poète (car c'en est un, on ne m'enlèvera pas cette conviction) ne me décevrait pas. Encore une fois, je ne suis que gratitude. Je sais, je sais, ça paraît exagéré, et même un peu dingue. Mais je m'en moque. Je répète : encore une fois, je ne suis que gratitude. Parce que celui qui, dernièrement, m'a ramenée à l'émotion artistique que je croyais perdue, c'est encore lui, Hubert-Félix Thiéfaine !