18/04/2021
"La vie est folle, libre et volage" : souvenirs d'un monde sans corona et avec Higelin...
"La vie est folle, libre et volage". Jacques HIGELIN
Vous souvenez-vous de Jacques Higelin ? Quand on l'a aimé, on l'aime encore, c'est sûr, et on ne peut l'oublier. Ah, ses concerts, c'était quelque chose ! Quand on a goûté à cela au moins une fois dans sa vie (mais une seule fois c'est dommage), on ne peut, par la suite, que se montrer intransigeant avec la fadeur ! Car Jacques sur scène, c'était tout sauf de la fadeur ! C'était un feu d'artifice, une explosion de folie qui partait dans tous les sens, un peu comme ses cheveux ébouriffés, qui semblaient stupéfaits eux-mêmes de se trouver sur un crâne aussi azimuté ! Jacques, c'était la fantaisie avec un grand F. Entre deux chansons (quand ce n'était pas au cœur même d'une chanson, d'ailleurs), il plongeait souvent dans des tirades kilométriques et délirantes. Je me souviens d'un soir où il avait appelé le public (à qui il disait « tu » comme à un seul homme ou à une seule femme, réunissant tous les opposés par la grâce de ce seul pronom) à défier la banalité quotidienne. « Le matin, on se lève, on shoote dans les croissants » : l'image ne m'a jamais quittée. J'aurais aimé la rendre possible dans ma propre vie, mais ce n'est pas forcément une évidence qui s'offre au premier venu. De temps en temps, quand même, quand mes filles et moi partons dans nos petites divagations, je me dis qu'on n'est pas mal point de vue shootage de croissants à l'aube. Ce midi, par exemple, Louise et moi avions décidé de donner des noms poétiques aux plats qui se succédaient sur notre table. D'abord, ce fut une moisson de riz accompagnée de fagots de poireaux et d'une onctueuse sauce ocre, puis une concassée de pommes de nos vergers saupoudrée d'une dentelle de cannelle. Il y avait un peu d'Higelin dans tout cela, je vous assure. Tout à coup, nous n'étions plus assises à notre banale table de cuisine, non : nous savourions des splendeurs culinaires préparées rien que pour nous par un grand chef. Eh bien, quand tu assistais à un concert d'Higelin, c'était pareil : tu étais soudain d'un autre monde et tu n'en revenais pas toi-même d'y avoir été catapulté(e). Jacques savait, quelques heures durant, te donner des ailes et te faire croire que toi aussi tu pourrais voler un jour. Magie de l'imaginaire. Pouvoir du magicien.
Quelques heures durant, disais-je : oui, et plus encore si affinités. Les concerts d'Higelin, on savait quand ils commençaient, mais on ne pouvait faire aucun pronostic sur leur durée. Quand le bonhomme était en forme et que le public lui donnait le répondant qu'il espérait, c'était parti pour un très long moment. Le plus drôle dans tout ça, c'est que cela ne nous semblait pas long et qu'on en redemandait, encore et encore. Parce qu'une fois la soif étanchée, on découvrait que finalement, elle ne pouvait l'être ! On pensait à telle ou telle chanson oubliée ce soir-là, et qu'on aurait voulu entendre. Alors quelques voix s'élevaient, ici ou là, et se mettaient à en fredonner la mélodie. Si Jacques était bien disposé, il y allait. Moments de bonheur qu'on n'oublie jamais. Et qui manquent maintenant, qui manquent tellement qu'on ne saurait le dire avec les mots qu'il faut.
Il y avait également l'incomparable démarche d'Higelin. On eût dit celle d'un danseur qui funambulait d'un rêve à un autre, nous emportant dans ses palpitations. Cela devait être ça, « flâner entre les intervalles », comme il disait.
Aux moments les plus sombres de mon existence, Jacques a toujours brillé comme un soleil. Il avait ce côté fortement ancré dans l'existence et qui te chope par la manche pour t'inciter à y rester, que n'a pas forcément Hubert-Félix Thiéfaine. J'ai souvent dit que j'avais besoin de ces deux compagnons. Avers et revers d'une même médaille gri-gri que je transbahute avec moi depuis, depuis … ouh la, ça fait longtemps. Tellement d'années que je n'ai plus assez de mes doigts pour les compter. Ou alors il faut faire trois tours, à peu près. D'accord, ça pique. Mais il y a deux chances incomparables que me confère mon grand âge : avoir vu Higelin pas loin de dix fois sur scène. Et avoir vu Hubert 47 fois, je crois. Il faudrait que je recompte pour être sûre. Mais 47, cela m'arrange bien, car c'est pile mon âge. Ce qui nous fait une moyenne d'une fois par an depuis la naissance. J'aime bien l'idée.
En attendant, puisque, aujourd'hui encore, c'est temps gris et vent contraire, comme dans la chanson d'Higelin, sortir ne s'impose pas. Je m'en vais donc m'écouter d'une même oreille reconnaissante d'abord Jacques, ensuite Hubert ! Ou d'abord Hubert, ensuite Jacques, on verra !
14:56 | Lien permanent | Commentaires (15)
13/01/2021
Ombre et lumière...
"Un matin ce sera quand même le printemps". Louis CALAFERTE
« Ma fille s'est foutue en l'air, et par terre on l'a retrouvée », chante Birkin sur son dernier album (que je ne cesse de recommander à tous). La musique de cette chanson, Cigarettes, est insolemment entêtante, comme un parfum qui s'agripperait à tous les pores de votre peau. Entendue le matin, cette chanson vous accompagne sans répit jusqu'au coucher, en ayant pris soin de vous fracasser. Birkin a expliqué à plusieurs reprises qu'elle avait souhaité un air à la Kurt Weill. Et aussi qu'il y ait un hiatus entre le tragique du propos et l'apparente légèreté de la mélodie. Il fallait que cela choque, il fallait que cela décoche des uppercuts tous azimuts. Comme l'événement qui fut à l'origine de cette chanson : la mort prématurée de Kate Barry, l'une des filles de Jane Birkin. À la violence du drame, répondre par une autre forme de violence. En matière d'absurdité, se placer dans la surenchère. Montrer à la vie qu'on est encore capable d'en découdre avec elle et cette manie qu'elle a de nous mettre en pièces.
La mort de Kate Barry reste auréolée de mystère : accident, suicide ? Nul ne le sait en dehors de l'intéressée elle-même. La chanson n'élude rien (ni le visage blafard de la morte, ni le passage de la famille à l'institut médico-légal). D'ailleurs, l'album entier se veut sans ambages. Parler d'amour, oui, mais évoquer avant tout ce qui, dans ce sentiment, condamne à l'intranquillité. Dresser sans tabou l'inventaire de ses tabous langagiers (dans la chanson FRUIT). Convoquer volontairement une horde de fantômes (« grandpa, grandma, mother, father, daughter, nephew, cats, husbands and friends »). De l'enfance, ne retenir que le côté cruel qui enterre avec la même indifférence « lapins, taupes, poulets, croix ».
L'art serait-il ce qui permet de dompter l'inacceptable et de dire l'imprononçable ? Je le crois volontiers. Peut-être restons-nous, notre vie durant, voués à zéro résilience, comme le chante Thiéfaine ? Oui, mais chanter Résilience zéro est déjà une manière de se réparer. C'est déjà faire un pas du côté de la vie. On peut allier en soi nihilisme et volonté de vivre quand même. Cela ne me paraît pas incompatible. Je ne vois pas là d'incohérence, j'y vois plutôt une manière de se débrouiller comme on peut avec ce qui nous a été donné et qui, il faut bien le dire, est quand même un sacré bordel !
L'œuvre de Thiéfaine n'est pas exempte d'habiles oscillations entre ombre et lumière. Elle est même, je crois, la preuve que l'on peut chanter le désespoir de vivre sur une musique très rock. Elle est également la preuve que l'on peut opposer humour et ironie à toutes les aberrations. De l'art d'enrober le questionnement métaphysique dans de superbes arrangements...
11:52 | Lien permanent | Commentaires (166)
09/01/2021
"Les cinémas sont fermés, c'est la grève des clowns"...
"Embrasser quelqu'un, pas essentiel
Ouvrir un bouquin, pas essentiel
Sourire sincère, pas essentiel
Aller aux concerts, pas essentiel". Grand Corps Malade
« En l'an 2000, plus de musique », chantait Ferré. Ajoutant « et pourtant, c'était beau »... En l'an 2020, et peut-être même en l'an 2021, plus de concerts. Pourtant, c'était beau aussi, n'est-ce pas, toutes ces âmes en fusion jetées dans la même fournaise, ces moments de grâce où l'artiste arrivait sur scène, sa seule ombre entraperçue déclenchant un tonnerre d'applaudissements ? Que c'est loin, tout cela ! On a l'impression de l'avoir vécu dans une autre vie, et presque même sur une autre planète. Souvent, on ferme les yeux et on y pense. La chaleur des salles de concert nous remonte soudain comme un paradis perdu. C'était une telle évidence, il y a un an encore, qu'on ne savait pas quelle était notre sublime chance. Dernier concert pour moi : celui de la Grande Sophie à Montigny-lès-Metz, en février 2020. Et puis les lumières se sont rallumées violemment sur un public qui ignorait encore, et heureusement, que quelques semaines plus tard, il serait confiné, le regard vide, ne comprenant pas ce qui lui tombait sur le coin du nez... Pour sortir de chez soi, remplir d'abord soigneusement une attestation. D'aucuns, devant la paperasse, préfèreraient encore se terrer « plutôt que d'avoir à utiliser leurs formulaires d'autorisation de délirer »...
En mars 2020, je devais voir, pour la première fois de ma vie, Charlélie Couture. Je m'en faisais à l'avance une fête. Ce n'était pas la peine de sortir comme ça le grand jeu de l'espérance et de la joie. De fête il n'y eut point. Le concert fut d'abord remis au mois de juin, puis aux calendes grecques. Mauvais signe. Celles-là, on sait très bien ce qu'elles valent. Elles disent, avec un petit air goguenard qui donnerait envie de les cogner : que nenni, que dalle, bernique, saint Glinglin. Je ne sais pas si je verrai un jour Charlélie Couture sur scène, mais je continue à l'espérer. Parce que la vie sans espoir, c'est tout simplement la merde, non ? Je continue également à espérer que cette année 2021 fera jaillir un brasier devant nos yeux ébahis. Le brasier étant, je ne vous le cache pas, un nouvel album d'Hubert. Oh, je n'irai pas jusqu'à exiger une tournée dans la foulée, non. Je saurai être patiente. Rien qu'un « petit » album me contenterait. La tournée, je la verrais bien démarrer tranquillement en 2022. Au printemps, tiens, quand le macadam transpire et invite à toutes sortes de beaux dérapages. Il est permis de rêver. Ne plus rêver, c'est trop triste, c'est s'enterrer vivant dans sa névrose, voire sa nécrose.
Mais revenons à notre sujet : ce matin, je fredonnais La vierge au dodge 51. En chantant « les cinémas sont fermés, c'est la grève des clowns, alors je reste à la fenêtre à regarder passer les camions militaires », je suis tombée en arrêt. Une fois encore, Hubert a tapé dans le mille. Cinémas fermés, grève des clowns, camions militaires, cela ne vous rappellerait pas une certaine ambiance ? Je vous entends vous exclamer : « Mais oui ! Mais c'est bien sûr ! ». On peut parfois se demander où Hubert va chercher ses idées (saugrenues à souhait, ce qui me les rend d'autant plus sympathiques). Réponse : pas ailleurs que dans la réalité. Parfois, simplement, il la devance, cette réalité, on ne sait pas trop comment. Sans doute par ce tour de passe-passe offert régulièrement aux artistes, et qui les rend visionnaires là où nous restons simplement aveugles. Cf. : « En l'an 2000, plus de musique. Et pourtant, c'était beau »...
En écrivant tout cela, je mesure une fois encore le rôle que jouent pour moi les artistes. Ne sont-ils pas ceux qui nous rendent la vie plus douce, ceux qui nous donnent des raisons de continuer à la vivre même quand elle nous fâche horriblement ? Ils sont de ceux qui enchantent le quotidien. Pas envie de te lever le matin ? Écoute un peu de musique, cela te réconciliera avec ton sort. Pas de perspective ? Mais si, mais si, pense donc à ce concert qui va venir bientôt... Bientôt ? Si seulement ! Il paraît que pas très loin de chez nous, un concert a eu lieu avec masques et tutti quanti, respect des gestes barrières en veux-tu en voilà, et qu'aucune contamination n'est à déplorer à ce jour. Alors, on en conclut quoi ? Que la culture sous toutes ses formes ou presque doit rester reléguée au rayon des non-essentiels ? Je suis désolée, je vais peut-être vous choquer, mais pour moi la culture, c'est ESSENTIEL. Les artistes sont essentiels dans ma vie, mais pas seulement. Ils le sont dans la société entière. Pour jeter des pavés dans la mare, pour donner des coups de poing aux consciences que le sommeil menace, pour que la médiocratie-médiacrité ne gangrène pas tout le système jusque dans les moindres interstices. Ferré (encore lui) chantait « poètes, vos papiers ! », j'ai envie de dire aujourd'hui : « poètes, à vos papiers, à vos pupitres ! ». Allez Hubert, sors-nous-le, cet album qui aura une ambiance de fin du monde et qui nous rappellera étrangement quelque chose... Mais quoi donc ?
18:34 | Lien permanent | Commentaires (5)
12/12/2020
Bande-son d'un week-end pluvieux...
"J'aime les gens qui doutent". Anne SYLVESTRE
Certes, la musique n'endort pas nos chagrins, mais elle a tout de même le pouvoir de les adoucir un peu. Qu'un autre que nous vienne à passer et formule exactement ce que nous ressentons, et la reconnaissance (dans tous les sens du terme) est immédiate. Voilà ce qui m'arrive avec le dernier album d'Asaf Avidan et avec celui de Jane Birkin. Tout ce que j'ai toujours voulu dire sur la vie sans jamais parvenir à le faire se trouve exprimé là, dans ces deux voix singulières. Birkin, dans ce monde où tout passe, c'est comme un radeau solide auquel s'accrocher. Il semblerait que le temps n'ait aucune prise sur elle. Ses traits restent juvéniles malgré la gouache des années. Son accent ne s'est que très vaguement estompé (je sais, je sais, elle l'entretient savamment). La voix s'est chargée d'un peu plus de maturité, mais à peine. Oh ! Pardon tu dormais... est arrivé ce matin au milieu du courrier mouillé. Telle une barque ayant traversé courageusement tous les déluges. Un peu à l'image de celle qui signe les textes de ce nouvel opus. Ces déluges qui ont bousculé sa vie, Jane en a fait des chansons qui se présentent à nous comme des offrandes. L'artiste nous ouvre toute grande la porte de son univers et nous n'en revenons pas d'être là, parmi les fantômes qui lui sont familiers. Nous voilà initiés aux peurs et aux tourments qui sont les siens et nous renvoient fortement aux nôtres. Les morts se sont donné rendez-vous sur cet album. Il y est question de plusieurs disparus. Avec bravoure et sur une musique faussement légère, Birkin évoque la mort de sa fille Kate. Dans un très beau texte en anglais (Ghosts), elle demande à ses morts s'ils se souviennent d'elle. Et c'est bien la question que nous nous posons tous, n'est-ce pas, quand nous nous trouvons face aux « murs épais » qui nous séparent de ceux qui ne sont plus.
Il est également question d'amours bancales qui tiennent plus de la lutte que du corps-à-corps amoureux. L'un pèse sur l'autre, l'autre se tord d'ennui, et l'on sourit amèrement devant le sombre tableau : cela nous rappelle des souvenirs ! Nombreuses sont les mélodies enjouées, voire sautillantes. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ici, c'est la cruauté qui triomphe. Même l'enfance n'est plus nimbée de ce voile d'innocence dont on aime la parer parfois, se donnant l'illusion d'un paradis perdu alors que franchement, le paradis, vous l'avez déjà vu, vous, même en enfance ? Il suffit d'écouter Les jeux interdits pour savoir à quoi s'en tenir.
De temps à autre, on croit voir revenir Gainsbourg en filigrane. Ce n'est rien qu'un fantôme de plus. L'empreinte de Daho est forte aussi (forcément). Par moments, les deux pattes se rejoignent, celle de Gainsbourg, celle de Daho, et l'on est heureux d'assister à ce subtil mariage, nous qui aimons et l'un et l'autre...
Cet album, c'est un peu de fausse douceur dans ce monde de brutes. De la dentelle, oui, mais noire comme suie, et coupante. De l'amour, oui, mais de conte défait... Ce n'est pas tellement joyeux, mais Birkin est une grande repriseuse : tout en appuyant là où ça fait mal, elle répare, inlassablement. Cette femme, je l'adore, elle est le lien magique qui m'unit encore à ma mère...
Quant à Asaf Avidan, c'est l'autre claque du moment. Je mets le CD jeudi soir. Et là, je tombe presque à genoux devant cette voix qui n'est qu'écorchure. Je sens l'album traversé de fantômes aussi, à l'instar de celui de Birkin, mais ma connaissance de l'anglais étant ce qu'elle est, je ne peux, pour l'instant, que pressentir, et pas affirmer. Il va falloir que je bûche un peu, dictionnaire à l'appui, comme quand j'étais ado et que je suais sang et eau pour tenter de comprendre les textes de Supertramp et compagnie ! En tout cas, cette voix qui revient tout essoufflée des profondeurs, elle s'adresse directement à l'âme et la fait chavirer.
Voilà, c'est la bande-son de mon week-end, et je ne me plains pas. Là-dessus, annoncez-moi la sortie imminente d'un album de Thiéfaine, et la mélancolie deviendra presque joyeuse ! J'ai bien dit « presque »...
14:42 | Lien permanent | Commentaires (38)
02/12/2020
Au revoir, Anne Sylvestre...
"On arpente sa vie au pas de promenade
Et puis on s'aperçoit qu'il faudra se presser". Anne SYLVESTRE
Elle avait parfois un petit air grincheux qui lui allait comme un gant. Gant de soie ? Non, très peu pour elle ! Plutôt un gant de boxe prêt à envoyer des uppercuts. Elle ne logeait pas dans une tour d'ivoire, loin des préoccupations du commun des mortels. Elle vivait ancrée dans le monde, tout en ne dédaignant pas ces regards vers les étoiles qui permettent de prendre de la hauteur. Tous les sujets l'interpellaient : l'avortement, les violences faites aux femmes, la précarité, et j'en passe.
Je la découvris alors que je n'avais pas six ans. Grâce à ma mère institutrice qui avait le don de dégoter les petites raretés qui finissent par se transformer en sucreries durables. Les fabulettes accompagnèrent toute mon enfance. Je ne sais pas pourquoi, une chanson en particulier m'avait tapé dans l'oreille : Berceuse pour rêver. Si la chanteuse avait raison, c'était grâce aux rêves que les enfants grandissaient. Je me mis donc à rêver tout mon soûl, jusqu'à ne plus bien savoir, d'ailleurs, où se situait la frontière si ténue entre rêve et réalité. Les marges se brouillaient dans les cahiers et dans la vie...
Plus tard, bien plus tard, j'appris que la chanteuse de mon enfance avait aussi un répertoire pour adultes. Je découvris des trésors dont il serait impossible de faire une liste exhaustive. Mais tentons un petit tour d'horizon (totalement subjectif) : T'en souviens-tu la Seine, Non, tu n'as pas de nom, Lazare et Cécile, Flou, Roméo et Judith, Écrire pour ne pas mourir, Belle parenthèse, Les gens qui doutent, Carcasse. Je retrouvais une part de moi dans de nombreuses chansons d'Anne Sylvestre. Entre ma vingtième et ma trentième année, j'eus la chance de la voir plusieurs fois en concert. J'adorais ces soirées où l'on passait du rire aux larmes. Après s'être donnée à fond sur scène, elle venait à la rencontre de son public. Un jour, elle me reconnut et me lança de ce ton espiègle qui était un peu sa marque de fabrique : « C'est pas possible, vous me poursuivez ». Durant ces séances de dédicaces, elle se montrait toujours disposée à écouter son interlocuteur. Elle se penchait vers lui, comme pour créer une bulle entre eux. On sortait de là en ayant l'impression d'avoir vécu un instant magique qui n'appartiendrait jamais qu'à elle et à nous.
Elle n'aimait pas qu'on la réduise aux fabulettes. Elle ne souhaitait pas davantage n'être associée qu'aux Gens qui doutent. Elle était exigeante, elle demandait à chacun de creuser un peu, de rectifier sa lorgnette pour agrandir son champ de vision.
La dernière fois que je la vis, c'était en 2016, à Vandœuvre-lès-Nancy. Elle était fatiguée, mais toujours animée du même élan de vie, oscillant entre rage et tendresse. Sa mémoire flanchait un peu, mais elle s'en amusait. Il paraît qu'elle refusait tout prompteur. Ce soir-là, dans le cocon d'une salle intimiste, elle nous avait offert un grand spectacle. Comme à son habitude. Je me souviens plus particulièrement de la chanson Violette, qui avait peut-être quelque chose d'autobiographique, allez savoir, et qui évoquait ce ton que d'aucuns réservent aux personnes âgées, leur donnant du « ma petite dame » et autres expressions qui froissent. Petite dame, Anne Sylvestre ? Vous n'y pensez pas ! Une grande dame, oui. Qui pouvait être hargneuse si l'on « marchait sur les pieds de son âme » (*), mais qui se révélait si tendre quand on y regardait de plus près...
Je viens de réécouter Berceuse pour rêver. C'est une chanson moins enfantine qu'il n'y paraît. Le texte joue sur une parité parfaite. Pierre-Yvon pourra devenir maçon, et Maguelonne maçonne. Sébastien sera marin, et Séraphine marine. Il semblerait que tout le combat d'Anne Sylvestre soit venu, l'air de rien, se glisser dans cette fabulette aux accents pas si anodins que ça.
Une voix s'est tue. Une de plus en cette année 2020 qui, décidément, ne sait plus quoi inventer pour se faire remarquer...
* Il me semble avoir lu ces mots sous la plume de Jules Renard, dans le Journal. De mémoire : « Ah, madame, vous venez de marcher sur les pieds de mon âme ! », mais je ne retrouve pas le passage en question. Désolée si j'abîme un peu l'expression !
12:16 | Lien permanent | Commentaires (7)
01/11/2020
De la poésie jusqu'au bout des doigts, ou plutôt des ailes !
De la poésie jusqu'au bout des doigts, ou plutôt des ailes : un texte d'Isabelle.
Au début je n'aimais pas trop, mais Thiéfaine faisait rire aux éclats un de mes amis poitevin. L'histoire du séminariste à motocyclette, il adorait ! Nous participions alors à un chantier de jeunes, du côté de Besançon, et sous le soleil de juillet, nous transpirions à grosses gouttes (Joëlle et Christian, si vous passez par là … on ne sait jamais). Hubert commençait à faire parler de lui dans la région. Je découvrais que ça sonnait vraiment juste. Il y avait des défis à relever et pas des moindres ! J'écoutais Ad orgasmum aeternum en pleurant. C'est sûr, j'avais raté mon orientation, j'aurais dû être barmaid plutôt qu'assistante sociale !
Les années passées, j'arrêtais de fumer, mais de mon vol plané, je décidais de ne jamais atterrir. Depuis Tout corps vivant branché sur le secteur, il ne manque pas un seul laser à ma discothèque, de quoi apporter ma contribution à la retraite du chanteur. Déniché par un dimanche chanceux, un magnifique coffret répondant au doux nom de Séquelles est venu enrichir ma caverne d'Ali Baba. L'agence des amants de madame Müller dans sa version live en 14 minutes... C'est vrai ça, monsieur le commissaire, qui n'a pas sa névrose ?
Sous l'effigie bienveillante du corbeau, la tournée Homo Plebis Ultimae Tour est passée par La Commanderie. Le 5 mai 2012, la salle s'est remplie d'adolescents de tous les âges. Dans une lumière bleutée évoquant les mystères de la nuit ou le fond de l'océan, l'enfant de la cité a fait une entrée magistrale, saluée par les applaudissements, les sifflements du vent à 11500 mètres, les déchaînements et les cris de joie. Je me suis sentie gonflée à bloc ! Annihilation résonnait de façon très particulière. Dans cette salle, quelques années auparavant, Hubert fut l'invité surprise de son ami Yves Jamait. Le 5 mai, le public s'appelait « Jura Nord ». Dans un programme de deux heures, c'est la carrière et les albums du chanteur qui ont défilé, en même temps que quelques tranches de ma vie et de ses variations. Il y a de l'intemporalité ou de l'uchronie dans les chansons de Thiéfaine, il n'y a pas d'âge pour les écouter et d'ailleurs je n'ai pas d'âge. J'aurais bien aimé me hisser sur de solides épaules et m'élever au-dessus de toutes les têtes folles qui se balançaient devant moi. Alors j'ai détourné le regard, l'ombre des mains de l'homme-corbeau dansait sur le mur. De la poésie, jusqu'au bout des doigts !
Depuis ce jour, je ne regarde plus de la même façon les corneilles se poser sur ma route. J'éprouve même de l'affection pour elles. À quoi ça tient !
14:21 | Lien permanent | Commentaires (13)
30/10/2020
Comme un Dom Pé 67 ou quelque chose dans le genre...
"J'arrive de si loin
Que ma présence me pèse". Paul VALET
Allez, ce soir, j'ai eu envie de me livrer moi aussi au petit "exercice" que j'avais proposé sur ce blog ! Je sais bien que le Cabaret a recueilli plus d'une fois mes petites expériences thiéfainiennes, des premières aux plus récentes, mais bon, mais bon... Vos textes ont ranimé un peu de flamme en moi, alors voilà, c'est tout chaud, c'est pour vous, en attendant vos textes (on m'en a promis quelques-uns encore) :
Septembre 1992. Il y a un type, dont j'ignore à peu près tout, qui vient de chambouler ma petite vie. Quelques mots de lui dans une R18 (« Tu voudrais qu'il y ait des ascenseurs au fond des précipices ») ont suffi à me faire succomber à ses blessures. Et voilà, choc frontal avec délicieux dommages collatéraux et même plus encore car affinités maximales ! Ce n'est pas trouver chaussure à son pied, c'est mieux : c'est trouver univers à son âme ! Je suis encore à l'âge de tous les extrêmes. Les précipices, ça me connaît. Les ascenseurs, un peu moins. C'est l'âge où l'on croit, quand on trébuche, qu'on ne se relèvera jamais. On aime et on croit que c'est la dernière fois. On désespère et on croit qu'on est le seul à être engrillagé ainsi dans le désespoir. On pense que nul ne sait pourquoi on en est là, ni à quel point on en est là, et pas ailleurs. Et donc, Hubert arrive dans ma vie jusque là un peu empotée, et je sais soudain que lui, il sait. S'il parle si bien de l'envie de s'engouffrer dans un ascenseur quand on est au fond du précipice, c'est qu'il n'a pas fait qu'effleurer les abîmes, c'est qu'il a dû s'emplafonner dedans, le cœur avec. Me voilà rassurée : je ne suis plus seule.
En deux temps trois mouvements, il me faut tous les albums de monsieur Hubert-Félix Thiéfaine. HFT en version raccourcie. Rien que le nom : Hubert-Félix Thiéfaine, ça en jette, ça claque ! Tout comme la version raccourcie, d'ailleurs ! Je suis très fière, soudain, d'écouter un chanteur qui s'appelle comme ça. J'en parle à mes camarades de fac. Très peu connaissent. Certains ont déjà vaguement entendu, lors de soirées feu de camp, La fille du coupeur de joints. « Ah oui, me disent-ils, t'écoutes ça, toi ? ». Quand je leur réponds qu'il faut aller chercher un peu plus loin, qu'HFT ce n'est pas seulement La fille du coupeur de joints, mais des références à tout-va, rares sont ceux qui veulent en savoir davantage. Beaucoup se contentent de montrer leur étonnement. Certains, y mettant un peu plus de bonne volonté que les autres, me réclament un CD. Souvent pour me le rendre le lendemain, ornant le geste d'un commentaire qui me fait comprendre que ce n'est pas la peine d'insister : « Ouah, quand même, le mec est bien barré. Et c'est d'un glauque ! Je ne pourrais pas écouter ça, sinon c'est la pendaison assurée ». C'est marrant parce que je ne ressens pas du tout la même chose. Thiéfaine agit sur moi, déjà à ce moment-là, comme un catalyseur bienfaisant. Quand il évoque son manque d'appétit (« ça fait bientôt deux mille ans que j'ai plus faim »), je comprends manque d'entrain pour la vie, et cela m'aide à mieux digérer le mien, de manque d'entrain. Quand il se dit « bloqué sur une voie de garage », je vois là la parfaite définition de tout destin humain. Et cela me rend tout destin humain plus supportable. C'est un fait : dès le début, les chansons d'HFT se mettent à cristalliser tout ce qu'il y a en moi de révolte et d'indigestion. J'ai trouvé un frangin et je n'en reviens pas. Pendant plusieurs mois, je n'écoute que lui. Je ne sais pas à quoi il ressemble. J'ai essayé, à l'aide des différentes pochettes qui accompagnent les CD et/ou les cassettes que j'ai en ma possession (eh oui, je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître), de recomposer son visage, de bric et de broc. L'image restera longtemps floue. Ce n'est qu'en 1995, en le voyant sur scène pour la première fois, que je saurai réellement à quoi ressemble l'énigmatique HFT. Eh non, quand j'avais vingt ans, pas moyen de googliser qui que ce soit. C'eût été anachronique. Je sais bien qu'Hubert a souvent été en avance sur son temps, mais de là à montrer sa bobine sur une toile qui n'avait pas encore pris l'ampleur que nous lui connaissons aujourd'hui, non, tout de même !
Bref... Je n'écoute que lui, donc, pendant de longs mois. Traîtresse absolue, j'ai presque renié Gainsbourg et Renaud, les trouvant un peu fades tout à coup (pardon). Ce Thiéfaine, puisque pas grand-monde ne le connaît, puisque pas grand-monde ne se colle à son univers de poésie glacée, il devient mon petit trésor rien qu'à moi. Je ne le partage pas beaucoup. Cela viendra plus tard (et encore, rarement, et plutôt sous la contrainte). Ma chambre se trouve juste à côté de celle de mes parents. Quand le poste s'emballe et se met à hurler « retour aux joints et à la bière, désertion du rayon képis », je baisse consciencieusement le son, en brave fille bien éduquée. Pas heurter papa, pas froisser maman. À cette dernière, plus tard, pour qu'elle m'emmène sans traîner la savate à mon premier concert de Thiéfaine, je vendrai ma petite came proprement, insistant sur le côté hautement littéraire des textes. Côté qui, elle me le confiera après ledit concert, ne la frappe pas outre mesure ce soir-là ! En revanche, les dingues et les paumés qu'on voit s'écrouler dans tous les coins (et tu me demandes s'ils ont bien pris leur dose), ça, ça la frappe, et copieusement. La fumette tous azimuts aussi. Hölderlin, Baudelaire et Rimbaud, nettement moins. En plus, ce soir-là, ça me revient maintenant, Thiéfaine s'amuse à se moquer d'Alain Barrière (gentiment, mais tout de même). Je n'ose regarder ma mère, elle qui adore Alain Barrière. Oui ben, c'est trop tard, maintenant, on y est, on y reste. Nous rentrons de là le cerveau embrumé. Moi je suis sur un petit nuage, ma mère un peu moins. À tout moment, durant le concert, j'ai cru qu'elle allait s'étouffer (au propre comme au figuré : elle était asthmatique), mais non, elle avait le cuir solide. Elle n'a cependant jamais demandé à m'accompagner à un autre concert de Thiéfaine. De toute façon, c'est mieux ainsi : je n'aime pas partager tonton Hub. Quand je l'écoute, c'est seule, de préférence dans ma voiture. Il faut dire que ses chansons déclenchent tant d'émotions en moi qu'être observée dans ces moments-là me mettrait fichtrement mal à l'aise. Je le garde jalousement pour ma petite pomme, comme un Dom Pé 67 ou quelque chose dans le genre...
21:44 | Lien permanent | Commentaires (7)
27/10/2020
Un texte de CélineCapucine
Bien que tardive (j'ai 52 ans), ma rencontre avec l'œuvre de Thiéfaine a quelque chose d'évident. Et durant l'année qui suivit sa découverte, j'ai dû faire le deuil de la longue période durant laquelle j'étais passée à côté. En découvrant ou redécouvrant Confessions d'un never been j'étais pourtant étrangement persuadée de la connaître depuis l'enfance, et je me souviens que l'humour très noir de Dies olé sparadrap joey m'avait fait beaucoup rire.
La chanson française m'a toujours accompagnée. Jusqu'à ce printemps 2015 où, écoutant distraitement France Inter à ma table de travail, j'ai été saisie par le « nouveau » Thiéfaine : précisément, le morceau Stratégie de l'Inespoir. La musique et le texte, mélancoliques et puissants, la voix, que j'ai d'abord confondue avec celle de Manset. Intriguée, j'ai poursuivi la découverte sur You Tube, d'abord subjuguée par Alligators 427 puis égrenant les perles du répertoire, avec à chaque fois la même stupéfaction.
J'ai ensuite remonté le fil, en écoute exclusive. Le « choc » était pour moi comparable à celui ressenti pour la danse africaine, que j'ai pratiquée : peut-être le côté pulsionnel, l'énergie fabuleuse qui se dégage des chansons. J'étais bousculée par la densité de ce que je recevais. Par les mots crus, impudiques, triviaux aussi parfois. Au point de devoir couper le son durant un moment avant d'y revenir, comme sur Diogène série 87, Simple exercice de provocation et Garbo XW Machine (que toutes les trois j'adore !).
Les chansons de Thiéfaine me renvoient certainement à ma propre mélancolie. Et puis je suis captivée par les histoires, les mots, le style fait d'oxymores et d'allitérations, la poésie, la sensualité : Thiéfaine parle très bien des corps et ses chansons d'amour ou « de tendresse » sont parmi les plus belles du répertoire français (Trois poèmes pour Annabel Lee, Exit to chatagoune-goune, Casino, sexe et frenchitude, Camélia huile sur toile...). J'aime aussi ce qui rend son œuvre forte et accessible malgré sa noirceur : l'humour et la dérision. Je ris très souvent en l'écoutant !
Dès le départ, j'ai été sensible à « l'aspect charnel » des textes, à la « consistance » des mots « en bouche » et à leur mise en valeur par le style rock. A l'interprétation magistrale. J'éprouve les mêmes émotions à l'écoute des chansons de Thiéfaine qu'à la lecture des poèmes d'Aimé Césaire, un de mes auteurs favoris : il y a dans son écriture organique la même pulsion de vie. Côté chanson anglo-saxonne, c'est chez Björk que je le retrouve...
Je suis bien entendu intéressée par les références à l'étymologie et ses thèmes de prédilection : la route, le mouvement de manière générale, le thème de l'androgynie/de l'ambiguïté, la notion de citoyen cosmique (des tachyons aux galaxies), la large vision de l'espace-temps qu'il nous offre (des ptérodactyles aux droïdes).
La hauteur de vue de Thiéfaine, ajoutée aux multiples références des textes, donne du sens au divertissement qu'est la chanson et je trouve ça absolument réjouissant ! En tant qu'artiste populaire, son positionnement et son parcours sont, me semble-t-il, exemplaires : il est selon moi, loin des circuits médiatiques, un modèle de démocratisation (de médiation) de la culture.
Mes albums préférés : Scandale Mélancolique, Défloration 13 (j'adore l'atmosphère du CD Bataclan 2002), Suppléments de Mensonge et Stratégie de l'Inespoir. Mais je perçois surtout son travail comme un tout cohérent, avec des sommets dans chaque album.
L’œuvre de Thiéfaine m'accompagnera toujours. Je tente de la partager dans mon cercle familial (mes enfants connaissent un certain nombre de ses titres) mais ça n'est pas toujours facile. Au-delà, je n'en parle pas trop, car Thiéfaine reste un sujet... sensible.
13:24 | Lien permanent | Commentaires (11)