16/05/2016
Renaud, mon frangin, mon poteau...
"Roulez toujours, suivez le vent". Renaud, Mulholland Drive.
Sans l’amour inconditionnel que l’une de mes filles voue à Renaud, je crois que j’aurais peut-être écouté de loin, d’une oreille distraite, voire pas écouté du tout, son dernier album. Impossible dans ma chaumière, et c’est tant mieux ! Car je serais passée à côté de quelque chose de puissant. Bien sûr, on pourra toujours m’objecter que Renaud fut plus incisif en son printemps, qu’il a laissé en chemin un peu ou beaucoup de cette verve qui le caractérisait. On ne me convaincra pas. Je dirais pour ma part qu’il a seulement évolué. Que seraient nos enthousiasmes de jeunesse s’ils devaient perdurer absolument intacts une fois la maturité venue comme une marée noire ?
Je vois dans ce dernier album une écriture du tourment, qui se dessinait déjà dans Marchand de cailloux, et même bien avant. La quarantaine fut un âge empoisonné pour Renaud. Comment, lorsque l’on se sent éternellement gavroche dans l’âme, accepter de voir un à un blanchir ses cheveux, mourir des potes, s’amenuiser des illusions ? L’enfance qui s’éloigne chaque jour un peu plus et l’impossibilité de s’en faire une raison, tout cela était écrit noir sur blanc déjà dans Les dimanches à la con et revint en force dans Le sirop de la rue ou Cheveu blanc.
J’ai écouté, réécouté le dernier album. Certes, la voix est désaccordée, mais ne l’a-t-elle pas toujours été ? Oui, elle est ce que l’on pourrait appeler une voix de rogomme, laminée par le pastaga, passée sous le rouleau compresseur de je ne sais combien de cibiches. Mais cela a au moins l’avantage de l’accorder, justement, avec le « message » délivré ici : la vie est moche et c’est trop court. Le constat est amer, désabusé, mais ô combien juste, malheureusement. De sa voix frêle, Renaud nous chante ses fragilités. Mais pas seulement : il parle de la force que l’on peut puiser dans les mots, et je ne connais pas d’hommage plus déchirant que celui-ci, parce que lancé dans un souffle ténu, parce que presque susurré parfois… Cette chanson me bouleverse. Et puis, une personne de mon entourage m’a dit dernièrement que le texte semblait comme écrit pour moi, et je me la pète grave depuis, et je m’en fous : oui, pour moi aussi, les mots furent et demeurent le radeau de sauvetage. Dylan me secoue les entrailles, elle s’adresse, je crois, à tous ceux qui ont du monde sous le « marbre du chagrin » et se sentent « feuilles mortes au vent » depuis la perte d’un de leurs proches…
Mulholland Drive, j’en ai déjà parlé ici, et j’y reviens, c’est une ode aux escapades sauvages et déjantées, dont on ne sait pas, d’avance, où elles nous mèneront… Je l’aime bien, cette jeune fille qui part aux aurores en refermant la porte sur son passé et sa famille et qui croit dur comme fer que le meilleur est à venir. Elle a la confiance de la jeunesse chevillée au corps, et c’est un bien précieux, que la vie se chargera sans doute de mettre en miettes. Mais, pour l’heure, pas d’amertume : elle laisse le vent la pousser à sa guise, sur la route qu’il choisira, et je ne sais pas de plus beau vertige.
Que dire encore de ces chansons dans lesquelles Renaud s’incline devant sa « descendance » ? On sent à l’écouter (et en cela il rejoint Thiéfaine, je crois) que mettre des enfants en ce bas monde, même si cela ne va pas sans combat intérieur, est peut-être l’une des choses qui nous réconcilient avec la vie. « Il nous restera ça », les cris des enfants qui déboulent dans le salon de nos dimanches vieillards, leur folie, leur main qui s’accroche à la nôtre, confiante, abandonnée… Pendant ce temps-là, des cités peuvent menacer ruine, et même s’effondrer, l’amour qui traverse les générations a quelque chose d’indéracinable.
Je t’aime, frangin Renaud, mon tendre poteau. A cela cent mille raisons : c’est grâce à toi, je n’en démords pas, que je me ruai un jour sur les mots, faisant d’eux, à la faveur d’un stupide chagrin d’amour ado, mes compagnons de toujours, ceux que l’on garde rivés à soi comme une corde à laquelle on ne se pendra pas. Tu fus le prince de mon enfance, celui qui me chamboula en me disant (et je n’y pigeais que dalle à cette leçon) que « la mer c’est dégueulasse, les poissons baisent dedans » ! Tu fus l’un de ceux qui m’ouvrirent l’esprit, m’amenant par exemple, en 1996, année où je débutai dans l’enseignement, à m’interroger sur le sens de ma « mission », afin de ne pas filer que des chevaux morts en héritage aux élèves qui certainement s'ennuyaient à cent sous de l'heure dans mes cours pas du tout indispensables !! Tu fus parfois, souvent, une lanterne quand je ne faisais plus confiance au seul vent. Et tu es maintenant comme le flambeau que j’ai refilé sans le savoir, sans forcer, à ma fille Louise, qui t’aime d’un amour tellement pur que j’ai honte de mes incapacités d’adulte... Quand je lui dis que j’aime particulièrement telle ou telle chanson de toi, elle me répond invariablement : « Ben moi je les aime toutes ». J’adore l’écouter chanter des paroles auxquelles elle ne comprend pas toujours tout, mais auxquelles elle accorde une foi totale !
Merci, frangin Renaud, d’être toujours là, sur tes deux guibolles arquées, chancelantes parfois. Ce n’est pas moi qui te jetterai la première bière, je ne sais que trop les pas de traviole, les parcours en zigzags, pas linéaires pour un rond !
12:58 | Lien permanent | Commentaires (7)
24/04/2016
Quelques réflexions qui me viennent comme ça, après avoir regardé le DVD du Vixi Tour...
"Le bonheur est incompatible avec la vie, mais pas avec l'instant", Hector BIANCIOTTI.
Que vos visages sont beaux quand la caméra en saisit tout à coup la dévotion et la joie ! Et que dire de vos lèvres qui dessinent parfaitement les paroles de telle ou telle chanson ! Tout, à vous regarder dans cette lumière qui inonde vos traits, devient chant d’amour, et c’est cela qui m’a le plus émue, je crois, lorsque j’ai regardé pour la première fois le DVD du Vixi Tour. J’aime aussi ces gros plans inattendus : celui-là sur la main d’Hubert qui s’envole dans les airs, et cet autre sur ses jambes. Celui-ci encore, sur un jeu ou un manche de guitare, une baguette de batterie tremblante, suffocante, la concentration extrême, parfois exaltée, d’un Alice Botté, d’un Lucas Thiéfaine, d’un Christopher Board, d’un Marc Perrier ou d’un Bruce Cherbit. Ces flous dont on devine vaguement les contours. Et encore et toujours cette ferveur dans le public. Des regards où explosent des étincelles, des sourires reconnaissants. Je crois, je suis même sûre, que sur cette tournée, c’est avant tout le public de Thiéfaine qui m’a bouleversée. Ces visages ridés qui racontent une fidélité longue de plusieurs décennies. Parfois aussi, ces traits juvéniles qui disent la rencontre récente avec une œuvre qui ne peut que nous ravager de plein fouet, que l'on se prend violemment dans la face, sans filtre, comme un uppercut dont on ne se remettra jamais tout à fait. L’œuvre de Thiéfaine, je la porte en moi depuis plus de vingt ans maintenant, comme une torche qui me guiderait dans les ténèbres les plus épaisses, me permettant de me frayer un passage même dans une obscurité à couper au couteau. Je n’oublierai jamais, je crois, ce vertige qui me cueillit par une nuit déjà glaciale de septembre, alors que rien ne laissait présager un dénouement heureux dans une vie que je trouvais saumâtre… Tout à coup, il était possible de s’en sortir puisqu’un autre l’avait fait, malgré ce désespoir qui lui collait aux basques et qui présentait un drôle d’air de famille avec le mien ! Il était possible d’opposer à la difficulté d’être un rire goguenard, de noyer l’absurde dans les eaux ivres d’une poésie incandescente ! Ce fut une renaissance. Une fièvre résurrectionnelle bien avant que Thiéfaine n’en parle !
Ce que me montre encore le DVD du Vixi Tour, c’est un Hubert que je n’ai pas toujours su voir au cours de cette tournée, un Hubert s’abandonnant au plaisir d’être là, devant nous, avec nous. Un être à la fois tout-puissant et fragile. Tout-puissant, oui, parce que son œuvre porte des pages immortelles, capables de déplacer des montagnes ! Fragile, oui, ô combien, parce qu’humain, trop humain, parce que condamné à repartir dans l’ombre après l’extase, condamné à la fatigue, à la redescente sans filet…
C’est parce qu’il nous fait voir tout cela que ce DVD est nécessaire et qu’il dépose entre nos mains comme une pépite brûlante…
11:48 | Lien permanent | Commentaires (4)
14/04/2016
Encore quelques jours...
Oui, encore quelques jours avant la parution des deux CD et du DVD Vixi Tour XVII. La sortie en était initialement prévue le 1er avril, mais a été repoussée au 22.
Que vous inspire la photo de la pochette ?
09:01 | Lien permanent | Commentaires (39)
12/04/2016
La chetron sauvage est de retour !
"Il y a cela qu'on croit éternel et qui meurt dès qu'on a le dos tourné : le paradis d'enfance". Guy GOFFETTE
C’est un phénix qui nous revient. Il a traversé l’enfer et ses flammes. Miracle : il en est sorti. Titubant, certes, et fragile, mais toujours là, et c’est un don du ciel. Bien des fois, il a vu sa vie « partir à vau-l’eau », et son visage porte encore les stigmates des nombreuses luttes qui ont failli l’écraser. Bien sûr, la voix est plus que chevrotante parfois, mais est-ce là ce qui compte ? Jamais on n’a écouté Renaud pour d’éventuelles prouesses vocales !
Parcourir le livret qui accompagne le nouvel album, c’est se balader sur le chemin rocailleux de cet écorché vif. Petit Prince piétiné par les deuils. Celles et ceux qui ont marqué sa vie sont tous là : les frangins trop tôt partis, les amours qui ont bouclé leurs valises en oubliant d’emporter l’intégralité de leur contenu initial. Renaud nous dit, dans La vie est moche et c’est trop court, qu’il vient un moment où l’on ne pense plus qu’à sa gueule. Pourtant, les chansons présentes sur ce CD prouvent tout le contraire ! Ici, Renaud ne fait que penser aux autres, à sa famille, aux victimes des attentats de janvier et de novembre 2015, à de jeunes gens que la Camarde a fauchés prématurément. Ou bien encore à ces jeunes filles slaves qui arpentent les trottoirs de Paris et ne reverront peut-être jamais le ciel de leur pays natal.
Il rend un hommage bouleversant aux mots, au « blanc manteau » qu’est la page qui s’offre à celui qui inlassablement écrit et chevauche avec respect cette virginité. D’aucuns diront « Renaud c’est mort, il est récupéré », tout cela parce qu’il a embrassé un flic lors du rassemblement parisien du 11 janvier 2015. Je dis pour ma part que l’unité nationale qu’on a tant célébrée ce jour-là ne serait rien si l’on en excluait qui que ce soit. Interrogé à ce sujet dans l’émission Boomerang, Renaud a déclaré, simplement : « Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis », et c’est encore la sagesse populaire qui aura le dernier mot.
Il y a des pépites sur cet album que l’on aurait tort d’écouter trop vite. Après avoir fait tourner en boucle toutes ces chansons pendant plusieurs jours, je peux dire que celle qui me plaît plus que toutes les autres est sans conteste Mulholland Drive. « Rien n’est compliqué, rien n’est grave », il suffit de rouler toujours et de suivre le vent…
P.S. : Je vous demanderai de bien vouloir respecter l’esprit de ce blog, qui est, me semble-t-il, tourné depuis dix ans vers l’enthousiasme et jamais vers les critiques cinglantes (je l’espère, en tout cas). Si vous n’aimez pas ou plus Renaud, je peux le comprendre, mais n’allez pas utiliser les commentaires de ce billet pour déverser ici des vacheries. J’en ai lu des tonnes, déjà, je crois qu’on a à peu près tout reproché à Renaud. Il est donc inutile d’en rajouter !
10:15 | Lien permanent | Commentaires (14)
02/04/2016
Une soirée à Neuves-Maisons, en compagnie d'Alex Beaupain
La pensée du jour : "J'ai été un enfant, je ne le suis plus et je n'en reviens pas". Albert COHEN
Il a quelque chose d’enfantin dans le visage. De blessé aussi. Quand on parcourt du regard les photos de jeunesse qui se trouvent sur la pochette de l’album Loin, on s’aperçoit qu’il n’a pas tellement changé. Un fil invisible le relie encore à l’enfance, semble-t-il, et c’est peut-être la raison pour laquelle il se sent souvent gêné aux entournures dans sa peau d’adulte (« si jeune et déjà vieux »).
Il arrive sur scène, frêle, légèrement dégingandé comme tous ceux qui doutent sans arrêt d’eux-mêmes. Il nous interprète Je suis un souvenir. Mieux : il nous en fait cadeau. Après cette entrée en matière un brin mélancolique, il s’amuse de lui-même et de son univers pas toujours jouasse ! C’est vrai, son répertoire évoque bien souvent les tempêtes tonitruantes plutôt que les suaves éclaircies, les amours naufragées, patraques, malmenées en haute mer, au bord de la noyade, plutôt que celles qui naviguent paisiblement sur des flots que ne torture aucun remous. Alex Beaupain n’est pas un marin d’eau douce, il a tremblé plus d’une fois en traversant le cap Horn, il ignore les bercements, il ne connaît que les tangages extrêmes qui vous secouent violemment de gauche à droite, de long en large et en travers ! Ses chansons déplorent d’irrémédiables absences, elles détricotent d'impossibles histoires. Qu’on était bien sous les couvertures chaudes de l’enfance, quand on ne se demandait pas encore dans quel foutu sens il fallait tourner la langue en embrassant ! Qu’il était bon de délirer dans nos fièvres hallucinées, auréolées de tendresse maternelle ! Les chansons d’Alex Beaupain ne sont pas faites pour les « petits joueurs » que rien ne secoue, je crois qu’elles s’adressent, comme tous les « chants désespérés », à ce qu’il y a d’irréversiblement déchiré en nous. Mais n’allez pas croire pour autant que le concert d’hier n’ait été que mélancolie ! Non, on a beaucoup ri aussi. Parce qu’Alex Beaupain est un maître de l’autodérision, parce qu’il se marre tout en contemplant les désastres qu’il dépeint. La tristesse qui se dégage de certains morceaux est élégamment contrebalancée par l’humour de cet éternel môme ébouriffé ! Il sourit lorsqu’il présente une chanson dans laquelle semble poindre, dit-il, une légère lueur d’optimisme ! Ce matin, au réveil, il était presque aphone et, pour un peu, il aurait donné raison à l’ami farceur qui a voulu me faire croire que le spectacle était annulé (premier avril oblige) !! Il a dû se bourrer de médocs pour pouvoir venir jusqu’à nous. Si sa voix déraille par moments, elle n’en est que plus émouvante. Après tout, quoi de plus naturel que les déraillements pour cet homme à qui les tracés linéaires et les promenades de santé ne disent rien qui vaille ! Lui, ce qu’il aime, c’est arpenter les zigzags, couper les virages, jouer à la marelle au bord des précipices !
Et que dire des musiciens qui l’accompagnent ? Leurs instruments habillent d’un gant de velours la broderie délicate des textes. Plus que tout m’émeut le violoncelle, choyé par une certaine Valentine Duteil, dont le nom est à lui seul un poème sucré !
La dernière chanson évoque le parc de la Pépinière de Nancy, Alex Beaupain l’a choisie rien que pour nous ce soir. Elle raconte la morsure d’un hiver glacial (lorrain, quoi !) et celle d’une absence qui fait que tout semble vide jusqu’au vertige.
Les lumières se rallument, il faut quitter le cocon. Après le concert, Alex vient flâner du côté du bar, se baladant tranquillement, une bière à la main. Je suis tétanisée lorsque je lui tends un CD pour une dédicace. C’est que j’ai conscience de me trouver en face d’une immense sensibilité. D’un poète, tout simplement. De près, on voit sur son visage le souvenir entêté d’une enfance espiègle, que les ridules au coin des yeux ne font que souligner. Il remercie les rares personnes qui sont encore là, et il s’en va, à la fois fragile et tout-puissant. Un poète, quoi ! Il s’en va rejoindre ses démons. Plus tard, dans la solitude étroite d’une chambre d’hôtel, ils lui inspireront sûrement des textes qui nous feront vibrer, encore et toujours.
11:28 | Lien permanent | Commentaires (22)
28/03/2016
Loin, le nouvel album d'Alex Beaupain
La pensée du jour : "Cette présence soudain incontestable d'une autre vie dans notre vie, une présence si nette qu'elle ressuscite la joie en nous dormante". Christian BOBIN
On dirait un peu du Souchon, cette manière de traiter des sujets graves avec l’air de ne pas y toucher, comme si seule la désinvolture permettait de tenir à distance ce qui blesse. Il y a là des accès de nostalgie, une impossibilité à se réconcilier avec le temps qui passe et des chagrins à la pelle. Le tout livré dans une ambiance feutrée. On dirait un peu du Souchon, surtout sur la première chanson, mais c’est avant tout du Beaupain. Cela s’appelle Loin, et c’est de taille à me faire dire, une fois encore, qu’il n’y a pas que Thiéfaine dans la vie (même si parfois, tiens, on se demande…)
Que nous susurre Alex Beaupain en ce début de printemps ? Il nous dit que la quarantaine l’exile déjà bien loin de l’adolescence, des premiers émois amoureux et des questions farfelues et tristement essentielles qui pourrissent cet âge-là (« dans quel sens faut-il tourner dans ta bouche ma langue ? ») A cette période de découvertes et de frissons, il oppose le tableau amer d’une existence trop pépère, trop pantouflarde et « parfaite jusqu’à la terreur ». Que faire quand le quotidien ne nous réserve plus de surprises ? « Couper les virages, ne plus suivre les lignes ». Il nous dit aussi avec effroi le temps qui ravage tout sur son passage, vide les maisons et remplit les cimetières (Les voilà est sans doute la chanson qui me bouleverse le plus sur cet album). Plus loin, il emploie, pour faire comprendre son désamour, une des dernières phrases que prononça Van Gogh : « La tristesse durera toujours ». Que faire quand l’amour est traversé d’ombres et que les étreintes de l’autre ne nous ressuscitent plus ? Tailler la route, une fois encore ! Alex Beaupain nous dit aussi l’absence, celle qui se met en travers du lit pour en faire un tombeau glacé, celle qui oblige à se coucher en diagonale dans des draps désormais trop grands. Il nous dit le parfum qu’a laissé dans l’air l’être aimé avant de disparaître (« Tout a ton odeur / Mais rien n’a de goût »). Il nous chante que lorsque l’on met l’amour en cage, on réduit son chant à la portion congrue, jusqu’à l’étouffer totalement. Extinction de voix, extinction des feux. Face au désastre de cet emprisonnement, il nous dit : mieux vaut être seul que trop accompagné !
Il y a aussi les questions qui taraudent à la fin d’une histoire : « Cela valait-il la peine / L’immense peine que je me traîne / Cela valait-il le coup / Les vilains coups / Les bleus partout ». Selon moi, la réponse, Beaupain la donne lui-même dans la chanson qui précède cette série d’interrogations et qui s’intitule La Montagne. Tant pis si l’on dégringole une fois arrivé au sommet, il nous restera toujours dans les yeux l’image de l’immensité conquise et dans le cœur le souvenir d’une victoire.
Dans Reste (tiens, la musique est de la Grande Sophie !), les jeux de mots s’enchaînent et l’on retrouve un peu le Beaupain d’Après moi le déluge, maniant habilement la langue. La traversée s’achève sur Rue Battant, chanson dans laquelle un fils s’adresse à ses parents. Les « skateboards déboulent » à vive allure, mais leur fracas finira par se taire, ne laissant place qu’au murmure d’une immense nostalgie… Quoi qu’il en soit, on reste toujours l’enfant de qui nous a mis au monde. Et les souvenirs nous foncent droit dessus, pareils à des skateboards fous, en cette quarantaine où l’on s’éreinte à dresser des bilans, à faire des comptes, à regarder ce qui n’est plus et ce qui aurait pu être.
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22/03/2016
Pierre noire sur une pierre blanche
La pensée du jour : "Qui saurait dire quand, et de quelle manière, quelqu'un s'inscrit dans le destin d'un autre pour y jouer, en aveugle, le rôle qu'il ignorait ?" Hector BIANCIOTTI
Avant d'interpréter Autoroutes jeudi d'automne, sur la tournée actuelle, Thiéfaine cite les premiers vers d'un poème de César Vallejo, "Pierre noire sur une pierre blanche". Je vous le propose dans son intégralité aujourd'hui et je profite de cette note pour vous poser une question : quel est le poète polonais que Thiéfaine évoque avant de chanter Karaganda ?
PIERRE NOIRE SUR UNE PIERRE BLANCHE
Je mourrai à Paris par un jour de pluie,
un jour dont j'ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris - et c'est bien ainsi -
peut-être un jeudi d'automne tel celui-ci.
Ce sera un jeudi, car aujourd'hui jeudi
que je prose ces vers, mes os me font souffrir
et de tout mon chemin, jamais comme aujourd'hui,
je n'avais su voir à quel point je suis seul.
César Vallejo est mort, tous l'ont frappé,
tous sans qu'il leur ait rien fait;
frappé à coups de trique et frappé aussi
à coups de corde; en sont témoins ici
les jeudis et les os humérus,
la solitude, les chemins et la pluie...
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03/03/2016
Thiéfaine au Palais des Congrès de Strasbourg (2 mars 2016)
La pensée du jour : "Tout ira mal - et je serai désespéré - le jour où je ne serai plus poétiquement ému par les plus petites choses". Georges HALDAS
Cela commence par un éclat de rire. Deux femmes se retournent vers moi et me disent, une joie enfantine dans les yeux, qu’elles se sont trompées de sièges. Elles devraient être assises à côté de moi, elles se sont installées dans la rangée de devant ! Il va falloir déménager, enjamber des rivières de genoux, balbutier des « pardon » navrés, bousculer des tranquillités ! Deux minutes plus tard, les voilà installées à mes côtés, et nous engageons une discussion qui ressemble à toutes celles que j’ai déjà eues sur le vaste sujet qu’est Thiéfaine (mais je ne me lasse pas de ces mots, parce que toujours ils sont habités, vrais, sensibles !) ! Toujours on en vient à dire que cet artiste-là, sans le savoir, met un baume sur nos plaies les plus secrètes. Toujours on en vient à évoquer la claque que ce fut de découvrir son œuvre il y a dix, quinze, vingt ou trente ans. Des feux d’artifice explosent dans les regards, on se comprend, nos solitudes se tendent la main. L’une de mes voisines a découvert Thiéfaine il y a vingt-cinq ans. L’amie qui l’accompagne, Christine, a eu sa révélation il y a un an. Dans ses yeux, je lis une ferveur qui ressemble à la mienne. Les lumières s’éteignent. Il y a une première partie, ill river. C’est loin d’être désagréable, mais il me faudrait écouter ce groupe dans d’autres circonstances, pas quand monsieur Hubert-Félix Thiéfaine se trouve dans les parages et que je sais qu’il va surgir d’un instant à l’autre comme une tempête. Dans ces moments-là, je ne peux me concentrer sur autre chose que l’indescriptible attente bouillonnante qui palpite en moi. Désolée pour toutes les premières parties que je n’ai pas su honorer d’une écoute attentive, mais Hubert renverse tout sur son passage !
20h50. Les musiciens entrent en scène. Il y a dans l’introduction d’En remontant le fleuve une fièvre qui va crescendo, un rythme qui titille la tripaille, lentement, puis moins lentement, jusqu’à la faire flamber ! Thiéfaine arrive et un tonnerre d’applaudissements retentit, mêlant respect et enthousiasme. Le public est assis ce soir. Au début, nous sommes sages, posés là comme des images dans un livre pour enfants raisonnables. On n’ose pas trop bouger sur ces sièges confortables, dans cette belle salle où tout semble réglé à la baguette. C’est que ce serait presque intimidant ! Mais, çà et là, j’aperçois des gens qui se lèvent. On sent que ça en démange certains, de se dresser et de clamer leur bonheur plutôt que de le taire dans un recueillement timoré !! Une de mes voisines, celle qui écoute Hubert depuis vingt-cinq ans, remue dans tous les sens, je crois aussi qu’elle ressent une immense frustration, l’immobilité ne lui convient pas ! Les premières chansons, plutôt tranquilles, n’invitent pas forcément à se lancer dans des danses endiablées, avec force gesticulations ! Il faudra attendre Lorelei pour que le bateau se mette à tanguer un peu (ah, ces bonnes vieilles légendes germaniques !!) Avec 113ème cigarette sans dormir, il devient carrément ivre ! Presque toute la salle est debout, certains descendent tout près de la scène, improvisant une jolie fosse bordélique à souhait, que c’est un plaisir ! C’est que nous sommes comme la marmaille Thiéfaine, nous ! Disciplinés, mais seulement jusqu’à une certaine limite, au-delà de laquelle nous ne répondons plus de rien, désolés ! Des concerts, nous en avons enchaîné un paquet, debout, mal au dos et aux jambes, après avoir fait la queue dehors pendant des heures, mais qu’à cela ne tienne, le cœur est vaillant, lui, et même en sa soixantaine, alors ce ne sont pas quelques sièges bien ordonnés qui vont nous effrayer. Adieu la retenue du début, nous voilà pris dans un engouement que rien n’arrêtera ! Thiéfaine et ses musiciens nous regardent, étonnés, un brin amusés. Flattés sans doute aussi (et on les comprend) de voir que ce qu’ils nous donnent ce soir amène cela en retour ! C’est une joyeuse démence qui a soudain enflammé la salle. La fille du coupeur de joints viendra porter au plus haut cette espèce d’extase collective ! Pour clore la soirée, Thiéfaine interprète Des adieux, seul à la guitare. On le sent ému. Une fois de plus, son public, fidèle comme une jeune épouse, lui a prouvé toute la majesté de son amour. C’est plus fort que nous : nous sommes là depuis des années, des décennies parfois, nous avons chopé des rides depuis la claque initiale (et initiatique), mais quelque chose, au fond de nous, est resté intact et pur : c’est cet amour qui nous dépasse. Qui brûle et qui veille en nous, petite flamme obstinée et costaude…
Les lumières se rallument. Sur les visages, l’éblouissement est encore bien vivace, peut-être même que nous allons le promener plusieurs jours avec nous, traversant la grisaille avec ce secret lumineux gravé sur nos traits !
Les lumières se rallument, disais-je. Ma voisine, Christine, se tourne vers moi et m’embrasse, et je ne connais rien de plus beau, pour dire la joie et la reconnaissance, que ce baiser inattendu déposé sur ma joue. Elle me dit qu’elle est heureuse d’avoir fait ma connaissance et d’avoir assisté au concert en ma compagnie. La réciproque est vraie, Christine, et si le hasard t’amène un jour à ouvrir les portes de ce Cabaret, sache que je serai heureuse de t’y accueillir. Je n’oublierai pas ton sourire, je n’oublierai pas ce que tu m’as dit et que tu ne comprenais pas toi-même, je cite !
Retour dans la nuit chez mon collègue Renaud, qui m’hébergeait pour la nuit. Dans la voiture, nous échangeons sur nos vies, nous sommes encore un peu ailleurs, délicieusement ailleurs. Au petit matin, il quitte la maison, et je descends voir sa maman. Elle m’offre un café, nous papotons. Nous nous connaissons à peine, mais le courant passe illico (il faut dire qu'Hubert crée des liens !) Elle me dit des choses qui me chamboulent, qui me font entrevoir la délicatesse de son âme. Bon sang, que le public de Thiéfaine est beau, dans sa diversité, sa profondeur et ses blessures !
Merci à Françoise, pour tout, absolument tout. Merci à Corinne pour les encouragements au sujet de ce blog, merci à Bruce et Cindy, pour les mots échangés dans le froid (c’est devenu une habitude !) Amitiés au Doc, que je n’oublie jamais, mais je crois qu’il le sait malgré ses innombrables taquineries !
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