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25/11/2015

Dijon : le feu et l'émotion

La pensée du jour : "Travailler, lire, écrire, écrire, sans relâche. De façon à ne pas sombrer dans ce néant qui sépare deux moments d'écriture". Lydie SALVAYRE

Ne laissons pas nos âmes devenir barbares, haineuses, boueuses. Exigeons l’incandescence, répondons à la stupeur et aux tremblements par un surcroît d’amour et de poésie. En ce novembre anthracite, les mots de Thiéfaine sont plus que jamais nécessaires. Ils peuvent nous nourrir et nous guider. J’y crois !

Le concert de Dijon était de toute beauté, de tout feu, de toute émotion. Moi qui me plaignais de n’avoir pas encore vraiment senti l’étincelle sur cette tournée, je reconnais que là, j’en ai pris plein le cœur… Samedi, c’est un Thiéfaine bouleversé qui est apparu sur scène, face à un public tout aussi chamboulé… L’heure, grave, était au recueillement et à la communion. A la révolte aussi, par moments. La voix d’Hubert a déraillé à plusieurs reprises, sans doute sous le coup de l’émotion. Pas question d’évoquer Lavilliers avant Errer humanum est. C’est comme si tout à coup, Thiéfaine avait voulu se laver de tout égocentrisme. Comme s’il avait eu peur de frôler l’indécence en mentionnant avec légèreté une « guéguerre » sans grande importance. Les textes de certaines chansons ont soudain revêtu un sens qu’on ne leur connaissait pas, qu’on ne leur avait jamais vu. Quelque chose d’autre, d’insoupçonné, était caché dedans et nous est apparu samedi. Tout résonnait comme un pavé dans la mare, tout claquait à nos oreilles comme une trique. La première partie du concert, surtout… « C’est l’histoire assassine qui rougit sous nos pas », comment ne pas recevoir ces mots avec encore plus d’effroi qu’à l’accoutumée ? Comment ne pas sentir dans notre chair à quel point le verbe aimer fait cruellement défaut au monde dans lequel nous rampons ?

J’ai beaucoup pensé, durant ce concert, au vendredi meurtrier qui a fait rage sur le calendrier il y a quelques jours. Je revoyais des visages, j’avais en tête des prénoms lus ici ou là sur la toile… J’ai pensé à ma mère aussi. Depuis le début de cette tournée, entendre « Je t’en remets au vent » est, je l’avoue, un véritable supplice pour moi. Pas une seule fois je n’ai pu écouter cette chanson sans vaciller. Ma mère trouvait la musique de Thiéfaine trop rock et ses mots trop durs, trop abscons aussi. Elle préférait les choses qui glissaient simplement. Mais « Je t’en remets au vent », elle adorait ! Elle s’était fait une cassette sur laquelle elle avait enregistré ce morceau et elle l’écoutait souvent. Elle en connaissait les paroles par cœur.

Et puis, samedi, il y a eu Libido moriendi aussi. Là encore, difficile de ne pas penser à ma mère et à toutes les fois où nous nous sommes quittées sur un quai de gare. « On ne pleure pas parce qu’un train s’en va ». Non, on ne pleure pas, on s’écroule dans le vide, on se prend les pieds dans l’absence, on continue le chemin clopin-clopant. Et on trimbale comme ça, jusqu’à la fin, toute une flopée de grands départs dont on ne se remettra pas. « On couche toujours avec des morts », chantait Ferré. Et leur silence est douloureusement violent… Il nous arrache souvent à nos pensées. Parfois aussi, il nous empêche de penser, et nous ne sommes plus que de tristes pantins sans rien dedans.

Alors, oui, je crois que dans ces moments de désespoir, Thiéfaine peut nous rebrancher sur le secteur. Souvent, sans le savoir, il a été la main tendue comme un miracle dans ma vie. Et je reste convaincue et j’affirme que ses mots sont plus que jamais nécessaires.

10/11/2015

Toujours ce drôle de projet (billet n°3)

La pensée du jour : "Dans quelques coins du grenier j'ai trouvé des ombres vivantes qui remuent". Pierre REVERDY

 

Un ascenseur nommé Thiéfaine, donc. Mais aussi : une bombe, un truc qui venait de me sauter à la figure et dont j’ignorais encore quelles retombées il allait avoir sur ma vie future. C’est précisément cela qui est magique avec les révélations : elles nous traversent, nous transpercent, mais au moment où elles sont déjà à l’œuvre en nous, on ne sait pas trop ce qu’il en est, ni surtout ce qu’il en sera dans vingt ou trente ans. Bref, le lendemain de cette nuit de septembre, je fonçai à la FNAC de la ville la plus proche de chez moi … pour découvrir que Thiéfaine avait déjà signé une œuvre foisonnante. J’étais là, devant le rayon « chanson française », la carte bancaire à la main. Celle de ma mère, dont je ne voulais pas abuser, mais quand même, quelle profusion ! Je ne pouvais pas repartir avec deux albums seulement, il me les fallait tous ! Après tout, ma mère comprendrait : déjà au CM2, charmée par une femme qui était venue nous présenter les poèmes de Maurice Carême, j’avais acheté un recueil sans argent !!!! J’avais tout simplement demandé à la maîtresse de me prêter la somme nécessaire, elle pourrait s’arranger ensuite avec mes parents. Ma mère était habituée à mes débordements poétiques. Elle comprendrait. J’avais toujours eu l’enthousiasme dépensier, entêtant. D’entêtant à endettant, il n’y avait qu’un pas, que je franchissais allègrement. « Je te rembourserai plus tard », disais-je à ma mère, qui n’était pas dupe, mais détestait, comme elle aimait à le répéter, les tueurs d’enthousiasme. Jamais elle n’aurait bridé mes coups de folie, tant pis pour le porte-monnaie ! Tout cela pour dire que ce jour de septembre, à la FNAC, je n’hésitai pas longtemps. Je dévalisai tout le rayon, sans me poser de questions ! Pour mieux équilibrer les dépenses, j’achetai aussi des cassettes, moins chères que les CD.

Rentrée chez mes parents, je me claquemurai prestement dans ma chambre. Deuxième bombe. Hubert-Félix Thiéfaine n’était pas seulement le poète maudit dont se réclamaient quelques fumeurs de joints, non, il tricotait une mélancolie vénéneuse à souhait, dont j’allais avoir diablement besoin pour rassurer la mienne. La mélancolie était sa frangine, elle et lui étaient à tu et à toi. Il la connaissait tellement bien qu’il lui avait donné un surnom aux suaves accents : « mélanco ». Tout à coup, je me prenais en pleine face des mots dont je n’allais pas me remettre de sitôt. « Parfois, j’ai la nostalgie de la gadoue », « et moi je reste assis, les poumons dans la sciure, à filer mes temps morts à la mélancolie », « ils croient voir venir Dieu, ils relisent Hölderlin ». Il a bien dit Hölderlin, je n’ai pas rêvé ? Hölderlin, le claudiquant, l’immense fragile devant l’éternel, le poète boiteux dont les ailes de géant l’empêchaient de marcher ? Hölderlin, je n’en revenais pas ! Je venais de découvrir ce poète à la fac, et le prof de littérature avait évoqué sa vie errante et la folie qui l’avait frappé, quelque part entre Bordeaux et Tübingen. J’avais immédiatement ressenti une profonde sympathie pour cet albatros. Il incarnait à lui seul la tragédie de l’âme allemande. Il condensait dans son drame tout ce que cette âme allemande se trimbalait sur le paletot de douloureux, d’inquiétant, de désespéré. Les génies devenus dingues, les suicidés, les malades, les estropiés, Hölderlin était leur capitaine à tous ceux-là qui avaient fini dans un grand naufrage. Et donc, oui, Thiéfaine connaissait Hölderlin. Tellement intimement qu’il l’invitait dans une de ses chansons. J’étais sciée, à genoux, clouée au sol. Et j’allais bientôt découvrir toutes les références qu’il faisait à la littérature allemande, si chère à mon cœur (je sais, c’est un peu pompeux, mais tellement vrai !!). Goethe et son « mehr Licht ! », la Lorelei… Et tout ce qui viendrait plus tard (le cheval de Turin, le Sturm und Drang, und so weiter !!)

Bref, en un mot comme en cent, Thiéfaine célébrait dans son œuvre tout ce qui me faisait vibrer. Nous étions, je l’ai dit, en 1992. J’avais 19 ans et je ne savais pas qu’un jour j’aurais 42 piges, je ne voulais pas les avoir, je voulais une vie courte et joyeuse, comme on en rêve souvent à cet âge-là, et puis… Et puis merde, je me suis laissé embarquer dans le mauvais rêve, j’ai continué à ramer, et me voilà ce soir, avec, déjà, plus d’automnes derrière moi que de printemps à venir… J’ignorais, en 1992, que la folie HFT qui venait de me saisir à la gorge était de celles qui ne font jamais faux bond. Même quand le navire prend la flotte de toutes parts, que l’on se dit, en se tenant la tête entre les mains : « je n’irai pas plus loin ». Eh bien si, on va plus loin, « encore plus loin, ailleurs », parce que toujours, il y a un album à espérer, un autre à redécouvrir, et ici ou là, une référence planquée que l’on n’avait jamais vue et qui attend son heure, tapie dans l’ombre, pour vous éclore à la tronche.

01/11/2015

Un drôle de projet (suite)

La pensée du jour : "La comète de l'amour ne frôle notre cœur qu'une fois par éternité". Christian BOBIN

Je poursuis mon drôle de projet, à savoir remonter à la source de ma rencontre avec l'œuvre de Thiéfaine. C'est très personnel, il me faudra donc "balancer" cela sans trop m'attarder, sans trop y revenir ensuite !

 

J'aimerais me souvenir précisément de la jeune fille que je fus et qui, il y a vingt-trois ans, devait faire une rencontre décisive pour le restant de sa vie. Une rencontre avec un univers bousculant toutes les normes, une rencontre avec un bateau ivre. C'était parti pour un long tangage et je l'ignorais. J'étais à la fois candide et grave. J'avais, chevillée au corps, et ce n'est guère original, la certitude que de grandes choses m'attendaient, qu'il suffirait d'ouvrir les bras pour qu'elles me déroulent leur tapis rouge, j'étais persuadée aussi que je ferais mieux que mes aînés (pas très originale non plus, cette conviction). J'avais, comme tout le monde, des amis, des amours, des emmerdes. Avec peut-être une nuance : mes amours étaient de préférence impossibles, c'était un goût qui m'était venu aux alentours des treize ans et ne m'avait plus quittée. Tout ce qui, aux yeux des autres, était inaccessible, décalé, inimaginable, me semblait fait pour moi. Du sur mesure pour une âme torturée, "attirée par le vide"... Ce n'était pas une pose, ce n'était pas de la frime, juste un penchant venu d'on ne sait où. Une fascination pour les gouffres. Alors que d'autres jeunes filles, autour de moi, rêvaient déjà à un mariage en bonne et due forme, à une petite vie bien proprette, entre popote et repassage, je me projetais dans un avenir tout autre. Pas d'emprisonnement (et le mariage en était un à mes yeux), pas de trucs réglés à l'avance comme une partition trop prévisible (et donc inintéressante), mais plutôt de l'improviste au jour le jour, et une vie entièrement vouée à l'écriture. Je refusais de m'écrouler, par dépit et triste nécessité d'aller gagner ma pitance, dans un putain de quotidien chronométré, remis entre les griffes dévorantes de la société. Je voulais brûler, m'enivrer de la vie à grandes goulées, et je rejetais loin de moi tout ce qui, fadasse, terne et morne, n'était pas la vie ! Une jeune fille comme les autres, en somme. Avec des amours pesant déjà étrangement sur la carcasse. Un amour surtout. Qui était source d'emmerdes, certes, mais avait le mérite de me procurer ce que je recherchais avidement : de fortes palpitations ! Par chance, et par un instinct de survie qui s'était déclaré juste à temps, je me tins éloignée des drogues. Et fort heureusement ! J'ai toujours pensé qu'avec un tempérament jusqu'au-boutiste comme le mien, la première bouffée de marijuana m'aurait menée tout droit à la piquouze ! Je me tenais donc "à l'écart des odeurs de formol", pour reprendre une expression d'HFT ! Car je n'oublie pas mon sujet, n'allez pas croire ! Je situe dans le contexte !

Pas si à l'écart que ça des odeurs de formol, en fait. Autour de moi, beaucoup de gens s'adonnaient à la fumette et aux beuveries répétées. Je fréquentais cette petite foule sans trop savoir pourquoi. Bien souvent, un monde me séparait de ces êtres. Seule nous unissait, je crois, la fascination pour les gouffres ! Fascination que pour ma part, j'avais la chance d'exorciser grâce à l'écriture. Fascination que ces êtres satisfaisaient, ou croyaient satisfaire, dans les paradis artificiels. Parmi eux, un certain S., l'amour source d'emmerdes évoqué précédemment. S. fumait, buvait, se noyait. Je pensais pouvoir le tirer de l'enfer, prétentieuse que j'étais ! Par la seule force de mon amour, je ramènerais l'épave sur le rivage, et nous contemplerions à jamais l'horizon, épuisés par cette course éperdue, mais heureux et fiers d'avoir esquivé le naufrage. Plus tard, je découvrirais, dans une chanson de Thiéfaine, une expression qui me parlerait beaucoup : la Sainte Vierge des paumés ! Plus l'autre me semblait égaré, plus il m'intéressait. Les êtres lisses, en surface comme en profondeur, m'indifféraient. Du creux sur du vide, du vide sur du creux. Ils n'avaient rien à me dire. Non, moi, ce que je voulais, c'était le rugueux, le tortueux. De la substance à laquelle me cogner ! Les écorchés vifs, les grands brûlés, les fracassés !

Après avoir compris que tout l'amour que je pourrais bien donner à S. ne le ramènerait pas à la lumière, mais m'enfoncerait plutôt dans d'épaisses ténèbres sans retour, je décidai de rompre. Et de m'intéresser de plus près à ce mec bizarre que S. écoutait si souvent. C'était quoi son nom, déjà ? Thiéfaine, ah oui, c'est vrai, Thiéfaine ! Et là, donc, par une nuit déjà bien froide de septembre, la claque de ma vie ! Les abîmes, les gouffres, les profondeurs, il connaissait, le type !! Il avait même une parfaite maîtrise du sujet ! La preuve : dans une chanson au titre farfelu, une jeune fille égarée rêvait d'ascenseurs au fond des précipices ! Cette gamine écorchée qui se trimbalait sous la pluie, sa valise mouillée dans une main, son cœur effiloché dans l'autre, ne soyons pas modeste : c'était moi ! Ni plus, ni moins ! Je revenais de loin, du moins m'en persuadais-je dans mes moments lyriques, et l'aide d'un ascenseur pour assurer ma remontée vers les sommets aurait été la bienvenue ! Je n'étais pas Sisyphe, moi, j'avais besoin d'un coup de pouce ! Je ne savais pas encore qu'il venait de m'être filé, ce coup de pouce, et qu'il s'appelait Thiéfaine !!!

19/10/2015

Thiéfaine au Palais des sports le 17 octobre 2015

La pensée du jour : "Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu". Nicolas de CHAMFORT

 

 

A quoi bon une énième note sur un énième concert ? Peut-être vous poserez-vous la question avant de lire ce billet ? Sais-je moi-même pourquoi il m’est nécessaire, au retour de chaque extase, d’en garder une trace brûlante, le meilleur moyen de le faire étant de mettre des mots dessus, comme des pansements sur une plaie ? Car il s’agit bien aussi, me semble-t-il, de poser un baume sur une blessure. L’extase ne peut laisser indemne. Toutes ces émotions prises en plein cœur en si peu de temps creusent un manque dans les heures qui les suivent. En tout cas, il en va ainsi pour moi. Chaque après-concert me promène sur un grand huit vertigineux, oscillant sans cesse entre sommets et ravins, me trimbalant entre la joie d’avoir vécu quelque chose de puissant et la tristesse de savoir que c’est déjà fini !

 

 A chaque fois, je rentre chez moi avec toute une foule d’images et de visages plantés dans  la mémoire ! Avec les années, j’attache une importance croissante à ce qui précède chaque concert et à ce qui le suit. J’aime sentir cette chaleur humaine autour de moi. Tout à coup, le réchauffement climatique est perceptible !

 

Que dire du concert du 17 octobre ? Je l’ai trouvé moins chargé d’émotions que celui de Nancy. Peut-être était-ce dû à la présence des caméras ? Les gestes de Thiéfaine semblaient moins naturels. En revanche, le public, lui, était tout en spontanéité. J’ai vu des êtres transportés par ce qu’ils étaient en train de vivre, tels des brasiers étincelants, palpitant çà et là dans l’obscurité. J’ai vu des visages qui racontaient des déchirures et des tourments et qui, pour un temps, s’animaient d’un émoi qui effaçait tout. Sur scène, il y a eu un moment très émouvant : celui où Thiéfaine est reparti en coulisse, à regret, semble-t-il, et comme bouleversé par tout l’amour reçu. Tout à coup, l’homme de scène redevenait homme, tout simplement, avec ses fragilités et ses drames. Je l’ai senti très seul, le regard tendu vers un ailleurs déchirant. Il y avait, sur ce beau visage buriné par les orages de toute une vie, à la fois une ombre et un arc-en-ciel. Voilà, selon moi, le moment le plus marquant du concert, avec l’interprétation de la chanson Des adieux. J’ai bien peur que ce titre ne soit censé délivrer un message sans équivoque. « Le fou a chanté dix-sept fois »… Ne me dites pas qu’après cela, le fou va se taire irrémédiablement ? Je le crains vraiment.

 

Heureusement, après le concert, j’ai été happée comme tant d’autres par un tourbillon de retrouvailles, de rencontres et de nouvelles émotions ! Très vite, un petit groupe s’est formé et nous avons décidé d’aller boire un verre ensemble. Besoin, comme à chaque fois, de prolonger la magie, de ne pas retourner trop vite dans le froid !

 

Le peuple thiéfainien est constitué d’allumés, et je les aime, tous ces êtres dingues, paumés, fragiles, meurtris, le cœur ouvert à tous les vents ravageurs ! Certains se sont postés dès dix heures du matin devant le Palais des Sports. Ils ont attendu toute la journée dans l’automne glacial, emmitouflés dans leur seule passion ! « Mais que se passe-t-il avec ce public ? », s’est exclamé, paraît-il, un des médecins préposés aux malaises de la salle (et Dieu sait s’il y en a eu !!) Il se passe, docteur, que nous avons tous soif d’une même perfusion, il se passe que Thiéfaine nous accompagne depuis des années sur nos chemins, aussi divers soient-ils, entrant par la grande porte dans tout ce que nous vivons, joies, douleurs, rencontres ou adieux. Il se passe que chacun de ses mots résonne en nous, secouant nos profondeurs intimes ! On quitte quelqu’un sur un quai de gare et l’on se chante à soi-même, pour se donner du courage, « on n’pleure pas parce qu’un train s’en va ». On est désespéré par notre condition de bipèdes à station verticale, et l’on se prend à rêver de gadoue. On est chamboulé par un amour qui réveille des volcans dans notre vie jusque là dangereusement éteinte, et l’on voudrait murmurer à l’être aimé « je n’ai plus de mots assez durs pour te dire que je t’aime ». On est marqué à jamais par la perte d’un proche, et l’on prend de plein fouet ces mots terribles où il est question du violent silence des morts. Bref, Thiéfaine est toujours là, comme une sentinelle postée dans nos vies. « Guetteur mélancolique », frangin de tristesse, de déglingue et de doute, consolateur dans les ténèbres ! Comment, on n’apprend pas ça en fac de médecine ?! Thiéfaine, en allant parfois très loin dans la noirceur, annule la noirceur ! En nous disant qu’il se sent naufragé, il nous permet de ne pas sombrer, c’est une lanterne dans la nuit. Toujours il nous mène vers la fréquence qu’on n’attendait pas, toujours il nous donne du courage, et nous voilà prêts à ramer pour d’autres guernicas…

 

Je dédie cette note à tous les allumés des parkings, ceux qui n’ont pas peur de rester à papoter longuement entre deux voitures après un concert, je dédie cette note à ceux que Thiéfaine a parfois ramenés vers le rivage alors que tout les portait au naufrage, je dédie cette note à tous ceux qui s’en balancent pas mal d’être fauchés, ils trouveront bien une solution pour aller au prochain concert, tant pis si le banquier s’arrache les cheveux sur leur inconséquence (c’est son problème après tout) ! Je dédie cette note à la lumière bondissante que je vois dans leurs yeux à chaque fois qu’ils évoquent Hubert !

 

06/10/2015

Un drôle de projet

La pensée du jour : "La passion des livres ne m'a jamais quittée et je dois à la lecture les plus belles rencontres de ma vie. Il y a les livres que l'on dévore, ceux que l'on déguste, ceux qu'on réserve pour plus tard, ceux qu'on ouvre en tremblant parce qu'on pressent une irréversible brûlure". Jacqueline KELEN

J'entreprends aujourd'hui un drôle de truc. Cela s'est présenté à moi ce matin comme une évidence, une nécessité. Je vous fais part de mon projet : j'aimerais écrire un long texte sur ma passion pour Thiéfaine. Bien sûr, depuis que ce blog existe, je ne fais que cela, au fil des mois et des billets. Mais là il s'agirait de quelque chose de plus suivi. Je vous en propose un extrait aujourd'hui, la suite viendra bientôt, elle est déjà écrite ! 

Par la fenêtre de la cuisine, je regarde la nature en décomposition. Comme chaque année, l'automne accomplit son œuvre de destruction massive. Tout ce qui semble encore habité d'un minimum de vigueur sera bientôt exténué, vidé de toute substance, et se rendra. Cette tragique agonie a le don de me mettre à terre. J'y perçois toute la cruauté de notre condition d'êtres fragiles voués à la finitude. Dans le jardin s'avance un cortège silencieux, endeuillé, s'enfonçant dans une sombre Toussaint. En va-t-il ainsi de nos élans ? Sont-ils condamnés, une fois venu l'automne de la vie, à mourir d'épuisement ? En même temps, les rousseurs dont se pare la nature en octobre me fascinent. C'est la grande fatigue qui donne encore, dans un ultime effort, le meilleur d'elle-même.

Invariablement, la saison mélancolique me renvoie à l'œuvre d'Hubert-Félix Thiéfaine. D'abord parce que je l'ai découverte par une nuit froide de début d'automne. "Découverte" est un mot trop faible. Elle m'a été révélée, plutôt, comme me furent révélées par la suite les œuvres des écrivains qui devaient changer ma vie. Je ne l'ai pas découverte, je l'ai prise en plein cœur, pour être tout à fait honnête ! Et tant pis si cela semble pompeux, emphatique, débile. C'est vrai ! Je reviendrai à cette révélation. 

Ensuite, les chansons de Thiéfaine, souvent chargées d'accents mélancoliques, s'accordent à merveille avec la saison du déclin. Même glissement vers les eaux profondes et troubles des morts annoncées, même vertige pour qui les contemple. Il n'est pas toujours aisé d'entrer dans l'œuvre de Thiéfaine, et certains s'y refusent, arguant de la trop plombante tristesse qui s'en dégage. Ceux-là jouissent d'une santé rieuse et se protègent (sans doute ont-ils raison !) de tout ce qui pourrait venir entamer leur bel optimisme ! Pour ma part, j'aime qu'une œuvre me remue les entrailles, me déglingue, me submerge ! Les édulcorants ne me disent rien qui vaille. Comme Thiéfaine, je me réclamerais plutôt des piments et des alcools forts ! Pour qu'il y ait, en moi, rencontre avec un livre, un tableau, une chanson, il faut que ces derniers "envoient du lourd", il faut qu'ils me bousculent et me transpercent. S'ils glissent sur moi comme une ritournellette sans prétention, c'est qu'ils n'ont pas grand-chose à me dire. Je préfère passer mon chemin et les laisser à d'autres.

L'œuvre de Thiéfaine, elle, a quelque chose à me dire. A chaque nouvelle écoute, elle m'atteint, trouve en moi une parcelle neuve qui l'attendait. Et pourtant, cela fait vingt-trois ans que je me nourris des chansons du poète jurassien. La faim reste la même. Je crois qu'elle n'a jamais diminué. 

Je me demandais plus haut si nos élans étaient condamnés à mourir à l'automne de notre vie, mais je pourrais peut-être, au regard de ces vingt-trois ans de passion, poser une question plus optimiste : "Si nos élans sont extrêmement forts et procèdent d'une nécessité vitale, se peut-il qu'ils s'éteignent un jour ? Je ne peux me résoudre à imaginer les miens décatis, édentés et chauves. Je les veux toujours, même dans trente ans, irrigués de sève, les dents d'un blanc éclatant, les cheveux luisants, bon pied bon œil ! J'aimerais qu'il me soit donné, même quand je serai "bien vieille, au soir à la chandelle", de retrouver en moi toute ma fougue en entendant une chanson de Thiéfaine. Qu'il me soit donné de m'embraser encore, et au diable les rhumatismes ! Qu'il soit donné à ceux qui m'entoureront à ce moment-là de voir des étincelles s'allumer, que dis-je, disjoncter dans mes yeux ! Que mes petits-enfants se disent : "Trop forte, la mémé, elle n'a rien perdu de son allant !"

La passion, en nous maintenant dans un rapport avec la vie qui est tout sauf figé, mais plutôt ouverture, mouvement perpétuel, nous aide sans doute à ne pas nous racornir. Il faut l'espérer, en tout cas ! 

03/10/2015

Thiéfaine au Zénith de Nancy, suite.

La remontée du fleuve qui ouvre ce VIXI Tour a le pouvoir de nous entraîner d'emblée dans les remous envoûtants de "turbulences scéniques" ! L'équipage est plus assuré qu'à Reims (le concert du 11 avril ouvrait le bal). Les enchaînements sont plus fluides, on sent que le tout est sacrément bien rôdé à présent. Cela promet un véritable feu d'artifice pour les dates parisiennes ! 

Et que de belles surprises au programme hier soir ! "Syndrome albatros" annoncé par les vers de Baudelaire faisait partie des morceaux inespérés. Thiéfaine est à l'aise et avenant. Il remercie le public, se souvient d'être passé parfois au Parc des expositions de la ville ("le plus pourri de France, mais le plus chaleureux"). Il déclame des vers de César Vallejo, d'abord en espagnol, puis il en livre la traduction en français. J'ai l'impression de retrouver Hubert, le vrai, celui que j'ai toujours défendu toutes griffes dehors, parlant avec enthousiasme de son immense culture quand on ne me jetait à la tête que des propos rebattus, dénués de toute finesse ("Ah ouais, Thiéfaine, le mec qui chante pour les gros fumeurs de joints"). 

Profonde émotion hier, de celles qui vous zèbrent les entrailles, en écoutant "Petit matin, 4.10 heure d'été". Hubert est là, face à nous, la guitare lovée contre son ventre comme un bouclier, l'harmonica aux lèvres. Il nous raconte un cauchemar, une descente aux enfers, et j'en ai l'âme en miettes. Nous applaudissons un désastre, un cri de désespoir auquel l'extrême dépouillement instrumental confère la force d'un coup de poing dans la gueule. Faut-il avoir touché le fond du fond pour écrire une chanson pareille ! Alors que, peut-être, nous vaquions à de joyeuses occupations, l'artiste que nous aimons se débattait dans des eaux noires, charriant des cadavres en décomposition. C'était dans la splendeur de l'été et nous ne savions rien de cet itinéraire qu'un naufragé parcourait seul, à bout de souffle et sans boussole. 

Je ne vais pas détailler tout le programme. Sachez simplement qu'il est beau, merveilleux, et tantôt se sirote comme du petit-lait, tantôt se prend en pleine face comme un uppercut. C'est un choc qui provoque des frissons, des larmes, des émotions semblant venues d'une autre galaxie. D'ailleurs, le Galaxie, je n'y serai pas ce soir. Il me faut être raisonnable et soigner mes deniers en ces temps de Loreleis maigrichonnes ! Peut-être vaut-il mieux rester sur le souvenir ébloui du concert d'hier ? 

J'aime les moments qui précèdent les concerts, écrivais-je dans le premier volet de ce billet. J'aime aussi le charme mélancolique des fins de partie, quand les étoiles scintillent encore dans les yeux des dingues et des paumés qui ne savent plus très bien où est la sortie, quand les commentaires fusent dans tous les coins, ou quand le silence s'impose comme seul commentaire possible. J'aime les retrouvailles avec les irréductibles, les passionnés, les ardents. Gérard, les yeux emplis d'étincelles quand il évoque le petit gadget qui lui a permis, ce soir, de filmer ni vu ni connu. Étienne que je n'avais pas vu depuis de longues années. 655321, dit l'insolent, qui, même par moins vingt, sort en tee-shirt de sa voiture pour ne pas crever de chaud dans la salle. Sam et ses attendrissantes confusions (Jean Corps Malade, ça vous dit quelque chose ?!) Bruce et Cindy (accompagnés hier de leur fille), Vax et Julie (accompagnés hier de leur fils !) Tout le petit peuple thiéfainien qui n'a pas peur de taper la causette jusqu'à point d'heure sur un parking. Tout ce joli monde qui compose un étrange patchwork. Nous sommes tous différents et pourtant tous semblables dans notre passion. Dingues et paumés de tous horizons, légèrement allumés. Pâles enfants que les fins de partie déboussolent et rendent à leur fragilité. Comment, quand se meurent de tels embrasements, ne pas avoir besoin de se tenir chaud sur un parking ? 

Thiéfaine au Zénith de Nancy (2 octobre 2015)

La pensée du jour : "Tu seras aimé le jour où tu pourras montrer ta faiblesse sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force". Cesare PAVESE

Retrouvailles d'une brûlante intensité hier soir ! Depuis vingt ans, les concerts de Thiéfaine sont comme autant de rendez-vous d'amour qui jalonnent ma vie ! Je chéris particulièrement les heures qui précèdent les retrouvailles. À l'aube du grand jour, une joie enfantine m'envahit, une sorte d'euphorie mêlée d'un sentiment de toute-puissance. Carrément ! Il ne peut rien m'arriver, des ailes me poussent dans le dos, je suis indestructible et ma folle liesse tout autant !

J'aime arriver sur des parkings où une foule aimante se met déjà en condition, écoutant Hubert presque religieusement (et dans ces moments-là, chargés de miracles à venir, ce n'est pas incompatible !) On boit, on fume, et ces gestes prennent des allures de grands princes, c'est du recueillement, une douce éclaboussure de chaleur humaine, cela m'émeut à chaque fois. On croise des gueules cassées sur ces parkings, des êtres que la vie a abîmés, et que Thiéfaine a réparés, un peu. Au fil des années, j'ai vu le public évoluer. Ceux qui, comme moi, hier encore avaient vingt ans, et qui en ont aujourd'hui vingt de plus sur la carcasse, restent fidèles au poète qui a souvent consolé leur adolescence malade. On les voit parfois débarquer aux concerts avec leurs enfants. Cela m'émeut toujours, ça aussi ! À présent, le public se divise en deux : il y a la frange vieillissante et la petite cure de jouvence, les moins de vingt ans et à peine plus. Parmi eux, il y a ceux qui ont biberonné du Thiéfaine dès l'utérus ! Et il y a ceux qui sont venus à lui plus tard, parfois grâce à un prof passionné (n'est-ce pas, Évadné ?!), parfois grâce à un cousin plus âgé, parfois grâce à une "ruelle des morts" découverte un jour, par hasard, sur les ondes. Les concerts de Thiéfaine sont comme des maisons ouvertes à tous les vents, à tous les gens, à tous les genres. Les barrières s'effondrent, seul compte ce même amour qui unit en son giron trois cent cinquante mille styles différents ! 

Hier soir, j'ai donc retrouvé une fois de plus cette foule bigarrée que j'aime tant. Les un peu dingues, un peu paumés, les un peu des deux à la fois, qui puisent dans les chansons de Thiéfaine de quoi remonter à la surface par temps de noyade ou de navigation incertaine. Je crois, depuis que j'écoute Hubert, qu'il faut trimballer avec soi une douloureuse faille pour être allé un jour s'abreuver à cette source et reconnaître en son tenancier un semblable, un frère.

Je bavasse, je bavasse, mais vais-je enfin en venir au fait et parler du concert d'hier, oui ou non ?! Oui, j'y viens, j'y viens, essoufflée encore, émue, et à pas de velours, comme on s'approcherait d'un temple sacré ! 

Je vais devoir publier cette note en deux temps, je fais tout avec mon téléphone (plus de connexion internet chez moi) et ce n'est pas commode ! La suite arrive donc, lentement...

 

30/09/2015

"Nos histoires"

La pensée du jour : "Je voudrais bien Devenir quelque part Comme un grain de poussière Finir dans ta mémoire En halo de lumière". La Grande Sophie 

Voilà un album qui vous laissera désarmés, nus, pantois. Avec "Nos histoires", la Grande Sophie signe un opus d'une beauté magistrale. Une succession de dix claques ! Ces nouvelles chansons s'accordent à merveille avec la saison actuelle, chargée de mélancolie. C'est l'heure où la nature nous offre d'ultimes chants désespérés, avant de plonger dans le silence et le repos. C'est l'heure où les bilans nous frappent de plein fouet. "Nos histoires vont et viennent. Elles laissent des souvenirs, des états d'âme, des cicatrices, des bulles d'air", écrit la Grande Sophie dans le sobre livret qui accompagne le CD. Souvenirs, états d'âme, cicatrices, bulles d'air, c'est tout cela que l'on sent lorsqu'on écoute "Nos histoires". Il y a là des souvenirs qui laissent une traînée de nostalgie au fond de l'âme. "Hanoï" parle divinement bien de ces impressions fugaces qui marquent durablement. Il y a là des cicatrices, celles que tricotent les amours qui se prennent les pieds dans le tapis. "Je n'ai rien vu venir", "Les portes claquent", "Tu dors", "Les lacs artificiels" racontent la même histoire : celle d'une absence, d'un face à face abrégé, figé dans l'éternité. Il y a là des brûlures, mégots de cigarettes enfoncés dans la chair, brasiers amoureux condamnés à mourir de leur propre feu. Il y a là des mots-hommages emplis de respect, qui s'inclinent devant la grandeur. Pour Maria Yudina, pour Yuko Sugimoto. La mélodie de "Maria Yudina" reste en tête pendant des heures, les marteaux du piano s'envolent comme des grappes d'oiseaux dans un ciel baudelairien. Juste après, LGS nous confie qu'elle doute en permanence. La maison des doutes, c'est elle, ils l'habitent, elle les abrite. Elle n'y peut rien, ils lui collent à la peau de la cave au grenier ! Pareils à ces "incontournables défauts" dont la chanteuse parlait dans l'album précédent. "On en a toujours plus qu'il n'en faut" !

La vie de la Grande Sophie ressemble à la météo : sécheresse, temps plus qu'incertain, ou variable avec éclaircies, tout entre en elle comme dans un moulin. Ces variations lui donnent mille âges et mille visages, tour à tour, sans prévenir. 

Nos histoires vont et viennent. Parfois, elles nous claquent la porte au nez, nous laissant figés de douleur, fusillés, en lambeaux. De ces pertes et fracas, de ces lézardes qui s'insinuent dans les tréfonds de l'âme, la Grande Sophie a su faire de l'or, un album d'une grande maturité, dont les paroles et les mélodies peuvent nous hanter jusque dans le sommeil (c'est mon cas !!)

La mélancolie est toujours là, affirmée ou tapie dans l'ombre, en filigrane, mais la Grande Sophie ne se laisse pas démonter pour autant. Elle répète à tue-tête qu'elle n'est pas Maria Yudina, mais comme elle, elle a la résistance chevillée au corps. Elle est bien décidée à "avancer vers l'avenir". "Intrépide face au destin", comme on l'a toujours connue et comme on l'aime.