09/11/2018
Une fin de semaine hautement thiéfainienne !
"Le silence des morts est violent quand il m'arrache à mes pensées". Hubert-Félix THIEFAINE
Ce qui est bien, quand on va voir Thiéfaine plusieurs soirs d'affilée, c'est que, durant toute une partie de la « traversée », on peut renvoyer à plus tard l'espèce de mélancolie pâteuse qui, habituellement, nous saisit dès la fin du concert. Cette semaine, la mélanco, je m'amuse à lui faire des pieds de nez, tranquillou du haut de ma presque toute-puissance. Genre « il peut pleuvoir sur les trottoirs les grands boulevards moi je m'en fiche j'ai Thiéfaine auprès de moi » !
Depuis mercredi, tout n'est que fièvre, tremblement, vertige. Cela a commencé avec une conférence de Françoise Salvan-Renucci sur un thème passionnant : la figure du maudit dans l'œuvre de Thiéfaine. La conférence en question se tenait dans la maison natale de Verlaine, à Metz. Lieu on ne peut plus approprié pour accueillir un tel événement. Car chaque intervention de Françoise en est un. Il y a d'abord la richesse des sujets auxquels elle consacre ses recherches. Ensuite, il y a sa minutie, ses analyses pointues qui ne laissent rien au hasard, absolument pas une goutte. Enfin, il y a la passion qui l'anime et qui, à mon avis, fait la différence. J'ai connu des universitaires un peu froids qui ne donnaient nullement envie de s'approcher des auteurs qu'ils évoquaient. Françoise, elle, c'est tout le contraire : elle vous ferait lire l'annuaire de A à Z s'il y avait dans ces pages le moindre pont possible avec un seul vers de Thiéfaine. Vous sortez d'une conférence de Françoise et vous n'avez même plus envie de vous regarder dans la glace : quoi, vous prétendez avoir lu beaucoup de livres ? Que dalle. Vous n'êtes qu'un ignare qui a encore tout à apprendre. Quoi, vous pensiez connaître les chansons de Thiéfaine jusque dans leurs recoins, tout cela parce que vous en êtes l'intime depuis plus de vingt ans ? Balivernes, foutaises, présomption ! Cette œuvre qui vous incendie, vous irradie depuis si longtemps, vous devez la reprendre à zéro comme un novice, vous y enfouir à nouveau à corps perdu : vous en avez négligé des pans entiers. Il est temps de vous ressaisir. C'est ainsi que je ressens les conférences de Françoise, moi : à chaque fois, c'est une plongée dans un pharamineux dédale. On y met un pied et l'on brûle soudain de s'y immerger tout entier, jusqu'à la racine des cheveux. Parce qu'elle porte en elle cette étincelle, parce qu'elle la transmet à ceux qui l'écoutent, il n'y a qu'un mot à lui dire : merci, Françoise. Je ne vous donne pas ici les détails de la conférence de mercredi : son contenu devrait être mis en ligne prochainement par Françoise elle-même. Je vous tiens au courant dès que j'en sais plus.
La conférence, c'était une mise en bouche. Avant le grand festin du lendemain. Et maintenant, le grand festin, c'était déjà hier. Ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie... Mais pied de nez au temps lui-même, tiens : je m'en fiche, ce soir, je vois encore Hubert. Et demain aussi. Na.
Donc, Thiéfaine aux Arènes de Metz, jeudi 8 novembre 2018. Remue-ménage dans mon cœur toujours prompt à s'émouvoir : cette salle, je la connais, j'y ai vu Thiéfaine en 2002. À l'époque, elle se dressait, un peu étrange, au milieu de nulle part. C'est en tout cas le souvenir que j'en avais gardé. Il n'y avait pas le musée Pompidou tout près, il n'y avait pas non plus le centre commercial Muse. Ah, ces deux-là, on ne peut pas les louper : ils sont indiqués, surindiqués, partout, et l'on finirait même par se dire que c'est un peu trop. D'autant que les Arènes, au bout d'un moment, il n'en est plus question nulle part, sur aucun panneau. Et on a beau être venu là il y a seize ans, les Arènes, on ne sait plus bien à quoi elles ressemblent. D'un seul coup, quand même, en voyant un grand complexe aux vitres ornées de personnages légèrement chloroformés s'adonnant à diverses pratiques sportives, on a comme une hésitation : ce ne serait pas là, les Arènes ? Bingo ! C'est bien ça. Il s'agit d'une salle plutôt faite pour accueillir des événements sportifs et qui, de temps en temps, par je ne sais quel extraordinaire, reçoit des artistes. Soit. J'arrive là, légèrement en sueur, la mine défaite d'avoir dû batailler ainsi sur d'improbables chemins sans autres balises que celles qui en jettent : le Muse, Pompidou. Les Arènes : que nenni. J'ai pris un billet estampillé Early. Une connerie de plus. Le principe ? On paie un supplément (de mensonge, oui) pour arriver dans la salle plus tôt que les autres, les lambdas qui n'ont pas le Early, eux (pardon pour eux : de toute façon, ils seront bien vengés quelques lignes plus loin). Je m'insère dans la file d'attente. Ils sont déjà une vingtaine, ou peut-être même une trentaine à faire la queue, en bons thiéfainiens qui n'en ont jamais leur claque de déployer toute leur patience pour parvenir au saint Graal. Si je ne m'étais pas plantée trente fois d'itinéraire (eh non, toujours pas de GPS à cette heure), j'aurais pu faire partie des bienheureux tout premiers. Ce ne fut pas le cas. Être Early ne suffit pas, encore faut-il atterrir en souplesse et à l'heure juste devant la salle. Sinon, le soi-disant privilège s'évapore en moins de deux. Une fois à l'intérieur des Arènes, quelle ne fut pas ma stupéfaction en découvrant que certains pas Early étaient passés dans les premiers rangs, me grillant en toute tranquillité (et ce n'est que justice, je n'avais qu'à être moins naïve) une priorité toute relative.
Pas grave, j'ai quand même pris ma place, pas trop mal, pour le décollage. Entourée de gens sympas, avec qui patienter jusqu'à l'embarquement fut un plaisir. Je l'ai déjà dit, et je vais donc radoter, mais tant pis : j'adore les ambiances d'avant-concert d'HFT. J'aime observer tout ce petit monde fiévreux, dont le palpitant, je le sens, je le vois, grimpe dans les tours tout autant que le mien. C'est un truc qui ne s'explique pas. Comme une ardeur sur le visage. Quelque chose qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais qui a infiniment plus de classe. Une ardeur, vous dis-je. J'observe, donc, je prends le pouls de la foule qui m'entoure, et j'essaie de papoter ici ou là. Pour savoir à qui j'ai affaire. Fans de la première heure ou venant de se raccrocher au wagon ? Admirateurs viscéraux comme moi, ou un peu plus raisonnables ? Simples visiteurs qui passaient par là, ont vu de la lumière et sont entrés pour voir ? En quelques minutes, je sais. Hier, donc, à mes côtés, des gens vraiment sympas, qui suivaient Thiéfaine depuis un paquet d'années. Qui l'avaient vu à la salle Europa, à Montigny-lès-Metz, en 1980. Alors que, ô rage, ô désespoir, je n'avais alors que sept ans et me fichais pas mal de la chanson à texte. Même si ma mère s'appliquait à m'en faire entrer dans les oreilles. Bon, j'ai une excuse pour l'arrivée tardive en Thiéfainie : ma mère n'écoutait pas Hubert. C'est moi qui le lui ai fait découvrir. Alors forcément. Bref...
Je ne peux pas parler de la première partie, assurée par Archi Deep. Je suis désolée, moi je suis archi injuste : parce que quand j'attends Thiéfaine, ce n'est pas la peine d'essayer de me brancher sur un autre secteur. Il aura beau déployer tous les efforts possibles, il ne m'émouvra pas. Je sais, c'est mal. Mais j'assume. Moi, quand j'attends Hubert, c'est presque mystique. Et je reste sourde à tout ce qui n'est pas lui. Désolée.
Comme je l'ai écrit ici, depuis quelques semaines, je me suis tenue pointilleusement à l'écart des réseaux sociaux pour ne pas avoir à subir une défloration non souhaitée. L'idée d'une ignorance virginale me tenait à cœur, particulièrement pour cette tournée qui ne pouvait que réserver des surprises. Éblouissement absolu hier, donc, lorsque Thiéfaine a fait son entrée en scène sur 22 mai. Une manière bien à lui, je pense, de dire, en cette fin d'année 2018, que les événements de 1968 n'en furent pas à ses yeux. Ses yeux, d'ailleurs, parlons-en : hallucinés, habités de fièvre et d'une étincelle un tantinet diabolique, lorsque le sieur nous interprète L'agence des amants de madame Müller. Que d'émerveillements tout au long de cette soirée ! Des « classiques » sertis dans des arrangements inattendus (L'ascenseur de 22h43, Exil sur planète fantôme, Les dingues et les paumés, et j'en oublie forcément tant l'émotion me met encore en vrac ce matin). Des inespérés : Éloge de la tristesse, Critique du chapitre 3, Un vendredi 13 à 5 heures, Exercice de simple provocation, Maison Borniol, Affaire Rimbaud, Toboggan, La dèche, le twist et le reste. Le grand retour, aussi, d'une « pauvre petite fille sans nourrice arrachée du soleil », celle-là-même qui, il y a 26 ans (ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie...), me tira par la manche pour m'ouvrir la porte d'une œuvre gigantesque. Tout un « théâtre d'harmonies », un « panorama lunaire ». Je ne m'en suis toujours pas remise. La jeune femme de 19 ans que j'étais alors, où est-elle ? Elle survit vaguement dans des profondeurs troubles qui ne me redeviennent accessibles qu'à la faveur de grandes émotions artistiques. Comme hier. C'est tout mon passé que j'ai vu défiler sous mes yeux : une nuit de septembre 1992 et la rencontre d'une décharge électrique nommée HFT qui ne devait plus me lâcher, la faune pas très catholique que je côtoyais alors (des paumés célestes), les heures passées avec mon ami Christophe, disparu si tôt, tellement trop tôt, putain, et pour qui Thiéfaine et Rimbaud n'étaient que les deux faces pareillement électriques d'une même pièce d'or. Mon premier concert d'HFT, avec ma mère, disparue tellement trop tôt elle aussi. La playlist d'hier m'a rappelé étrangement celle de la tournée de 1995. Quand Hubert est apparu avec son haut-de-forme et sa veste queue-de-pie pour nous livrer une version absolument magistrale de Maison Borniol, je me suis téléportée par la pensée en un autre temps et en un autre lieu : 27 octobre 1995, salle des fêtes de Sarreguemines. Le chapeau et la veste faisaient partie du spectacle. Ma mère était là, si fragile et je ne le savais pas, un peu estomaquée de voir sa fille se mêler à une foule de drôles d'allumés qui clopaient, jointaient, picolaient. Je lui avais vendu le concert de la manière suivante pour qu'elle m'y emmène (j'avais le permis, mais pas de voiture), consciente de ne pas être tout à fait raccord avec l'absolue vérité (disons que je n'évoquai que ce qui me paraissait de taille à faire fléchir ma mère, et passai sous silence La fille du coupeur de joints, et bien d'autres chansons encore, serrant un peu les fesses ensuite quand Thiéfaine les interpréta toutes, sans exception : les sulfureuses, les un peu crues, les politiquement incorrectes. J'espérais secrètement que ma mère nous ferait une soudaine crise de surdité en plein milieu du concert parce que quand même, quoi). Bref... Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, pour convaincre ma mère, j'avais présenté les choses ainsi : « Maman, tu verras, c'est formidable, ce mec-là parle des grands poètes que j'aime, et ce qu'il écrit lui-même, c'est de la poésie aussi ». Elle avait dit oui, mais je la sentais un peu sceptique dès le départ. Elle qui, dans tout le répertoire d'HFT, n'aimait que Je t'en remets au vent, elle s'était pris ce soir-là un rock assez violent dans les oreilles et des émanations étranges de marijuana dans ses poumons d'asthmatique. Sur le chemin du retour, elle m'avait dit deux choses. La première, c'est qu'elle n'avait pas remarqué qu'il était tant que ça question de grands poètes dans les chansons d'Hubert. La deuxième, c'est que même si elle n'avait jamais fumé un seul pétard de sa vie, au moins, elle savait désormais quel effet ça faisait ! C'est qu'elle ne manquait pas d'humour, ma mère.
Je reviens au concert d'hier. C'te claque, purée, c'te claque ! Des musiciens au poil, complices, chacun ne faisant qu'un avec le grand art qui est le sien. Le beau sourire et les gestes aériens de Maëva Le Berre, son archet comme une grâce venue d'ailleurs, la puissance d'Alice Botté, la folie de Yan Péchin, la mesure de Christopher Board et de Marc Perrier, la fougue de Lucas, et zut, j'ai oublié les noms des autres, qui ne méritent pas cette négligence. Et je ne retrouve pas la liste sur Internet. Aidez-moi si vous voulez bien. Toutes ces personnalités différentes, allant de la plutôt introvertie à l'exubérante, cela vous donne un cocktail bougrement fabuleux. On en redemande. Et ça tombe bien : ce soir, ce sera possible pour moi. Et demain encore. La suite dans les jours qui viennent, donc. Je vais me préparer avant de partir pour Paris. Idéalement, il faudrait que je défroisse un peu ma mine de papier mâché. Mais je crois que ce ne sera pas jouable (toujours ce temps qui passe et qui nous broie...). Tant pis, j'aurai « une gueule à briser les miroirs » durant toute la traversée enchantée. C'est trop d'émotions aussi, que voulez-vous ? On ne peut pas vivre à 240 et passer des nuits pépères, jolis rêves en pantoufles et compagnie, le séisme nous poursuit forcément jusqu'en nos draps, c'est comme ça, c'est tout. Idéalement encore, il faudrait que je remette en ordre mon cœur, tellement surchargé de sentiments contradictoires : cette tournée qui en rappelle tant d'autres, ça vous met dans de tels états, ouah ! Là encore, pas possible de faire place nette en moi pour ce soir, je pars chamboulée d'avance. Et ce n'est peut-être pas si mal.
12:00 | Lien permanent | Commentaires (33)
14/10/2018
Supplique pour que demeure la possibilité d'une surprise totale...
"Il y a tout de même des choses qu'il est parfois plus prudent de ne pas savoir". Romain GARY
Je n'étais pas à Nantes vendredi soir pour le coup d'envoi de la tournée anniversaire d'HFT. J'aurais aimé y être, pourtant ! Mais il m'arrive d'avoir des obligations professionnelles et de ne pas m'y soustraire ! Si je n'avais pas été sollicitée exceptionnellement par mon collège jusqu'à 16h30, qui sait, peut-être que je me serais octroyé un aller-retour express entre la cité des ducs de Lorraine et celle des ducs de Bretagne ! Cela aurait été l'équivalent émotionnel d'un voyage aux Galapagos, sans rire. Mais bon, la réalité étant ce qu'elle est, Galapagos, que dalle. Je me suis cependant octroyé un lot de consolation : ma fille Clara adore le duo Brigitte et nous sommes allées voir ensemble les deux demoiselles, qui se produisaient au Zénith de Nancy pendant qu'au même moment, à quelques centaines de kilomètres de là, Galapagos où je n'étais pas...
Brigitte, ce n'est pas le même registre que Thiéfaine, bien sûr, mais là n'est pas la question. On va voir les artistes pour ce qu'ils sont, n'est-ce pas, et non pour leur chercher des noises, c'est-à-dire des ressemblances avec ceux que l'on vénère ! On peut très bien renoncer aux comparaisons, être à cent pour cent dans tout à fait autre chose qu'HFT et que la magie nous transporte loin des territoires habituels. C'est peut-être cela, « flâner entre les intervalles » à la manière d'Higelin. S'offrir la possibilité d'être surpris. Toujours est-il que grâce à la passion tenace de ma fille, j'entends les chansons de Brigitte depuis des mois et des mois. Ces deux femmes ont le mérite d'avoir inventé quelque chose qui, me semble-t-il, n'existait pas encore dans la chanson française. C'est un univers à part entière, où l'on passe du glamour aux ténèbres. Les voix d'Aurélie Saada et de Sylvie Hoarau se mêlent dans de délicieuses acrobaties. À découvrir si ce n'est déjà fait. Sur scène, cela dépote sérieusement ! Les deux jeunes femmes se donnent à fond, des émotions passent, des vents, des marées, des douceurs. Et puis, pour ma part, j'adore découvrir le public des « autres », ceux qui ne sont pas HFT. C'est amusant d'observer le noyau dur, celui qui porte des tee-shirts aux références ou aux messages codés. On regarde tout ce petit monde en être, on comprend l'enthousiasme, on a soi-même ses ardeurs, ailleurs... C'est même un peu comme si l'on s'observait dans ces moments-là. Voilà quel effet on fait à ceux qui viennent voir Thiéfaine occasionnellement : on est un peu comme le « cœur secret de l'horloge »*, celui dont les battements rythment les tournées depuis vingt ans et plus. On a quelque chose de dingue et d'halluciné dans les yeux. On en est, quoi, de toutes les fibres qui nous constituent !
Bref... Il reste très exactement vingt-quatre jours avant la venue d'Hubert aux Arènes de Metz. Je biffe les jours dans mon calendrier mental qui tient scrupuleusement les comptes. Un peu comme le ferait un prisonnier au fond de sa cellule. D'ailleurs, j'aimerais bien passer les vingt-quatre jours à venir dans une grotte où ne m'atteindrait aucune information concernant cette tournée. Quelles chansons Thiéfaine interprète-t-il ? Je ne veux pas le savoir. Par quel morceau commence-t-il ? Lequel vient clore la parenthèse enchantée ? Ne me le dites pas ! Je m'interdis jusqu'au 8 novembre de traîner sur les forums, Facebook et autres terrains minés qui risqueraient de dynamiter la magie. Comme on dit en allemand, je veux me laisser surprendre. Vous comprenez, ce rendez-vous-là, il vaut son pesant d'or, il est à nul autre pareil. C'est celui pour lequel je me prépare depuis le 11 novembre 2017, date à laquelle je suis allée acheter mon sésame à la billetterie d'une grande surface ouverte ce jour-là. Je revois encore les yeux écarquillés de la dame qui me servit : « Dites donc, vous vous y prenez drôlement tôt, c'est dans un an, le concert ! » Eh oui, ma mignonne, quand on aime HFT, il y a toujours un peu de folie dans nos actes ! Ce rendez-vous-là, je peux bien le confesser, c'est aussi celui auquel je redoute, depuis un an, de ne pas assister. Une mauvaise maladie, un accident, on ne sait jamais. C'est qu'on n'a plus vingt ans, tout de même. Et quand bien même on les aurait encore... Enfin bref, ça, ce sont mes petits délires personnels... En tout cas, je profite de ce billet pour vous supplier de ne rien me dévoiler de ce que vous verrez sur scène, à Lille ou ailleurs, dans les semaines qui viennent. Le 8 novembre, je veux arriver vierge de toute attente, de toute projection. Mich überraschen lassen, quoi !
*Le cœur secret de l'horloge : titre d'un très beau livre d'Elias Canetti.
14:53 | Lien permanent | Commentaires (40)
30/09/2018
Les rescapés, de Miossec
"Je me suis fait tout seul et je me suis raté". Christophe MIOSSEC
Miossec a cinquante-trois ans. C'est un âge qui a vu passer plus d'une fois la charrette de l'Ankou, un âge où l'on ne compte plus les cités d'Ys englouties autour de soi, il y en aurait trop. Tous ces naufrages, ces départs, ces effacements, voilà qui vous donne l'impression d'être un sursitaire. Un rescapé, en somme ; un du bataillon de « ceux qui ne sont pas passés de loin à côté ». D'où ce titre donné à l'album : Les rescapés. Le mot vient du picard, rescaper, et signifie réchapper. Il serait devenu d'usage courant dans la langue française au début du vingtième siècle, après la catastrophe minière de Courrières. À cinquante-trois ans, de quoi a-t-on réchappé ? D'un certain nombre de coups de grisou qui n'ont pas épargné tout le monde. De bien des tempêtes qui ont cogné en aveugle sur leur passage. Le dernier Miossec parle de la grâce d'être encore là. Il dit également combien l'on est minus face à la mécanique broyeuse du temps, il dit qu'on est un peu la somme des désastres auxquels on a eu la chance d'échapper. Il dit aussi que l'homme sera toujours petit face aux éléments déchaînés et aux crocs des vagues démontées (cf. la septième chanson de l'album, La mer, quand elle mord, c'est méchant). La cinquantaine a quelque chose d'impitoyable, dirait-on : c'est l'âge où l'on devient non pas ce que l'on est (ce serait trop beau !), mais ce que l'on redoutait d'être. Constat assez sombre, je vous l'accorde, mais tout cela est soigneusement contrebalancé par des odes à la vie. Miossec est rescapé et conscient de l'être. La chanson Pour célèbre, si j'ai bien compris, la chance qui nous a été donnée de venir tâter du pied la planète Terre, malgré les aspérités, les achoppements et les chutes. Et je suis presque sûre que le mot qui est sous-entendu à la fin, c'est « merci ». En tout cas, moi, je vois dans ce texte quelque chose du Chapeau bas de Barbara. L'aventure fait l'éloge du grand large, des parkings annonciateurs de départs, de « tout ce qui nous attend ; demain, ce soir, ou là, dans un instant ».
Et puis il y a ces mélodies qui vous restent en tête des heures durant, ces envolées de sons, ces arrangements tissés au plus fin, au millimètre près, comme la toile d'une araignée qui se serait faite orfèvre. Il y a aussi ces déchaînements soudains, auxquels on ne s'attend pas, comme ce moment où, dans Nous sommes, le piano s'emballe comme un dément. Ou encore toutes ces fois où, dans La mer, quand elle mord, c'est méchant, on croirait entendre un ressac furibond. Et que dire de La ville blanche, alors ? Les espèces de roulements de tambour de la fin m'évoquent autant de réminiscences enfouies du tonnerre de Brest.
C'est un album marin, en somme, dans lequel on retrouve à la fois le Miossec des débuts et un Miossec infiniment autre, qui a su se réinventer. La mélancolie est restée communiste sous sa plume : elle n'oublie personne, elle a le geste généreux, le don foisonnant, et même, elle s'est encore accentuée. Mais elle n'en a pas pour autant anéanti les forces vives de l'artiste. Et tout ce petit monde, à la fois ombre et lumière, cohabite là sans heurts. On croise même Georges Perros dans un texte (On meurt), et la cohérence nous apparaît alors évidente : chez lui aussi, ombre et lumière, à tour de rôle, ou en même temps...
L'œuvre d'un artiste est-elle forcément toujours ancrée dans le territoire qui l'a vue jaillir ? Je dirais que oui. Celle de Miossec me semble trimbaler avec elle pléthore d'embruns, myriades de ciels changeants, ambiances de veillées ou de festoù-noz. En clair : elle est bretonne et plus encore finistérienne. Le Finistère, c'est la fin de quelque chose certes, puisque la terre ferme s'étiole sous nos pas, mais devant nos yeux, s'ouvre un morceau d'infini. C'est beau, c'est puissant, c'est comme l'univers de Miossec, où la fin n'est pas seulement achèvement, mais aussi et surtout ouverture.
14:41 | Lien permanent | Commentaires (32)
28/09/2018
Miossec, HFT, Cat Power : tout un programme en ce 28 septembre !
"Nous sommes les survivants
Nous sommes les rescapés
Nous sommes de ceux qui ne sont pas passés de
loin à côté". Christophe MIOSSEC
La quarantaine bien entamée, c'est-à-dire adolescente (il paraît en effet qu'il existe d'étonnantes concordances entre ces deux périodes de la vie)... Le coup de tête imprévisible, c'est-à-dire prémédité... Il est des concomitances bienheureuses : c'est aujourd'hui que sortaient simultanément le dernier Miossec et un best of de Thiéfaine ! L'album de Miossec, Les rescapés, je vous en parlerai peut-être plus tard. Je l'ai écouté deux fois déjà : une pure merveille. Miossec est comme le vin : il se bonifie en vieillissant. J'ai toujours aimé son univers. Bref, fermons la parenthèse. Le best of de Thiéfaine, je peux déjà en dire quelques mots. Je sais, je sais, d'aucuns diront (avec raison sans doute) que c'est encore un coup de commerce, un truc dans le genre. Je sais, je sais, pour mon budget post-rentrée, c'est plutôt un coup de massue qu'il aurait mieux valu éviter. Oui, mais... Mais la passion, le besoin de m'entourer d'objets chaleureux dont la seule présence dispense un peu de lumière, que sais-je encore ? La peur de ne pas acheter tous ces coffrets, vinyles, et machins-trucs et bidules chouettes tant qu'il est encore temps... La peur de le regretter plus tard. Vaut-il mieux avoir des remords ou des regrets ? Terrible question dans laquelle on pourrait facilement tourner en rond comme un lion en cage. Autant ne pas se la poser, cela réglera le problème !
Comme ils sont beaux, tous ces objets qui débarquent en pluie chaque mois depuis mars ! Je pourrais très bien m'en passer, dans l'absolu je veux dire, mais comme nous ne vivons jamais que dans du relatif, je dois me les procurer. Un petit diable (celui-là même qui, dès qu'il s'agit d'Hubert, m'accompagne depuis septembre 1992) me pousse régulièrement vers l'entrée de la Fnac de Metz ou celle de Nancy. Ce matin, à 9h45, j'étais déjà devant celle de Metz, à faire le pied de grue et bénissant le magnifique emploi du temps que j'ai cette année : durant les mois qui viennent, il va me permettre de foncer à Metz ou à Nancy à chaque sortie d'album vertigineuse. Prochain opus de la Grande Sophie ? J'y serai ! Sortie d'un inédit de Jacques Higelin, d'un éventuel Alex Beaupain, d'un Charlélie Couture ? On m'y trouvera itou !
Bref... Me voilà donc dans les rayons de la Fnac, demandant où je peux trouver le double CD best of sorti ce matin. Le vendeur vient de le découvrir dans ses bacs : il me le tend. En me disant que lui aussi va s'acheter cette compilation. Alors que je fouine encore un peu dans les rayons, le même vendeur vient vers moi et me demande : « Vous aimez vraiment beaucoup Thiéfaine ? » Que répondre à cela ? « Oui monsieur, un pacte mystérieux, frisant le diabolique, nous lie depuis plus de vingt-cinq ans et j'ai même parfois l'impression que ses chansons coulent dans mes veines » ? Opter pour la pudeur me semble toujours indiqué dans ces cas-là. Il n'y a guère qu'ici, sur ce Cabaret, que je me livre au sujet de Thiéfaine. C'est mon espace de folie et de liberté. Mais, dans la vraie vie, je fais partie des grands taiseux qui ont depuis toujours horreur de l'oral. Sont carrément nuls à ce truc-là. C'est sans doute la raison pour laquelle j'aime tant Modiano : j'ai rencontré mon double en tergiversations langagières, balbutiements, phrases qui font demi-tour avant d'avoir atteint leur destination. Il n'y a que l'écriture qui me permette d'aller au bout de mes pensées (et encore, pas toujours). Bref, j'en reviens donc à ce monsieur, à qui j'ai fini par répondre que oui, en effet, j'aimais vraiment beaucoup Thiéfaine, depuis très longtemps. Et le voici qui ouvre un tiroir magique : « Tenez, cela me fait plaisir de vous offrir cette affiche qui accompagne la sortie du best of, on ne la mettra pas, elle est pour vous ». C'est regrettable, bien sûr, qu'elle ne soit pas placardée en trois cents exemplaires sur les murs de la Fnac, mais bon, égoïstement, je me dis qu'elle sera mieux chez moi, au chaud, avec quelques copines qui lui ressemblent.
Je suis rentrée, le porte-monnaie rabougri, mais l'âme gonflée de quelques incomparables douceurs (je récapitule : j'ai donc acheté le best of version vinyle et version CD, l'album de Miossec sorti ce jour, et j'ai mis une cerise délicate sur ce gâteau déjà bien crémeux : un CD de Cat Power ; comme si un prof, ça roulait sur l'or, et comme s'il n'y avait pas, d'ici peu, une autre pluie à craindre, ou à espérer plutôt, celle du 5 octobre – trois vinyles d'Hubert d'un coup). Et vous connaissez la meilleure ? Je n'ai pas de platine chez moi ! Parfois, je me fais l'effet d'une vieille dame que j'ai connue, enfant, et qui habitait dans mon village. Tous les jours, peu avant l'heure de la valise RTL, elle se rendait chez elle urgemment, toutes affaires cessantes. On eût dit qu'une envie pressante lui ravageait soudain les entrailles, et elle vous plantait là, au milieu d'une discussion, des fois que Fabrice (l'animateur de ladite valise RTL à l'époque) viendrait à l'appeler précisément ce jour-là. Et vous savez quoi ? Elle n'avait pas le téléphone ! Ben voilà, moi j'ai des vinyles … mais pas la platine qui me permettrait de les écouter !
20:16 | Lien permanent | Commentaires (7)
27/08/2018
Il n'y a pas qu'HFT dans la vie...
"Mais il ne reste jamais rien de ce qui est vécu
Quelques grains oxydés sur de la paraffine
et des souvenirs idiots mais qui donnent un peu de lumière
les jours de pluie". Charlélie COUTURE
Il n'y a pas qu'HFT dans la vie (quoique, quand on lit ce blog, on se demande !). Bien sûr, à mes yeux, Hubert demeure celui à nul autre pareil, que nul ne saurait égaler. Mais tout de même. J'ai le cœur et les oreilles assez larges, me semble-t-il (j'espère, en tout cas), pour pouvoir y faire entrer d'autres admirations. Là, par exemple, je suis en ébullition parce que la Grande Sophie est en train de nous concocter un nouvel album ! Ébullition aussi à espérer le prochain Miossec, qui sera dans les bacs à partir du 28 septembre. Je n'oublie pas non plus combien, il n'y a pas si longtemps, chaque nouvel Higelin à paraître me faisait frissonner d'avance. Salut à toi, l'ami...
Durant ces vacances d'été, j'ai fait une cure sans Hubert. Oui, cela m'arrive. Il me paraît bon de m'enivrer parfois à d'autres flacons. Pour plusieurs raisons : tâcher, autant que faire se peut, de me tenir ouverte à d'autres choses qui se présentent, et aussi, réellement, me désintoxiquer un bon coup … afin de mieux replonger ensuite ! C'est un peu comme s'il en allait d'HFT comme de la drogue (toutes proportions gardées, bien sûr : HFT, c'est mieux !) ! Bref, en cet été 2018, j'ai réécouté avec grand plaisir Stephan Eicher et Charlélie Couture, entre autres. Couture, c'est un artiste que je suis depuis les années collège, c'est dire si cela remonte ! Voilà quelqu'un qui a lui aussi un univers bien à lui. Pas carré du tout, un tantinet étrange, largement porté par les étoiles, comme j'aime. On croise là des types loufoques, qui racontent du pipeau sur leur passé bancal, un autre qui se dit ancien légionnaire (« alors on l'appelle comme ça, on dit tiens v'là l'légionnaire ») des mannequins mélancoliques, une certaine Angélique qui, quand elle enlève ses bigoudis, ressemble à une brebis. Et tant d'autres êtres encore, des griffés par la vie, des lumineux, des fiers, des doux, des plus sévères. Les chansons de Charlélie Couture peuvent être énigmatiques, elles ne délivrent pas toutes un message, elles sont là parfois uniquement pour la beauté du geste. Et quel geste ! Et quelle beauté !
L'année dernière, Charlélie Couture est venu chanter à Nancy dans le cadre de l'admirable festival NJP (Nancy Jazz Pulsations) qui a lieu chaque automne. C'est un des temps forts de la rentrée. Après le Livre sur la Place, juste le temps de se recoiffer un coup, et hop, on repart pour d'autres émotions qui nous décoifferont tout autant ! J'adore la ville de Nancy, elle est inventive, surprenante, jamais éteinte. On croit qu'on va pouvoir se reposer, et elle nous pond un nouveau truc, un nouveau festival, une nouvelle conférence, une nouvelle expo. On n'en dormirait plus. Bref... Donc, toute cette logorrhée pour avouer ma grande faute : Charlélie au NJP, eh bien je l'ai loupé. Comme Hubert à Bercy, en 1998, que c'est toujours pas digéré, d'ailleurs, soit dit en passant. Et avoir manqué Charlélie, pareil, ça va avoir du mal à passer. Il faut dire aussi que cela tombait mal, en pleine semaine, je crois, boulot le lendemain, 45 minutes de voiture à faire maintenant que j'ai quitté Nancy pour quelque chose de nettement plus endormi... Ayant beaucoup écouté Couture cette semaine, j'ai flâné sur Youtube pour voir un peu ce qu'on pouvait y trouver à son sujet. Eh bien des tas de choses intéressantes, dont l'intégrale du concert au NJP 2017 ! Je viens de regarder cela, et j'en suis encore essoufflée. Il arrive sur scène, démarche tranquille de qui ne ferait que passer. Et là, attention à ceux qui ont cru qu'il n'allait faire que passer : il t'empoigne sa guitare avec une de ces énergies, il est dedans tout de suite. Dans son morceau, dans son concert, dans le don qu'il s'apprête à faire. Le spectacle s'inscrit dans le cadre de la tournée qui a suivi la sortie de l'excellent album Lafayette. Il fait là-dessus une musique à décorner les bœufs, on est en plein bayou, et c'est loin d'être commun. À ma connaissance, jusqu'à présent, il n'y avait qu'Hubert pour nous faire ça, cet effet bœuf qu'on a décorné en plein bayou, je veux dire ! En d'autres termes, et plus simplement : parler du bayou, qui donc l'avait fait avant Hub ?! Couture le fait donc aussi, à sa manière, celle-là qui lui est propre. Je reviens au concert du NJP : on dirait de la désinvolture et en fait, non, Charlélie est à fond dans son truc. Il n'est pas du genre à se payer de mots. Entre deux chansons, il n'en dit pas plus qu'il n'en faut. Tout ce que l'on constate, c'est que dans cette absence de temps morts, cela joue grave, le rythme est soutenu du début jusqu'à la fin. On entend avec plaisir des morceaux du dernier album en date, que l'on avait aimé, absolument, de bout en bout, et d'autres, venus de lointaines brumes, d'une époque où l'on était jeune et peu enclin à la mélancolie, tout simplement parce qu'on ne savait même pas ce que c'était, ni que ça existait. Charlélie nous chante, l'air de ne pas y toucher, Comme un avion sans ailes, chanson à laquelle il fait l'écrin d'une belle introduction. Il nous dit qu'il faut « garder le feu de l'enthousiasme qui donne à y croire, même quand le ciel est couvert », et l'on penserait presque à Higelin, lui qui, si souvent, nous insuffla le courage qui nous manquait. Après avoir chanté ce qui fut son tube, Couture nous dit qu'il n'est pas de ceux qui se laissent envahir par la nostalgie. Il regarde devant. Plus précisément vers aujourd'hui. Et l'on penserait presque à Higelin encore, c'est une manie, mais c'est comme ça : si souvent, il nous a enjoint de cueillir l'instant présent sans le froisser si possible.
Charlélie revient ensuite à des chansons plus récentes, parce qu'hier est déjà trop loin pour qu'on s'y attarde. Mais quand même : pour le rappel, il offre au public deux morceaux très anciens quoique n'ayant pris ni ride, ni bidoche mal assumée : Le loup dans la bergerie et l'inégalable Ballade du mois d'août 1975. Celle-là même qui lui avait filé un fou rire lors d'un enregistrement live, il y a plus de vingt ans (déjà, purée, déjà). Celle-là même qu'il présentait, toujours durant ce live, en parlant d'une région qui lui était familière, où « tout l'été n'est fait que pour préparer l'hiver ». Et je songe à chaque fois qu'il ne peut être question ici que de la Lorraine, d'où je viens, moi aussi, et où en effet juillet et août sont des mois de conserves et d'alambic qui n'ont pas tellement d'autre but que de parer aux grands froids à venir...
Charlélie salue le public. Il se tourne vers ses musiciens, puis porte la main à son cœur. On sait alors qu'il est sincère. Le petit air qu'on lui connaît et qu'on aime tant, cet air mi-taquin, mi-désinvolte, disparaît, et je me dis : « Flûte, j'aurais bien aimé y être, à ce concert ». Ras-le-bol des ajournements, ça commence à bien faire tous ces rendez-vous manqués (Higelin en parlait très bien aussi dans son livre Je vis pas ma vie je la rêve). Le prochain, de rendez-vous, je ne le manquerai pas. Et même : j'y sauterai à pieds joints, et vive le bayou !
21:40 | Lien permanent | Commentaires (30)
25/08/2018
Parallèles (au masculin)
"J'ai toujours aimé rêver debout, la vie redevient de bonne compagnie". André BLANCHARD
Avez-vous déjà remarqué comme, souvent, des liens subtils existent entre les différents univers qui nous happent ? Combien de fois m'arrive-t-il de me rendre compte qu'un chanteur ou un auteur que j'affectionne se réclame des mêmes admirations que moi ! Ou que tel auteur que j'aime finit par aborder les mêmes thèmes que cet autre que j'aime aussi. C'est comme si de mystérieuses passerelles naviguaient d'une rive à l'autre, afin de mieux nous y ancrer. Heureux de nous rendre compte de ces affinités, on voit soudain apparaître des parallèles évidents, du genre « mais oui, mais c'est bien sûr ! ». Au masculin, les parallèles se permettent des collisions et des télescopages, tandis que leur féminin, infiniment triste et monotone, les condamne à ne se rencontrer jamais. Bref, trêve de palabres, venons-en à l'objet de ce billet : deux univers que j'aime se mettent soudain à se refiler l'un l'autre des échos, à s'envoyer des ricochets. Il y a quelques années, un certain Jean-Mi, de ma connaissance, était venu parler, dans les commentaires au bas d'une note, du lien qu'il voyait entre l'écrivain André Blanchard et Hubert-Félix Thiéfaine. Une certaine Kawa, toujours dans les commentaires, avait abondé dans le sens de Jean-Mi. Ignorant à ce moment-là absolument tout de l'écriture de Blanchard, je n'avais pas rebondi comme il se devait. Mais il arrive que des oublis ou des négligences nous offrent une seconde chance de les réparer. Et c'est ainsi qu'il y a quelques jours, j'ai découvert Entre chien et loup et Pèlerinages de Blanchard. Déjà, le titre des Carnets datant de 1987, Entre chien et loup, me ramène à La mélancolie, de Ferré :
« C'est avoir le noir
sans savoir très bien
ce qu'il faudrait voir
entre loup et chien ».
Premier pont d'une longue série...
La mélancolie, parlons-en, tiens ! Elle imbibe l'œuvre de Blanchard, autant que celle de Thiéfaine, comme un carburant qui la ferait avancer. Ce qu'il faudrait voir entre loup et chien ? Des abîmes ! Mais, de même qu'un don, selon le mot de Truman Capote, est toujours accompagné d'un fouet, il me semble que toute ombre a son pendant dans le royaume de la lumière. Peut-être que les mélancoliques ont les yeux plus ouverts que les autres, peut-être qu'ils voient mieux et les poisons et, ce qui n'est pas menu fretin, les splendeurs. Si Blanchard (comme Thiéfaine) sait décrire avec une finesse déchirante les moments où tout poids (celui du monde, celui de la vie que l'on mène, ou plutôt qui nous mène) devient écrasant, il sait aussi (comme Thiéfaine) saisir la poésie d'un paysage ou d'un instant et la condenser en quelques lignes, voire quelques mots. Ici, sous la plume de Blanchard, le silence est tel qu'on le « dirait d'avant le big bang », là « le soleil de septembre sert à l'été l'égal d'un dernier verre ». Et nous, lecteur ébloui, on en redemande tant c'est exactement ce que l'on rêvait de lire depuis des siècles et qui ne venait pas ! C'est comme découvrir l'œuvre de Thiéfaine, on se dit soudain (en tout cas, je me dis soudain, il y a 26 ans de cela) : « Quoi, ceci existait donc et je ne le savais pas ? ». Pour un peu, on se flagellerait d'avoir perdu tant de temps et d'avoir laissé filer, dans une brèche, la grâce ! Mais on se ressaisit, on n'y pouvait rien, on n'avait pas encore fait les bonnes rencontres, celles qui nous feraient aller d'une rive à l'autre pour mieux nous y ancrer. Alors on se regarde avec indulgence et l'on sait dans l'instant que le temps perdu se rattrape. Je me revois, jeunette de même pas vingt ans, me prendre en plein cœur une décharge électrique nommée HFT et m'émerveiller de jour en jour de tout ce qu'il me restait à découvrir alors. Car le monsieur avait déjà une certaine carrière derrière lui, il suffisait d'ouvrir les bras (et le porte-monnaie de ma mère à l'époque !) et de se servir. Bref... On a donc parfois des éblouissements, des ébahissements qui justifient toutes les traversées du désert. On se félicite d'avoir tenu au cœur des tempêtes puisque c'était pour arriver jusqu'à cela, que l'on pourrait appeler le Graal...
Alors, donc, le lien entre Blanchard et Thiéfaine, en plus de cette capacité à saisir le fugace ? Une écriture absolument hors de tout sentier battu, comme on en rencontre si rarement. Avec Hubert, impossible de prévoir la rime qui va suivre. On ne peut même pas, en tant qu'auditeur, prétendre pouvoir attendre tel ou tel adjectif. On n'attend rien, strictement rien, car ce qui nous sera servi au bout du vers sera au-delà de toute attente. Même chose, je crois, avec Blanchard. Inutile d'imaginer que tel mot sera accompagné d'une convenance : ce qui va nous tomber dessus sera au-delà de toute habitude. C'est une écriture qui se repousse elle-même en ses derniers retranchements, comme celle d'HFT, mais vous le savez mieux que moi.
Il y a aussi cette enfance que tous deux connurent en Franche-Comté. Il y a cette éducation façonnée par les prêtres. Il y a l'humiliation subie, à quelques années de distance, par deux gamins dont les aspirations étaient trop grandes pour être parquées dans une cour de récré ou une salle d'étude. Il y a les brimades qui préparèrent sans doute un sordide terreau à cette putain de résilience zéro. Je lis Blanchard et il me semble entendre Thiéfaine. Ainsi dans ce passage de Pèlerinages :
« Ce sont des tableaux enfuis, en prime du noir, que je dois réquisitionner si je veux me représenter ce collège où j'ai vécu de la sixième à la seconde, où j'ai éreinté mon allant et, tête de Turc, désappris la confiance, lâché au beau milieu de la bourgeoisie, la grande plutôt que la petite, laquelle ne m'envoya pas dire, sinon en des termes moins trouvés, que nous n'avions pas eu les mêmes matins de Noël, ni les mêmes lieux de vacances. »
Je poursuis ma lecture. Je lis Blanchard et il me semble voir Thiéfaine dans ce reportage qui nous le montre, les traits crispés, l'émotion palpable, revenant dans une institution synonyme d'enfermement misérable :
« Est-il étonnant que, parti de ce collège en 1967, j'aie attendu trente-trois années, et ces sinistres souvenirs enfin crucifiés, pour venir pousser une flânerie jusqu'à ce porche, seule survivance, telle quelle, de l'époque où je le passais, rentrant le dimanche soir, ma vie barbouillée au bord des lèvres. »
Un peu plus loin, Blanchard nous dit qu'alors, courber l'échine « fut son programme ». Ajoutant ceci : « C'est pourquoi j'aurai passé mon âge d'homme à la redresser ; et à ce qu'elle ne plie plus ». Là encore, le parallèle avec Thiéfaine me semble évident. Le parcours du poète jurassien ne suffit-il pas à lui seul à prouver qu'en matière de redressage d'échine, il se pose là, notre Hubert ? Œuvrant parfois dans l'ombre, toujours avec la foi du charbonnier qui ne se laissera pour rien au monde détourner de la voie qu'il s'est tracée, fût-elle semée d'embûches !
André Blanchard avait une idée si pure de la littérature qu'en faire commerce lui eût semblé sinistre farce. Pire encore : une injure, un crachat. Au tralala et aux « trompettes de la renommée », il préféra cette ombre qui lui permit de ne jamais lâcher sa proie. Je vois dans ce choix (enfin, si j'ai bien compris la démarche de cet auteur) une intégrité qui voisine avec l'héroïsme. Notre ami Hubert, lui aussi, se tient quand même (quoi que ce soit un peu moins vrai, peut-être, ces dernières années) assez éloigné de certains projecteurs. Et encore un parallèle !
Je récapitule : deux écritures en marge de tout ordre préétabli, qui bousculent l'imagination et lui ouvrent des horizons qui donnent à voir l'immensité, une souffrance native que l'art conjure avec brio, une enfance au bec bien souvent cloué et à l'échine courbée. Et j'ai oublié les coups de griffe où excellent l'un et l'autre, et l'humour décapant ! Ce qui me frappe plus que tout le reste, j'insiste, c'est le petit grain de folie de l'écriture qui, régulièrement, devient bateau ivre que ne guident plus ni les haleurs, ni aucune règle ! Bref, je résume : écoutez Thiéfaine et lisez Blanchard ! Cela fouettera vos sens comme rien d'autre !
13:03 | Lien permanent | Commentaires (4)
23/06/2018
Faune onirique...
"Il y a plein de secrets dans une vie, l'écriture tourne autour, on y entre, ou jamais". Annie ERNAUX
Je ne sais pas trop pourquoi Hubert-Félix Thiéfaine revient régulièrement dans mes rêves. Sans doute parce qu'il occupe une place assez importante dans ma vie ! Toujours est-il que mes délires oniriques m'ont souvent amenée à le croiser en des lieux improbables et dans des situations tout aussi insolites : je me souviens de ce rêve étrange dans lequel j'allais acheter un pack de bière (moi qui ne bois jamais une goutte de ce breuvage !) au supermarché du coin et où je tombais nez à nez avec Hubert ! Il y a eu bien d'autres rêves de ce genre, j'ai dû m'amuser à en noter le contenu quelque part, sans jamais chercher à en analyser les tenants et les aboutissants psychologiques. Me disant vaguement quand même, à chaque fois, que tout cela manquait de sérieux, de maturité surtout. Il y a là, peut-être (ce n'est pas prouvé scientifiquement !) la preuve d'un dérèglement effarant. Si c'est le cas, je préfère ne pas en connaître le nom, ni le pourquoi, ni le comment.
Dernièrement, deux rêves étranges ont encore hanté mes nuits : dans le premier, Hubert donnait un concert dans le garage de ma maison. Au début, je me disais qu'il n'y aurait jamais assez de place là-dedans pour accueillir et le public, et toute l'équipe (parce que tout le monde était de la partie : les musiciens de la dernière tournée, ainsi que tous ceux qui œuvrent dans l'ombre et n'apparaissent pas sur scène !), puis les choses finissaient par se faire plutôt naturellement. Personne (à part moi) ne trouvait l'endroit incongru. Un concert dans un garage, cela ne choquait personne, et je finissais par ne plus me poser aucune question, m'abandonnant seulement, par la suite, au plaisir d'écouter les chansons d'Hubert. Cette semaine, dans la nuit de jeudi à vendredi, ma « faune onirique » a de nouveau fait des siennes, prouvant, si c'était encore nécessaire, que cela yoyotait sérieusement là-haut ! J'ai rêvé que Thiéfaine se produisait dans un snack, je ne sais pas trop dans quelle localité ! La scène, c'était la baraque à frites, et le public était dehors. Hubert était seul dans son truc, une espèce de roulotte installée sur une grande place. Le public, j'en faisais partie, cela va sans dire. Pourquoi irais-je rêver d'un concert d'Hubert auquel je n'assisterais pas ? Je ne suis pas maso, tout de même ! Bref... HFT faisait un peu « animal en quarantaine », relégué dans une cage, mais cela prenait malgré tout : on en redemandait, on bichait, comme dans un concert réel, quoi !
Ce que je retiens de ces rêves ? C'est que le lien avec l'Allemagne, bien que flou, apparaît à deux reprises : la bière, le snack (ou Imbiss, dans la langue de Goethe !). Pour le garage, je ne sais pas. Quoique, quoique : à Sarrebruck, il existe une salle de concert qui s'appelle « die Garage ». Je laisse aux spécialistes de la psychanalyse du singe le soin de démêler les enchevêtrements tortueux de ces paysages oniriques un peu barges. Peut-être existe-t-il réellement un fil conducteur là-dedans ? Peut-être que mon cerveau turbine un peu trop ? Ou peut-être qu'à force de côtoyer de très près l'écriture parfois surréaliste de l'ami Hubert, j'ai envoyé mon subconscient, ou je ne sais trop qui là-dedans, peut-être la folle du logis elle-même, dans des eaux troubles où cela tangue particulièrement fort ? Je me le demande...
11:11 | Lien permanent | Commentaires (20)
16/06/2018
Foule sentimentale et plus encore
"La vie n'est qu'une allusion à ce qu'elle aurait pu être". Jean-Claude PIROTTE
Le vendredi 8 juin, Thiéfaine était l'un des invités de Didier Varrod dans l'émission Foule sentimentale. À réécouter sans modération sur le site de France Inter ! À un moment donné, Didier Varrod s'est lancé dans une jolie présentation d'HFT, parlant pour lui, à la première personne du singulier (même si l'on sait bien qu'Hubert est pluriel et plusieurs !!!). Cela donne cela :
Je m'appelle Hubert-Félix Thiéfaine. Je suis né à quatre heures du matin, sous les vibrations d'une étoile désintégrée, en Franche-Comté. Hitler était mort, Vercingétorix aussi. J'ai un point commun avec le chanteur Renaud : je fus génial à l'école jusqu'au jour où je m'aperçus qu'un instituteur avait remplacé l'institutrice. Je commençai donc mon apprentissage de l'ennui. Et me revenaient soudain, parfois, les souvenirs musicaux de mon enfance, forcément liés à ma maman qui me berçait en rythme sur des chansons tristes et réalistes.
Ici, on entend Les roses blanches.
Puis, Didier Varrod reprend :
Je m'appelle Hubert-Félix Thiéfaine. Je sais depuis toujours le poids du conditionnement. En effet, ces roses blanches ont aussi, peut-être, fleuri inconsciemment dans ma chanson Critique du chapitre 3, un titre inspiré par l'Ecclésiaste. Elle commence par : « Et les roses de l'été sont souvent aussi noires que les charmes exhalés dans nos trous de mémoire ». À propos d'Ecclésiaste, enfant, figurez-vous que je fus, par la force des choses, contraint de penser que Dieu existait. J'ai même fait sa connaissance dans un collège aux chatoyantes soutanes où les oiseaux déchiffraient le latin en chantant des cantiques. C'est eux qui m'ont donné l'envie de faire des chansons.
Et cela continue ainsi durant quelques minutes, pour aboutir à cela, que j'ai trouvé tellement beau qu'il m'a semblé que cela devait impérativement atterrir sur ce blog :
Non, je ne suis pas Hubert-Félix Thiéfaine. Vous, vous êtes Hubert-Félix Thiéfaine. Comment vous dire que je, nous, vous, ils vous aiment ? Pour votre humilité, évidemment, votre poésie mathématique et vénéneuse, pour vos frères maudits, Céline, Miller, Bukowski, Rimbaud. Moi je vous aime parce que vous citez Jim Morrison : « Nous avons été métamorphosés d'un corps fou dansant sur les collines en une paire d'yeux fixant le noir ». Je vous aime aussi parce que vous avez parfois décrit les catastrophes avant qu'on les évite. Je vous admire surtout parce que vos derniers albums sont toujours les meilleurs, ce qui est très, très, très, très rare. Je vous aime enfin parce que pour vous, écrire une chanson, c'est une longue phase érotique de préparation. Chaque nouvelle chanson est ainsi pour vous une balise que vous plantez dans votre vie. Vous en avez planté aussi dans la nôtre, pas mal de balises. Aujourd'hui, donc, vous avez quarante ans. Vous transmettez votre expérience. Vous êtes à la fois la môme kaléidoscope, Lorelei Sebasto Cha, la fille du coupeur de joints, et on reste bouleversé. Vous êtes surtout un homme dont les lubies sentimentales nous protègent de l'amour désaffecté. Et vous êtes un transmetteur qui appliquez ce proverbe chinois à la lettre : « Mieux vaut transmettre un art à son fils que de lui léguer mille pièces d'or ».
Voilà donc une émission que l'on écoutera avec profit ! Il y a également ce petit entretien, sympa comme tout, sur Causeur.fr, et tout cela permettra de fleurir le week-end :
https://www.causeur.fr/thiefaine-mai-68-nihiliste-gauchis...
15:29 | Lien permanent | Commentaires (14)