29/01/2012
Extrait de chanson magazine n°14 (suite de l'interview)
La pensée du jour : "On est et on demeure esclave aussi longtemps que l'on n'est pas guéri de la manie d'espérer". CIORAN
Suite de l'interview, donc :
Quelles sont les raisons de ton silence obstiné face aux média ?
Disons que mes relations avec les média font partie des choses qui ne m'intéressent pas.
Ton refus de faire toute promotion...
Je ne le refuse pas complètement. La preuve c'est que je suis là.
Tu te sens proche d'un mec comme Manset ?
Par la discrétion sans doute. Je suis comme lui du Crabe, et même ascendant crabe. Planeur, introverti... Le mieux pour un cancérien, c'est qu'on lui foute la paix !
Ça veut dire que tu regrettes d'avoir fait certaines choses comme « Les enfants du rock » l'an dernier ?
Non, je l'ai fait, je l'ai fait. J'ai tendance à devenir amnésique quand ça m'arrange. Le seul regret vis-à-vis de cette émission, c'est d'avoir laissé les types de la télé saccager notre son de scène... Et puis ces interviews dont les questions étaient coupées, ça ne voulait plus rien dire ! Bon, passons !
Ces pochettes de disques où l'on ne te voit jamais, ces télés où tu ne fous jamais les pieds, c'est une envie de rester inconnu ?
Comme disait ma grand-mère en 1922, pour vivre heureux, vivons cachés... C'est une façon de jouer à cache-cache. Une façon aussi de suivre ma propre nature. Je l'ai déjà dit, dans la vie, je suis un mec relativement discret.
Ça veut dire quoi pour toi, « arriver » dans ce métier ?
Ah ! Tu vois, je ris ! Arriver où ? Arriver à quoi ? C'est complètement dérisoire. Je ne me suis jamais dit : « Putain ! Je suis arrivé ! » Attention, je ne nie pas le plaisir narcissique que j'éprouve à jouer devant un public nombreux. N'oublie pas que j'ai commencé avec cinq spectateurs ! Faut pas déconner non plus : c'est toujours plus intéressant de réussir dans son truc que de perdre. Seulement, ça ne résout pas tout. C'est pas vraiment la panacée.
Mais quand tu étais devant cinq spectateurs, ton but était d'arriver à 3000 ?
Non, c'était surtout d'arriver à en vivre et sortir de la dèche. Et puis aussi de corriger mes défauts. Je sentais très bien que j'en étais encore à une phase brouillon et qu'il me fallait bosser !
Sur ton dernier disque, certaines chansons proposent des images plus immédiates parfois, qu'avant...
D'une façon générale, j'essaie d'être plus simple ! Alors ça se ressent aussi dans ma façon d'écrire ! Souvent quand je commence une chanson, je pars en écriture automatique, ce qui me donne des associations d'images assez jolies mais pas toujours très compréhensibles. Alors, dans un deuxième temps, j'analyse et je corrige en réorganisant le tout pour que ce soit logique. Je crois qu'aujourd'hui je contrôle de mieux en mieux cette phase. Depuis Dernières balises, mes images sont de plus en plus claires... Sauf évidemment pour les amateurs de « reader digest » qui m'ont définitivement classé chez les hermétiques.
On a l'impression que cet album reste dans la même « veine » que les deux précédents. Or la dernière fois, tu m'avais dit que tu pensais « sortir du noir »... (voir Chanson n°4).
Il ne faut pas toujours m'écouter... Je dis beaucoup de conneries ! Je crois qu'à cette époque, je me faisais beaucoup d'illusions. Je prenais souvent mes rêves pour des réalités. Sortir du noir pour moi, c'était imaginer les terriens pleinement heureux, intelligents, brillants... Hé oui ! Je suis naïf ! Aujourd'hui je me force à moins planer et à côtoyer un peu plus fréquemment le réel – ce qui ne veut pas dire que je ne rêve plus. J'aime bien ma naïveté. Pour répondre à ta question, il y a quelques années, j'avais fait une sorte de plan : je vais faire ça, puis ça et ça. En fait, ça s'est passé autrement. Personnellement je ne trouve pas cet album vraiment noir. Tout dépend de ce qu'on appelle noir !
C'était quoi « faire ça » ?
C'était une trilogie. Partant de Dernières balises, qui est quelque chose d'assez sordide et souterrain, je voulais parvenir en trois albums à la big montagne nietzschéenne. C'était retrouver « les fous dansant sur la colline » dont parle Jim Morrison dans un de ses poèmes. Mais j'ai perdu la foi en cours de route. Je n'aime plus les prophètes.
Et cette fameuse énergie dont tu me parlais ?
Je fais confiance à mon instinct de survie. Il est plus fort que je le pensais. C'est là où je mets mon énergie.
Tu me dis que cet album est moins noir, et tu as pourtant une position plus « dure »...
Je ne cherche pas à faire des disques plus noirs, moins noirs, plus blancs, ou en couleurs... J'essaie seulement de suivre mon inspiration du moment. Je fais les choses intuitivement, je ne suis pas toujours à me torturer les méninges !
Est-ce que ta démarche est de détruire toute illusion pour ne pas être déçu ?
Non, ce n'est pas ça. Ce serait plutôt le refus de me charger inutilement. Ce n'est pas la question d'avoir peur d'être déçu, mais seulement de garder l'esprit disponible. Et puis le vrai problème n'est pas là... On ne peut pas tout expliquer non plus.
Il y a quelque chose dont tu es sûr ?
Oui. La nature, l'amour et la connerie humaine.
Cela me plaît de finir sur ces mots aujourd'hui ! Décidément, cette interview est formidable. Il y a là tout Thiéfaine, son auto-dérision ("Il ne faut pas toujours m'écouter... Je dis beaucoup de conneries !"), son refus de se lancer, au sujet de ses oeuvres, dans des explications de texte kilométriques, sa grande culture aussi.
"Comme disait ma grand-mère en 1922" me fait forcément penser à une chanson qui viendra plus tard ("Portrait de femme en 1922").
Si, parmi vous, quelqu'un a le poème de Jim Morrison dans lequel il est question des "fous dansant sur la colline", je veux bien qu'il le mette dans les commentaires ou me l'envoie.
12:20 | Lien permanent | Commentaires (4)
28/01/2012
Extrait de Chanson magazine n°14 (suite)
La pensée du jour : "Rien ne rend modeste, pas même la vue d'un cadavre". CIORAN
Comment avez-vous réagi face à la fameuse rumeur : « Thiéfaine est mort » ?
En ressuscitant le troisième jour !
D'où vient cette rumeur ?
Je n'en sais absolument rien... et je m'en fous ! N'importe quel idiot peut lancer n'importe quelle rumeur, c'est facile.
La première fois que tu as entendu cela ?
J'ai rigolé. Dans la rue on me prenait pour un fantôme. C'est normal, j'ai toujours été un peu zombie !
Titre de ton album : « Alambic/sortie sud »...
Je trouvais ça joli. A l'origine, c'était le titre d'une chanson.
« Sortie sud » ne signifie rien de spécial ?
Chez les Indiens d'Amérique, particulièrement chez les Sioux du Dakota, le sud, le grand sud, c'est la mort.
Castaneda en parle également. Et alambic ?
C'est un bel instrument pour distiller la gnôle ! Ce qui m'emmerde dans les interviews, c'est que souvent on me demande d'expliquer des choses qui me viennent intuitivement !
Choisir de revenir sur scène seulement l'an prochain, ce n'est pas intuitif, ça ?
J'ai l'avantage de me connaître en dehors de la scène et, sans micro dans les mains, je me trouve pas mal non plus !!! La scène c'est bien si l'on n'en abuse pas ! Je crois que ces dernières années, j'ai fait quelques excès... Aujourd'hui je veux prendre mon temps !
Deux noms sur ta dernière pochette : Thiéfaine et Mairet, qui a écrit quelques musiques depuis ton deuxième album ainsi que les arrangements depuis le quatrième...
Le titre de l'album se présente comme le titre d'une chanson avec, entre parenthèses, les noms de l'auteur et du compositeur. J'avais envie de dire comment le disque s'était fait et notamment d'insister sur le travail de Claude.
Pourquoi as-tu cessé d'écrire toute musique ?
La flemme sans aucun doute ! Non, la vérité, c'est qu'à la suite d'un accident, je suis resté presque un an sans pouvoir jouer de guitare et je n'ai jamais réussi à m'y remettre comme avant... Et puis surtout, je voulais faire cette expérience de collaboration totale avec Claude... depuis très longtemps d'ailleurs.
Sur cet album, à part Claude Mairet, sont absents tous les musiciens qui t'ont suivi jusqu'à présent...
Jason (surnom de Michel Richard, guitariste, arrivé sur la tournée de l'an dernier) continuera à travailler avec nous, sinon ben ... oui ... on ne peut pas toujours vivre et travailler avec les mêmes gens. Avec les anciens musiciens, ça ne collait plus très bien, ça tournait à la routine, il fallait qu'on se sépare !
21:24 | Lien permanent | Commentaires (8)
27/01/2012
Extrait de Chanson magazine n°14
La pensée du jour : "Quand, au lever, on est mal luné, il est inévitable qu'on aboutisse à quelques découvertes atroces, ne fût-ce qu'en s'observant". CIORAN
Voici ce soir le début d'une petite série bien sympathique !! Un thiéfainaute m'a envoyé une interview de Thiéfaine, datant de février 1985. Une interview parue dans le magazine Chanson, dont le rédacteur en chef n'était autre que Jean-Louis Foulquier !
STILL ALIVE ! HUBERT-FELIX THIEFAINE
Sus aux rumeurs ! Rangez vos chrysanthèmes ! L'artiste est toujours vivant, déteste toujours autant les interviews et nous en accorde une en exclusivité !
Secret et discret, Thiéfaine ne cherche pas à faire parler de lui. Il écrit ses chansons, les chante, et ne veut surtout pas avoir à expliquer quoi que ce soit. Il ne renierait sans doute pas cette dernière chanson de Couture : « Mille interviews pour lever le voile comm' s'il fallait que j'avoue un secret d'étoile ... »
Thiéfaine se tait. Et le voilà flanqué de quatre disques d'or. Les média peuvent aller se coucher. Thiéfaine se tait. Et voilà que depuis un an, les bruits les plus fous courent sur lui. La rumeur s'enflamme. Ça devient franchement délirant. Le courrier adressé à Chanson a pour refrain systématique : « On m'a dit que Thiéfaine était mort, c'est dégueulasse, personne n'en a parlé... » !!! Voir plus loin la réaction de la personne concernée... Laquelle refuse de se plier au petit jeu impliquant les balades télévisuelles et journalistiques à n'en plus finir. La belle occasion pour dire que l'artiste, devant son succès croissant, se prend la « grosse tête »...
Ceux qui l'ont un jour croisé vous parleront peut-être de la certaine simplicité de l'individu. Celui-là ne bave pas de prétention pour qu'on le supplie d'ouvrir la bouche; il rêve simplement qu'on lui foute la paix. Mais quand on persiste à faire des disques ravageurs, il faut s'attendre à devoir rendre des comptes !
Après trois albums déconnants, où les musiques oscillent entre le folk et le rock, où les textes se gargarisent d'humour noir tout en laissant parfois percer beaucoup de rage et de violence (voir Alligators 427), ont suivi deux disques d'une franche couleur rock, rock à la fois nerveux et limpide se mariant admirablement avec un univers complètement sombre où la dérision a pris ses cliques et ses claques. « On peut tout cacher derrière le rire et l'ironie jusqu'au jour où il n'y a plus rien parce qu'on a tout détruit », nous disait Thiéfaine l'an dernier pour expliquer cette coupure. Passer outre les tabous d'une société qui cache soigneusement tout désespoir et états suicidaires, en parler lui semblait une démarche importante pour ne pas « perdre son énergie à faire semblant de vivre ».
Dans Les dingues et les paumés, il écrit un tableau saisissant de la folie : « Ce sont des loups frileux au bras d'une autre mort piétinant dans la boue les dernières fleurs du mal... » Quand souffrance et désespoir arrivent enfin à être exprimés et non plus refoulés...
Aujourd'hui, après le « live » de 1983, sort son sixième album Alambic/sortie sud. Dans ce disque où l'on ne peut s'empêcher de sourire devant certaines expressions fatales comme « la terre promise en kit », la lucidité est tout aussi présente, sinon davantage qu'avant. Celui qui écrit « j'ai ma bombe à étrons et j'ai mes droits de l'homme et j'ai ma panoplie de pantin déglingué » ne peut être étranger à quiconque s'est un jour demandé ce qu'il foutait sur cette planète où le règne d'Ubu roi ne semble pas près de s'achever.
Les textes ne se privent toujours pas d'être parfois hermétiques, d'être parfois sordides, d'être souvent violents et souvent d'une particulière intensité. Loin d'être rassurant, Thiéfaine continue d'être dérangeant et dans une certaine mesure provocant.
Tous ceux qui se sont un jour plongés dans Nietzsche, Céline, Lautréamont, Castaneda et quelques autres ne peuvent que ressentir parfaitement ce disque et les précédents. Je précise que les noms cités ne sont pas des références destinées à étiqueter Thiéfaine, celui-ci poursuivant sa propre démarche.
Une dernière chose, cette interview s'est déroulée dans la décontraction et fut ponctuée de pas mal de rires. Ceci pour dire que Thiéfaine est de ces artistes qui aiment parler sérieusement, sans pouvoir pour autant se prendre au sérieux.
21:15 | Lien permanent | Commentaires (15)
24/01/2012
Deux bonnes nouvelles
La pensée du jour : "L'allemand est une langue injustement décriée". Gérard MORDILLAT
Nous, les doux dingues qui suivons fiévreusement HFT depuis de longues années, qui sommes toujours prêts à commettre toutes les folies pour avoir le plaisir de voir le Jurassien sur scène, nous avons bien des raisons d'ouvrir une bouteille de vin jaune en ce début d'année ! Premièrement, Thiéfaine sera à l'Olympia le jeudi 22 novembre. Les billets seront mis en vente samedi prochain, dès 10h du matin. Et je serais bien curieuse de savoir combien il s'en vendra ne serait-ce qu'en deux heures de temps... Pour ma part, j'hésite : dois-je acheter mon billet maintenant, alors que je ne sais même pas quel sera mon emploi du temps de l'année scolaire 2012-2013 ? Ce serait un peu fou, non, de me procurer le délicieux Sésame dans quelques jours ?! Mais ne serait-ce pas plus fou encore de ne pas l'acheter et de risquer de me retrouver le bec dans l'eau plus tard ? Je cogite sec, je vous le dis ! En même temps, d'une façon générale, en ce qui concerne HFT, j'ai rarement cogité très longtemps, préférant ici donner la priorité aux élans du cœur !!!
« Premièrement », disais-je. C'est donc qu'il y a un deuxièmement. Oui, même s'il a tardé à venir ! Deuxièmement, donc, dans la liste des réjouissances de ce début d'année : le 3 mars prochain seront célébrées les Victoires de la musique. HFT apparaît dans plusieurs catégories : « Spectacle / tournée de l'année » avec son « Homo Plebis Ultimae Tour », « artiste masculin de l'année » et « album de l'année » avec Suppléments de mensonge.
Ces Victoires de la musique vont venir réparer de malheureux oublis médiatiques, je vous le dis ! Moi qui avais pris la ferme résolution de ne plus m'embarrasser la vie avec cette foutue télé, et encore moins avec les Victoires de la musique, souvent trop conventionnelles à mon goût, pour ne pas dire consensuelles, je suis la première à dire aujourd'hui : « tous à nos postes de télévision le 3 mars ! »
Allez, pour finir, un peu de Sylvia Plath (encore un extrait des Journaux : les lignes qui suivent ne sont pas très gaies, mais permettent de pénétrer davantage dans l'âme de cette femme) :
« Je ne peux me contenter de ce travail colossal que représente le fait de simplement vivre. Oh non, il faut que j'organise la vie en sonnets et sextines, et procure un réflecteur verbal à l'ampoule de soixante watts que j'ai dans la tête. L'amour est une illusion, mais j'y succomberais volontiers si je pouvais y croire. Tout à présent semble lointain et triste et froid, comme un morceau de schiste au fond d'un canyon – ou bien alors chaud, proche et sans discernement, comme le cornouiller rose. Si seulement je pouvais penser clairement et brillamment, vivre, aimer et le dire bien, dans de belles phrases. Si seulement je pouvais un jour savoir qui je suis, et pourquoi j'accepte ainsi quatre années à être nourrie, logée, rendre des devoirs et passer des examens, sans m'interroger plus que ça. Je suis fatiguée, banale, et voilà que non seulement je deviens monosyllabique, mais tautologique en plus. Demain est un autre jour vers la mort (qui ne pourra jamais m'arriver parce que je suis « je » - qui s'écrit comme invulnérable). Avec du jus d'orange et du café, même un embryon de suicide s'éclaire sensiblement ».
14:20 | Lien permanent | Commentaires (2)
15/01/2012
Méthode de dissection : une autre artiste citée dans le livret de Suppléments de mensonge
La pensée du jour : "ça recommence, je ne peux m'empêcher de méditer sur la manière dont l'individu est prisonnier dans la cellule de ses propres limites". Sylvia PLATH
Née en 1932 dans le Massachusetts, d'une famille d'origine allemande et autrichienne, Sylvia Plath fit des études brillantes à Smith College et à Cambridge, en Angleterre. En 1940, son père meurt; cette mort marquera toute son œuvre. En 1953, elle tente de se suicider; elle fera plusieurs séjours en établissements psychiatriques. Elle épouse Ted Hughes en 1956. De son vivant ont paru un recueil de poèmes, Le Colosse, et un roman, La Cloche de détresse. Ariel (1965) suivi de La traversée et d'Arbres d'hiver (1971) la placent parmi les plus grands poètes anglo-saxons contemporains.
Sylvia Plath s'est suicidée en 1963, à l'âge de 31 ans, laissant deux enfants.
Ainsi commencent les Journaux que Sylvia Plath a tenus entre 1950 et 1962 :
(Avant d'entrer à Smith à l'automne, Sylvia Plath avait pris un emploi pour l'été : elle travaillait aux champs à Lookout Farm dans la campagne du Massachusetts).
Juillet 1950. Peut-être ne serai-je jamais heureuse, mais ce soir, je me sens comblée. Il suffit d'une maison vide, d'une chaleur et d'un brouillard de fatigue après une journée passée à planter des fraisiers au soleil, d'un verre de lait frais sucré et d'une petite assiette de myrtilles noyées de crème. Maintenant je sais comment les gens peuvent vivre sans livres et sans université. Quand à la fin de la journée on est si fatigué que l'on doit dormir, et le lendemain matin à l'aube il y a d'autres fraisiers à planter, et la vie continue ainsi, près de la terre. Dans de tels moments, il serait ridicule d'en demander plus.
Plus loin, on trouve :
J'éprouve parfois le sentiment d'attendre quelque chose, qui serait là, presque à portée de compréhension, juste sous la surface, prêt à être saisi. C'est un supplice comparable au fait d'avoir un nom sur le bout de la langue. J'éprouve ce sentiment lorsque je pense aux êtres humains, lorsqu'on m'arrache des dents de sagesse et que cela me fait songer à l'évolution de l'espèce, la mâchoire étant devenue plus étroite de ne plus avoir à mâcher des nourritures si dures. Le corps humain de moins en moins poilu. Et l'œil de l'homme qui s'adapte à la finesse du caractère imprimé, au mouvement délié et coloré qui caractérise le XXème siècle. Me vient ce sentiment, vague et obscur, lorsque je réfléchis à l'adolescence prolongée de l'espèce : les rites de la naissance, du mariage et de la mort; toutes ces cérémonies primitives et barbares qui ont survécu en s'affinant jusqu'à l'époque contemporaine. La pureté de la bestialité aveugle me semble presque préférable. Quand je médite ainsi, je sais qu'il y a là quelque chose qui m'attend. Un jour peut-être j'aurai une révélation, et je verrai l'autre côté de cette farce monumentale. Alors je pourrai rire. Alors je saurai ce que la vie signifie.
(...)
J'ai le choix entre deux attitudes : bonheur dans l'action constante, ou passivité et tristesse dans l'introspection. Ou alors je peux devenir folle en ricochant de l'une à l'autre.
21:28 | Lien permanent | Commentaires (4)
14/01/2012
Méthode de dissection : les auteurs cités dans le livret de Suppléments de mensonge
La pensée du jour : "On a les admirations qui nous ressemblent". Louis CALAFERTE
Je continue à décortiquer le livret de Suppléments de mensonge. Hier soir, je me suis dit soudain : « Punaise, pas très gai, tout cela ! Dagerman et Plath se sont suicidés, qu'en est-il des autres auteurs cités dans le livret ? » J'ai fait quelques recherches et le moins que l'on puisse dire, c'est que les écrivains cités par Thiéfaine ont eu une vie chaotique et, souvent, une mort violente.
Consacrons-nous aujourd'hui à Nathaniel Hawthorne, dont on trouve les mots suivants placés en exergue des Ombres du soir :
« Les gens devraient réfléchir avant de se rendre à une invitation au Royaume de Nulle Part ».
HAWTHORNE Nathaniel : romancier américain. Né le 4 juillet 1804 à Salem, autrefois grand port de mer, d'une famille de négociants et de marins à son déclin, mort à Plymouth (New Hampshire) le 10 mai 1864. Sa mère était veuve, ce fut elle qui l'éleva dans une maison hantée. Dans tous ses écrits, on retrouve certains traits de l'histoire de sa famille que son imagination lui fit voir sous un jour obsédant éclairé, cependant, par l'ironie légère qui lui était propre, comme une version américaine des Atrides. Un de ses plus lointains ancêtres fut le juge Hawthorne, persécuteur de sorcières, dont il retrace le portrait sous le nom de Pyncheon dans La Maison aux sept pignons. Parmi ses ancêtres spirituels on doit citer le théologien puritain Jonathan Edwards. Un accident au pied survenu dans son enfance, en l'excluant pendant deux ans des jeux d'enfants, lui donna l'habitude de la solitude, celle aussi de se détacher des grands courants de la vie qui couraient autour de lui. Ces habitudes prirent une forme stable dans son esprit avant de trouver leurs moyens d'expression; son premier travail littéraire fut une revue pour jeunes intitulée The Spectator dont le titre peut sembler un pressentiment. Jeune, sa beauté était extraordinaire, et pendant ses quatre années d'études au Bowdoin College, il joua avec succès l'étudiant désinvolte, mondain, chevaleresque, rêveur, le type même du jeune Cyroniano qui devait devenir le héros de son premier roman, Fanshave. Puis il se retira soudain dans l'intimité de la maison maternelle. Là il parcourut, pendant douze ans, les labyrinthes de l'âme puritaine et apprit à maîtriser l'art de la création littéraire. C'est dans cette retraite qu'il construisit ce coin secret de son esprit dans lequel devait se confiner le reste de son existence. Il vécut parmi des ombres qu'il revêtit dans ses romans d'assez de chair pour que l'on puisse voir et décrire leurs mouvements, mais ces ombres n'étaient en définitive que fantômes échappés des rêves de l'imagination américaine. Ces années solitaires lui firent découvrir en lui une à une – et il les exorcisa avec sa plume – ces dispositions du « caractère » humain qu'un esprit aussi seul peut connaître : l'esthète stérile, le spectateur impuissant de la vie des autres, le « voyeur », l'égocentrique, l'investigateur cruel et scientifique des âmes : types de personnages qui apparaissent sans cesse dans son œuvre. Dès l'enfance il avait été attiré par la littérature symboliste et fantastique, les allégories, les mythes, les légendes où les événements décrits sont des événements de la vie de l'âme : à cette époque, tout en continuant ses explorations, il se plongea dans des évolutions toujours plus tortueuses; il descendit dans ces régions souterraines (« subconscientes », dirait-on de nos jours) où les actions cachées ont la force et l'irréversibilité des lois naturelles et où tous les phénomènes, à leurs limites extrêmes, se métamorphosent l'un dans l'autre. Pendant quelque temps, il envisagea même de se joindre à une expédition qui devait aller explorer le pôle sud, s'imaginant peut-être qu'il y serait accueilli par cette blancheur sans forme qui enveloppe tout et en quoi tout se résout, aux limites extrêmes de l'esprit, mythe qui séduisait l'Arthur Gordon Pym de Poe.
Lorsqu'il sortit enfin de sa retraite de Salem, il prit un poste aux douanes de Boston (1839-1841), participa, peu de temps toutefois, et avec un certain scepticisme, à l'expérience de Brook Farm inspirée par la philosophie de Fourier (c'est Brook Farm qu'il décrivit plus tard dans Le Roman de Blithedale), et il épousa Sophie Peabody. Agé alors de 38 ans et probablement vierge, il ressentit pour sa femme une adoration qui sûrement fut certes érotique mais dans laquelle entrait également une gratitude infinie pour celle qui l'avait sauvé de l'éternelle agonie glacée qui attend l'explorateur polaire, ainsi qu'un sentiment d'expiation passionnée pour ce dont il se sentait coupable : coupable de s'être exclu, comme son Ethan Brand, de la « chaîne magnétique de l'humanité » en devenant un artiste et un investigateur des âmes. Pendant quatre ans le couple habita à Concord, entouré des apôtres du Transcendantalisme, mais inaccessible à leur évangile. Hawthrone s'adonna dans la sérénité à son art. De nombreuses pages des Mousses du vieux presbytère se rattachent à cette période de sa vie. Trois autres années passées comme fonctionnaire des douanes, cette fois à Boston, furent suivies d'une soudaine poussée d'énergie littéraire : entre 1849 et 1853, il publia La Lettre écarlate, La Maison aux sept pignons, Blithedale Romance (traduit en français sous le titre Valjoie en 1952), Le Livre des merveilles et Les Contes du bois touffu. En 1853, son ancien camarade d'études, Franklin Pierce, devenu président des Etats-Unis, le nomma consul à Liverpool. Pendant les deux années suivantes, Hawthrone assura ses devoirs officiels. Il resta avec sa femme et ses enfants en Europe jusqu'en 1860, et voyagea en Angleterre, en France et en Italie. L'Italie lui inspira l'arrière-plan du Faune de marbre qui ne fut autre que l'élaboration de ce qui avait toujours été son thème le plus cher, « l'histoire naturelle » de l'âme humaine. Revenu en Amérique, le même intérêt obsédant pour les « origines » qui l'avait poussé, lorsqu'il était adolescent, à se livrer à des recherches minutieuses sur la vie de ses ancêtres de Nouvelle-Angleterre, s'accentua encore dans une série de manuscrits, œuvres manquées, dans lesquelles le « drame » de la condition humaine devait remonter, à travers la Nouvelle-Angleterre et la vieille Angleterre jusqu'à la source première, jusqu'à quelque obscur péché originel : une « trace ensanglantée » sur le seuil d'une demeure ancestrale. Mais ses forces diminuaient; Hawthorne n'était que trop conscient de ce que l'univers moral dont il était le poète et l'historien se trouvait sur le point de mourir; sa mort elle-même, survenue en 1864, fut un cas évident de mort physique déterminée par la nécessité et la volonté de mourir.
Stanley GEIST (Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays).
15:44 | Lien permanent | Commentaires (2)
13/01/2012
"Elle dort au milieu des serpents"
La pensée du jour : "Le temps sème ses ecchymoses". Louis CALAFERTE
La Vouivre, suite (toujours d'après le roman de Marcel Aymé) :
La Vouivre, figure comtoise, est sans doute un des souvenirs les plus importants qu'ait laissés en France la tradition celtique. Survivante de ces divinités des sources, qu'adoraient les Gaulois et qui se comptaient par milliers, elle a transporté à travers les âges l'une des croyances les plus populaires de la Gaule antique. Cette croyance, fort répandue à son époque où la conquête romaine était toute récente, Pline l'Ancien la rapporte en ces termes : « En outre, il est une espèce d'œuf en grand renom dans les gaules et dont les Grecs n'ont pas parlé. En été, des myriades de serpents se rassemblent et s'enlacent. Collés les uns aux autres par leur bave et par l'écume qui transpire de leurs corps, ils façonnent une boule appelée œuf de serpent. Les Druides disent que cet œuf est soutenu en l'air par les sifflements des reptiles et qu'il faut le recevoir dans un manteau avant qu'il ait touché terre. En outre, le ravisseur doit s'enfuir à cheval, car les serpents le poursuivent jusqu'à ce qu'il ait mis une rivière entre eux et lui. Cet œuf est reconnaissable à ce qu'il flotte sur l'eau, même attaché à un morceau d'or... J'ai vu moi-même un de ces œufs, qui était de la grosseur d'une moyenne pomme ronde... » (PL. Historia Naturalis).
Telle que la raconte Pline l'Ancien, la légende apparaît à peine transposée dans celle de la Vouivre. Le talisman, qui avait chez les Gaulois la réputation de faire merveille dans les procès, a pris de la valeur avec le temps. On pourrait d'ailleurs, sans grands risques d'erreur, expliquer comment l'œuf de serpent s'est changé en rubis. La transformation s'est très vraisemblablement opéré depuis l'époque où l'industrie de la taille des pierres précieuses s'est installée dans les cités et les bourgades du haut Jura.
En passant devant Arsène, la Vouivre tourna la tête et le regarda avec une indifférence qui le troubla. Ses yeux verts, d'un éclat minéral, avaient non seulement la couleur des yeux du chat, mais aussi le regard, qui se pose sur celui de l'homme comme sur un objet en se refusant à rien échanger. Au milieu du carrefour, elle passa dans un rai de soleil qui fit étinceler le rubis de son diadème et briller des feux rouges dans ses cheveux noirs. A la suite de la vipère, elle s'engagea dans le sentier menant à l'étang des Noues, mais après avoir marché cent mètres, obliqua à travers bois et fougères et disparut au regard d'Arsène. Le premier moment de surprise passé, il ne pensa plus qu'à la rejoindre et à son tour entra dans le sous-bois. La crainte des vipères ne l'effleurait même pas. Il marchait à grands pas dans les fougères, les bas de pantalon trempés par la rosée qui dégouttait dans ses sabots et lui piquaient les pieds. En débouchant de la forêt, il fut d'abord ébloui. Le soleil était à l'autre bout de l'étang que partageait dans toute sa longueur un sillon étincelant. Vers le milieu, là où les eaux se resserraient dans un étranglement, des nappes d'herbes brillaient comme un argent vif.
21:26 | Lien permanent | Commentaires (15)
04/01/2012
"Elle dort au milieu des serpents"...
La pensée du jour : "Tout ce qui s'abîme est préface à la mort". Louis CALAFERTE
Avant le concert de Besançon, un journaliste de France3-Franche-Comté, s'adressant aux doux dingues qui se trouvaient dans les premiers rangs des impatients (doux dingues impatients dont, une fois encore, j'étais ce soir-là !), un journaliste, donc, fit remarquer que l'album Suppléments de mensonge signait un véritable retour aux sources. Exemples : l'évocation de la ruelle des morts de Dole et celle de la Vouivre. La Vouivre, mais oui ! Entre la femme qui dort au milieu des serpents dans Les ombres du soir et la figure comtoise, le lien est évident ! Sauf que de moi-même, je n'y aurais jamais pensé !!
Par chance, j'adore Marcel Aymé et possède chez moi son roman La Vouivre. Je l'ai lu en 1999, il m'a donc fallu me rafraîchir la mémoire. Dès les premières pages, on pense aux Ombres du soir ! Jugez plutôt :
« Vers huit heures du matin, Arsène Muselier aiguisait sa faux lorsqu'il aperçut à quelques pas de lui une vipère glissant sur l'herbe rase entre deux andains. Un frisson lui passa sur l'échine et son cœur se serra d'une légère angoisse, comme il lui arrivait parfois dans les bois lorsqu'il entendait le bruit d'un remuement dans les branches profondes d'un buisson. A l'âge de cinq ans, un jour qu'il cueillait du muguet, il avait mis la main sur un serpent et l'aventure lui avait laissé l'horreur des reptiles. La vipère filait comme un trait, le corps à peine ondulant, sa tête plate immobile, surveillant le garçon de son petit œil au regard prompt comme celui d'un oiseau. Plein de haine et d'indignation, Arsène avait lâché sa pierre à aiguiser. La faux bien en mains, il fit un bond en avant et, d'un mouvement court et précis, estoqua au ras de l'herbe. La bête avait vu venir le coup et s'était mise hors de portée » (...)
Apparition d'une autre vipère page 10 :
« Il marchait depuis quelques minutes, et il vit, presque sans émoi, déboucher une vipère sur un croisement de sentiers. Plus longue et plus fine que celle du pré, elle rampait sans hâte, le col dressé, l'allure provocante. Elle tourna vers lui sa tête plate, comme pour le toiser, et Arsène, en découvrant sous la mâchoire de la bête un coin de peau tendre et molle, sentit renaître en lui une indignation panique. Il n'eut d'ailleurs pas le temps de s'y laisser aller. Derrière la vipère apparut une fille jeune, d'un corps robuste, d'une démarche fière. Vêtue d'une robe de lin blanc arrêtée au bas du genou, elle allait pieds nus et bras nus, la taille cambrée, à grands pas. Son profil bronzé avait un relief et une beauté un peu mâles. Sur ses cheveux très noirs relevés en couronne, était posée une double torsade en argent, figurant un mince serpent dont la tête, dressée, tenait en sa mâchoire une grosse pierre ovale, d'un rouge limpide. D'après les portraits qu'on lui en avait tracés et qu'il avait crus jusqu'alors de fantaisie, Arsène reconnut la Vouivre.
Vouivre, en patois de Franche-Comté, est l'équivalent du vieux mot français « guivre » qui signifie serpent et qui est resté dans la langue du blason. La Vouivre des campagnes jurassiennes, c'est à proprement parler la fille aux serpents. Elle représente à elle seule toute la mythologie comtoise, si l'on veut bien négliger la bête faramine, monstre certainement très horrifique, mais dont la forme et l'activité sont laissées au caprice de l'imagination. Sur la Vouivre, on possède des références solides, des témoignages clairs, concordants. Dryade et naïade, indifférente aux travaux des hommes, elle parcourt les monts et les plaines du Jura, se baignant aux rivières, aux torrents, aux lacs, aux étangs. Elle porte sur ses cheveux un diadème orné d'un gros rubis, si pur que tout l'or du monde suffirait à peine à en payer le prix. Ce trésor, la Vouivre ne s'en sépare jamais que pendant le temps de ses ablutions. Avant d'entrer dans l'eau, elle ôte son diadème et l'abandonne avec sa robe sur le rivage. C'est l'instant que choisissent les audacieux pour tenter de s'emparer du joyau, mais l'entreprise est presque sûrement vouée à l'échec. A peine le ravisseur a-t-il pris la fuite que des milliers de serpents, surgis de toutes parts, se mettent à ses trousses et la seule chance qu'il ait alors de sauver sa peau est de se défaire du rubis en jetant loin de lui le diadème de la Vouivre. Certains, auxquels le désir d'être riche fait perdre la tête, ne se résignent pas à lâcher leur butin et se laissent dévorer par les serpents ».
La suite dans les jours qui viennent, si cela vous intéresse !
15:45 | Lien permanent | Commentaires (6)