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25/11/2014

Stratégie de l'inespoir

La pensée du jour : "C'est effrayant ce qu'on en a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu'on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu'une même ombre les confond déjà. On ne sait plus qui réveiller en vieillissant, les vivants ou les morts". Louis-Ferdinand CELINE

 

 

Bien sûr, je suis en retard pour écrire un billet sur Stratégie de l’inespoir ! Bien sûr, les visiteurs de ce blog m’ont connue plus assidue et plus empressée ! Désolée ! Cette fois, compte tenu de l’accueil mitigé qui a été fait à cet album, j’ai voulu prendre mon temps, ne pas foncer tête baissée dans la description hâtive d’un ressenti encore incertain et susceptible d’évoluer.
J’ai donc écouté Stratégie de l’inespoir plusieurs dizaines de fois depuis que je l’ai. Première écoute peu convaincante, je l’avoue. J’avais l’impression d’être paumée dans cette œuvre de bric et de broc, évoquant sans transition l’horreur du goulag et le fantasme brut, entre autres. Je ne m’y suis d’abord pas retrouvée dans ce « patchwork » ! Puis, je me suis dit que de toute façon, il en avait toujours été ainsi avec tout album de Thiéfaine. À chaque fois, je me suis sentie déroutée. Donc : ne jamais donner d’impression définitive, il faut prendre le temps d’accueillir l’œuvre en soi, la triturer un peu pour en explorer les entrailles, les douceurs et parfois les âpretés. Et voir ce qui résiste réellement au bout du compte, ce qui nous semble définitivement pas pour nous, voire inaudible.

 

Cela commence fort, je trouve, avec une remontée du fleuve extrêmement bien envoyée, riche d’images foisonnantes. On s’y croirait ! Le Styx comme vous ne l’avez jamais vu ! J’adore cette entrée en matière. La musique colle parfaitement au texte, la fin semble s’évaporer dans des brumes inquiétantes, je retrouve là tout ce que j’aime chez Thiéfaine, et notamment sa capacité inégalable à créer des ambiances. J’adore aussi les associations de mots (« complexité sinistre », « furieux miroirs », « somptueuse noirceur »). Tout est bon, y’a rien à jeter, sur le fleuve bouillonnant, il faut tout emporter ! Cette fois, « les dieux s’encanaillent en nous voyant pleurer ». Finie la grande époque où ils jalousaient nos corps et où nous balayions l’éternité, démiurges insatiables réinventant les cieux !

 

Angélus vient se faufiler ingénieusement là-dedans, s’engouffrant audacieusement dans les brumes inquiétantes dont je parlais. Après la traversée du fleuve des Enfers, la rencontre furtive avec un Dieu qui semble être une affaire classée (je sais, les avis sont partagés là encore, mais moi je ressens cette chanson comme un salut sans retour possible, une porte que l’on claque et qu’on ne rouvrira pas).

 

Fenêtre sur désert continue à me plaire. Texte, musique, je reçois tout cinq sur cinq. La mélancolie qui se dégage de l’ensemble me bouleverse.

 

Stratégie de l’inespoir, j’aime aussi. Un texte plus lisse, moins riche que celui du premier titre, En remontant le fleuve, d’accord. Mais quand même quelque chose qui coule plutôt bien et se laisse écouter tranquillement.

 

Vient ensuite le percutant Karaganda (camp 99). Une musique qui cogne, tout comme le texte. Un rythme qui, à mes oreilles, frise le staccato, mais je n’y connais strictement rien dans le domaine de la musique et ne suis pas trop sûre de mon coup ! En tout cas, critique pertinente du communisme dans ses bavures immondes. La phrase de Sartre (« tout anti-communiste est un chien ! ») est mise en exergue de façon ironique avant ce pamphlet ! Difficile de contredire Thiéfaine ici. Moi qui planche depuis de longues années sur le sombre passé est-allemand, je ne vois que des Karaganda de l’autre côté du rideau de fer…

 

Mytilène Island nous tombe ensuite dessus comme une mauvaise pluie acide. Je n’aime pas du tout cette chanson, je me permets de le dire sans ambages. Déjà, le thème ne me parle pas et me semble tellement relever de l’intime que l’étaler ainsi au grand jour me paraît inconvenant. Quant à la musique sirupeuse qui accompagne le tout, je n’en dirai rien, tout est contenu sans doute dans l’épithète « sirupeuse » !

 

Résilience zéro m’a drôlement perturbée dès la première écoute. Pour tout vous dire, dans la nuit de dimanche à lundi, je l’ai eue sans discontinuer en tête, je me la chantais en boucle. Elle me touche, elle ramène à l’enfance et à tout ce qui a pu en faire un enfer, un truc qui nous laisse une nausée en travers de la gorge. L’image de l’instituteur qui se trimbale la blouse tachée de sang ne laisse pas de me titiller. On est dans l’outrance, bien sûr, mais qui sait ce qui se cache réellement derrière les mots ? La résilience : le pays où l’on n’arrive jamais ? Le truc impossible à atteindre une fois que le mal est trop profondément inscrit dans la chair ? L’âge avançant, peut-être que les blessures ressurgissent avec plus d’acuité encore ? J’aime aussi l’idée que, passé le joyeux babil bordélique de la tendre enfance, il va falloir apprivoiser le verbe, en connaître les règles et s’y soumettre. Souvenirs aigres pour moi aussi, les cours de récré m’ayant toujours flanqué un cafard indicible, et les instits dépourvus de psychologie n’ayant pas manqué dans le paysage de mon enfance !

 

Tout en écrivant cette note, je tourne les pages du livret du CD et tombe sur cette photo en noir et blanc qui m’a frappée aussi : le décor suranné dans lequel pose Thiéfaine ressemble étrangement à la chambre autrefois attenante au grenier de mes grands-parents. Cette pièce était nimbée de mystères aux yeux de l’enfant que j’étais. J’adorais m’y planter des heures durant et contempler fiévreusement les tableaux religieux qui ornaient les murs.

 

Lubies sentimentales me semble dans la lignée de Bouton de rose. Les dentelles de la femme demeurent un point d’ancrage rassurant. Les chœurs de la fin me plaisent beaucoup.

 

Arrive ensuite Amour désaffecté dont le texte me semble malheureusement quelque peu bâclé. C’est mon deuxième bémol, après Mytilène Island. Je ne m’attarde pas, j’ai toujours pris le parti de parler ici de ce que j’aimais et de laisser de côté ce que je n’aimais pas !

 

Médiocratie me plaît, sans plus. Après Lobotomie Sporting Club, on aurait pu espérer un texte plus grinçant peut-être. Je trouve que « ça manque un peu de verbe aimer » ne ressemble pas à Thiéfaine, que ça tombe comme un cheveu sur la soupe, comme une scorie dans une écriture allant d’habitude directement à l’os, sans s’encombrer de gras!

 

Retour à Célingrad est à mes yeux l’un des joyaux puissants de Stratégie de l’inespoir. Un texte divinement célinien sur une musique bien rythmée. J’adore ! Il ne manque qu’un mot que j’ai toujours adoré lire sous la plume de Céline : « chichiteux » !

 

Toboggan est la chanson d’un homme qui se retourne sur son passé et s’interroge sur la pertinence de son œuvre. A l’automne de sa vie, il se sent truand sur les bords, pas certain que le succès ne soit pas usurpé, si j’ai bien tout pigé. Et il sent aussi la menace du temps qui passe et s’accélère vertigineusement, le conduisant au toboggan, qui n‘est rien d‘autre qu‘un échafaud. Toboggan, image incongrue peut-être, et pourtant tellement bouleversante selon moi. Loin, les toboggans de l’enfance sur lesquels on glissait insouciants (c‘était avant le « verbe intransitif et déroutant » !) , il va falloir passer aux choses sérieuses, et ne pas reculer devant l’épreuve. J’aime cette chanson où se disent pudiquement la fragilité de nos vies et la peur qui nous saisit quand l’avenir se rétrécit comme une peau de chagrin.

 

Père et fils vient mettre le point final à cet ensemble somme toute harmonieux (vous voyez, plusieurs écoutes étaient nécessaires pour que le patchwork s’organise !). On passe le flambeau au fiston qui est dans la fleur de l’âge.

 

Faut-il voir des symboles partout ? Et, par exemple, compléter la citation qui ouvre le livret : « le fou a chanté dix-sept fois », faut-il aller jusqu’au bout d’un raisonnement cruel et se dire « puis il est mort de désespoir », d’où l’importance de la transmission de père à fils ? Je ne sais pas, je pose seulement la question.

 

En tout cas, pour moi, cet album s’inscrit à part entière dans l’œuvre de Thiéfaine, il la complète et l’augmente merveilleusement bien. Je vois des liens intertextuels partout, « j’appelais l’horloge parlante pour avoir de la compagnie » fait écho à « allô SOS amitié », « les dieux s’encanaillent en nous voyant pleurer » rappellent « les dieux sont jaloux de nos corps, nous balayons l’éternité », mais cette fois la vapeur s’est renversée, les dieux reprennent le dessus et opposent un sourire goguenard à nos terreurs d’hommes. Le temps s’accélère pour nous et nous entraîne dans la grande bouilloire. Les dieux, eux, ont repris leurs droits, nous ne sommes que des êtres humains qu’un toboggan mesquin viendra précipiter bientôt dans le « berceau final »…

 

 

 

 

11/11/2014

Fenêtre sur désert

La pensée du jour : "Les livres m'entourent et c'est la compagnie rêvée". Jean-Claude PIROTTE

 

J'arrive peut-être un peu tard pour vous mettre ici les paroles de Fenêtre sur désert, le deuxième titre de Stratégie de l'inespoir. Il a été diffusé hier soir, je crois, et c'est à la faveur d'une longue insomnie dont j'ai le secret que j'ai pu le découvrir. Sans ces deux heures de creux dans ma nuit, j'en serais toujours à attendre bêtement que les trains passent au milieu d'un paysage désolé...

Première écoute : sidérante ! Deuxième, troisième, centième écoutes : sidérantes ! C'est du Thiéfaine, sur toute la ligne, c'est son univers flirtant avec la folie et les bas-fonds, et cette lourde mélancolie qu'il traîne comme une valise trop chargée. En un mot comme en cent : j'adore ! La détresse suinte par tous les pores de ce texte qui vous plonge sous la peau comme un couteau tranchant. La musique, lancinante, ajoute son grain de sel sur les plaies purulentes. L'ensemble trouve un écho profond en moi. Souvenirs d'amours aux rues barrées, souvenirs d'errances dans le vide sidéral de l'impossible. Je suis bouleversée, c'est tout !

 

Voici les paroles de ce sublime "lamento" :

 

Derrière les buissons d'amarantes

Qui roulent sous le vent du désert

Je vois des ombres lancinantes

Qui rôdent affreuses et solitaires

Des ombrelles et sous la Grande Ourse

Du temps des étés délétères

Où je jouais les garçons d'course

Au service de tes jeux pervers

 

Souvenirs de baisers volés

De cercles vicieux infernaux

De lèvres au goût d'herbe mouillée

Et de démons à fleur de peau

A fleur de peau

 

Je me revois rêveur errant

Riant au milieu des pourceaux

À qui tu jetais tes diamants

Tes perles et tes vade retro

Pour toi j'ai dansé chez les faunes

Les baltringues et les souffreteux

Et j'ai brûlé ma couche d'ozone

En voulant traverser tes yeux

 

Souvenirs de baisers volés

De cercles vicieux infernaux

De lèvres au goût d'herbe mouillée

Et de démons à fleur de peau

À fleur de peau

 

Je me gare plus en double file

Devant l'hôtel des vieux amants

Et l'on me ramène à l'asile

Après avis d'internement

J'écoute les jours qui s'enfuient

Dans les eaux noires d'un lit glacé

J'ai trop traîné devant tes nuits

Dont les portes m'étaient fermées

 

Souvenirs de baisers volés

De cercles vicieux infernaux

De lèvres au goût d'herbe mouillée

Et de démons à fleur de peau

À fleur de peau

 

Paroles : Hubert-Félix Thiéfaine

Musique : Arman Méliès (?)