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20/01/2019

Un roi tombé du ciel : Arthur H était au théâtre de Thionville hier soir !

"Sur la route blanche

Insouciant tu avances

Ta valise est vide

Ton habit de lumière repose sur la chaise". Arthur H (Le Passage). 

 

C'est un univers cramé aux entournures et à la boutonnière, par on ne sait quelle chandelle qui se consumerait des deux bouts. Vous qui entrez ici, abandonnez toute référence, dépouillez-vous de toute certitude. Déchaussez-vous peut-être aussi car c'est nu et sans filet qu'il faut pénétrer dans l'espèce de théâtre magique où évolue Arthur H. Ce théâtre dont il nous livre quelques scintillements est sans commune mesure avec quoi que ce soit de préexistant. Parfois, pour se rassurer et ne pas perdre pied, on voudrait sentir ici le souffle enfumé de Gainsbourg, là l'empreinte magique de Jacques Higelin. Mais non, on aurait tort. C'est Arthur H, tout simplement, l'unique Arthur H à la voix écorchée. On l'écoute et nous voilà téléporté dans un monde où il est nécessaire de se frayer un passage à la machette. Lentement, à petits pas. Impatients, hommes d'affaires pressés, chrononévrosés : s'abstenir. On accueille en soi, un peu décontenancé, l'histoire d'une boxeuse amoureuse qui encaisse les uppercuts sans broncher, on se demande qui peut bien être cette Lily Dale qui s'en vient, qui s'en va, comme l'amour, ce chien fou et imprudent « qui court sur l'autoroute » (on ne serait pas étonné d'apprendre que c'est par un jeudi d'automne). Dans un « bar de l'est bleu de fumée », on croise des paumés magnifiques : fugitifs, estropiés, fugueurs, poétiques déserteurs. Bref, on rame dans les bas-fonds interlopes, les hôtels borgnes peuplés d'une étrange faune. On est en bonne compagnie, quoi. On y imagine aisément des « nuits qui ne durent pas plus d'un quart d'heure ». Une môme kaléidoscope te débarquerait là-dedans qu'on n'en serait même pas surpris. Mais non, j'ai dit pas de commune mesure, pas de comparaison. Et pourtant, quand on vient de la planète HFT et qu'on atterrit sur celle d'Arthur H, on n'est pas totalement dépaysé. Je dirais même qu'on est en territoire connu. Pas conquis, en revanche. Parce que la contrée Arthur H, ça s'apprivoise, ça ne se donne pas comme ça pour trois francs six sous, il faut creuser un peu à la sueur de son front, tel un chercheur d'or...

Hier, Arthur H était au théâtre de Thionville. Arrivée légèrement boiteuse et mélancolique pour moi, en ce lieu où je vis plusieurs fois Hubert (pas toujours à son avantage, mais « passons, passons, puisque tout passe », comme l'écrivait Apollinaire) et devant lequel tant de fois je grelottai avant ou après un concert, échangeant avec les uns et les autres (le Doc, Françoise Salvan-Renucci nous disant précisément en ce lieu que Thiéfaine était un génie, 655321 et j'en passe). Un endroit un peu hanté, donc, ce théâtre de Thionville...

Quelques minutes de ce « vague à l'âme léger, léger, léger, léger »* ont suffi à me convaincre que les êtres laissaient un peu d'eux-mêmes partout où ils passaient. Un je ne sais quoi, une trace subtile, sauvage, mais bien là pour qui est prêt à l'accueillir en soi. Et puis les lumières se sont éteintes et ils sont arrivés : Nicolas Repac, Raphaël Séguinier et lui, donc, Arthur H. Un peu frêle et roi pourtant. Trimbalant en sa suite, c'était palpable, cet univers dont je vous parlais plus haut. Je le vois et mes yeux s'emplissent de larmes, je ne sais pas pourquoi. Il n'a même pas encore posé la gravité abyssale de sa voix sur la musique, ses doigts ont seulement plaqué quelques accords sur le piano, mais c'est là, je ne sais pas comment ni pourquoi, je pleure d'émotion. Entre deux chansons, il nous dit que pour atteindre Thionville et ses « lumières surgissant dans la nuit comme celles de Las Vegas en plein désert », il a traversé, avec son équipe, de sombres forêts luxembourgeoises. Soudain, la ville un peu farouche et austère, coincée entre l'ombre de Metz et celle de Nancy, revêt un habit de paillettes. Et comment ne pas penser à Jacques Higelin transformant lors d'un concert la cité de Rombas en une province exotique aux contours sexys ? « Rooombass » qu'il disait, chantait, clamait, en roulant le R, s'il vous plaît ! Et l'on se sentait soudain fier d'être lorrain, même en ces coins un peu ternes de la région, on se disait qu'on avait peut-être encore tout à découvrir d'un exotisme qui jusque là nous avait échappé !

Les chansons, merveilleusement, s'enchaînent. On passe par tous les rythmes et toutes les émotions. C'est lent, puis endiablé, puis mélancolique, puis pétillant version champagne pour tout le monde. À un moment, Arthur se poste devant un drôle de meuble à peu près aussi énigmatique que le sont ses personnages quand on vient d'entrer en collision avec leur démence. Le meuble est fermé. Arthur H l'ouvre lentement et l'on se demande ce qui va s'offrir à nos yeux. C'est un splendide bric-à-brac que voilà ! Arthur en sort une bougie qu'il allume. Il se remet au piano et nous chante Sous les étoiles de Montréal. Chanson d'abord hermétique pour moi, mais dont je viens de comprendre le sens, je crois : ne serait-elle pas dédiée à la chanteuse Lhasa, disparue prématurément en 2010, à Montréal ? Un peu plus tard, Arthur H s'en retourne à son étrange meuble. Il s'assied devant, nous tournant le dos. Ce n'est pas de l'impolitesse, c'est de la pudeur. Il bricole, il agite un truc qui ressemble à une amulette. Son visage apparaît sur un écran, et c'est alors qu'au milieu d'un silence recueilli résonnent les paroles du Passage, chanson dans laquelle il évoque son père. À la fin, alors que tintent des gongs, légers, légers, légers, légers comme vague à l'âme, Arthur H allume un bâtonnet d'encens qui va se consumer durant quelques minutes. Des volutes se mettent à danser sur l'écran, papillonnantes arabesques qui disent combien Jacques est avec nous. C'est un moment chargé d'émotion, mais nullement pesant. Higelinesque en somme. On ne peut pas applaudir car déjà Arthur s'est remis au piano et enchaîne avec La boxeuse amoureuse. Sans doute a-t-il souhaité ce silence après le gong. La boxeuse amoureuse : une chanson qui me remue incroyablement à chaque fois que je l'entends, sans que je puisse bien identifier la cause de ce raz-de-marée. Mais voilà que tout s'éclaire lorsque j'apprends, de la bouche d'Arthur, qu'il est ici question de sa mère. En fait, ce monsieur, c'est l'élégance incarnée : ses textes regorgent d'éléments autobiographiques, mais sa pudeur les crypte, faisant disparaître l'intime sous des strates de pistes brouillées. Le meuble qui trône sur la scène, c'est bien plus qu'un simple meuble, c'est un mausolée dressé vers le ciel, un temple bâti en l'honneur de ceux qui ne sont plus. Un autel des morts comme on en trouve au Japon ou au Tibet, ai-je appris depuis. Vers la fin du concert, le mausolée s'anime et devient un petit théâtre où s'agitent, sous forme de marionnettes, Mohamed Ali, Arthur H lui-même et Lily Dale (sous les traits d'Annie Oakley, m'a-t-il semblé). Que devient Lily Dale ? La suite de l'histoire reste à écrire, et c'est ce que la petite marionnette suggère à son créateur. Pour le moment, en tout cas, elle coule des jours tranquilles dans une bicoque, quelque part en Amérique, et Jim, son amoureux, lui chante des chansons d'Arthur. Mais, déplore-t-elle, il y en a un qu'on ne voit plus. C'est le grand Jacques. Généreusement (c'est sa signature, on l'aura compris), Arthur propose alors d'interpréter une des chansons dudit grand Jacques. « Je ne peux plus dire je t'aime », nous susurre-t-il presque de sa belle voix qui ferait trembler un continent. Et voilà que mon cœur n'y tient plus, la bonde explose, ça coule, ça fuit de partout, et ça ne sert à rien de retenir les larmes, je ne peux pas faire semblant : Jacques faisait tellement partie de ma vie... Dans la salle, fleurissent de brusques accès de toux dont je me dis qu'ils sont nés de l'émotion et destinés à écraser quelques sanglots. Jacques est avec nous, certes, mais qu'est-ce qu'il nous manque, putain, c'est pas vrai que cela fait déjà neuf mois sans lui et que rien n'est sorti de cette gestation douloureuse.

Et j'en reviens à la conviction qui s'est implantée en moi juste avant le concert hier : on sème quelque chose de soi partout où l'on passe. Un souffle, une énergie, une étoile, peut-être rien qu'un grain de poussière. Mais pour celui qui passe par là et achoppe sur ce miracle, c'est une douce consolation. Presque une révélation. Jacques Higelin a laissé, sur bien des trottoirs, sa démarche dansante, sur bien des scènes son grain de folie, en bien des cœurs ses mots qui portaient, qui réveillaient, qui enchantaient.

Quant à son fils, il a su mêler hier démesure, gravité, légèreté, émotion et grâce, oscillant sans cesse, et toute la salle avec lui, d'un point incandescent à un autre. De la flamme à la braise, jusqu'à extinction des feux.

En quittant Thionville, j'ai trouvé que ses lumières avaient quelque chose d'américain, mais je n'aurais su dire quoi au juste...

 

*Vague à l'âme, Jacques Higelin.

07/01/2019

Hubert, Félix, Thiéfaine ... et les autres (parce qu'il y en a plein, vous allez voir !)

"L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes : il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent". CHATEAUBRIAND

 

Thiéfaine : personnalité scindée ? Personnalité multiple ? Que faut-il dire ? Et multiple de combien, tiens ? Vous savez, vous ? Au commencement, déjà, l'obscurité identitaire, la complexité labyrinthique, annoncées par ce nom à rallonges qui semble sonner comme une plaisanterie. Ou comme une question : Hubert, Félix ou Thiéfaine ? Et d'ailleurs notre artiste ne se priva pas de la poser, cette question, sur une pochette de disque, pour qu'on n'en finisse pas de se questionner nous-mêmes, à l'infini. Qui est-il ? Le saurons-nous jamais ? Tout cela me fait penser à un livre paru en Allemagne il y a quelques années : Wer bin ich – und wenn ja, wie viele ? Traduction : Qui suis-je – et si oui, combien ? Vous voyez le genre ?! En tout cas, pour en revenir à HFT, ou Thiéfaine, ou Hubert, etc. : ce qui est bien, avec les rallonges, c'est qu'on peut aussi ne pas s'en servir. On a donc tout à fait le droit de se contenter d'un simple Hubert (familier, affectueux), on peut pousser un peu plus loin et dire Hubert-Félix (moins répandu, mais possible). On peut opter pour Thiéfaine (ô douces sonorités faisant songer un peu à Verlaine !), on peut choisir HFT. Tout est permis. Cela peut être selon l'humeur. Une chose est sûre : c'est pratique quand on écrit des billets pour un blog ; voilà déjà un bon petit réservoir de synonymes !

Je vous dis tout ça parce que je viens de regarder une émission savoureuse et délirante dégotée sur YouTube et intitulée « Hubert, Félix, Thiéfaine … et les autres » ! Une pépite ! Si vous ne l'avez jamais vue, foncez ! On découvre là un Thiéfaine brindezingue, les yeux contemplant on ne sait trop quel chaos, et qui nous dit, entre autres, qu'un individu est constitué de 14 000 personnages qu'il convient de faire émerger de son bordel intime avant de mourir. J'aime bien l'idée. Ça fait du monde en tout cas ! Moi je ne sais pas où j'en suis dans les personnages que j'ai fait remonter à la surface, je ne les compte plus depuis longtemps, et c'est à se demander si tout cela est bien sérieux, si c'est de l'art, de l'amour ou du cochon.
J'arrête là mes élucubrations, regardez la vidéo et dites-moi ce que vous en pensez, si vous voulez bien sûr. Dans son œuvre, Thiéfaine a souvent évoqué son double (cf. Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable, Was ist das Rock'n'roll ? et plus récemment Infinitives voiles ... et j'en oublie sûrement), on sait aussi qu'il aime se glisser dans la peau de nombreux personnages (La môme kaléidoscope résumant bien ce côté caméléon à la Gary), mais 14 000 entités ! Waow, ça fait rêver, ça veut sûrement dire qu'il nous réserve encore bien des surprises, que certains personnages n'ont pas encore vu le jour, si vous voyez ce que je veux dire (et là, gros yeux énamourés pour tout le monde : on imagine déjà le jour magnifique où l'on tiendra entre ses mains le nouveau graal, je veux dire ni plus ni moins que le nouvel HFT). Le documentaire dont je vous parle date de 1983 et regorge de phénomènes hauts en couleur, Thiéfaine n'étant pas le moindre dans cette foule absconse !

Autre chose encore : sous le sapin de Noël, quelqu'un qui me connaît bien a eu la bonne idée de glisser le dernier CD de Véronique Sanson. Jubilation profonde étant donné, petit a, que j'aime beaucoup Sanson (sa voix, ses textes, son univers, ses déchirures) et, petit b, que je comptais m'acheter ce CD un jour ou l'autre. Le duo avec Thiéfaine : de grande qualité selon moi. La voix d'Hubert : nette, coupante, posée, s'accordant à merveille avec celle de Véro. Les paroles : pas très gaies, mais seyant bien à notre homme et à notre femme. Encore une histoire d'amour qui finit mal, ça n'en finira donc jamais. C'est comme ça, c'est la vie, il y a là-dedans un chagrin des glandes insurmontable, que l'art peut peut-être exorciser. Bonne année à tous ! Qu'elle soit donc thiéfainienne en diable, il n'y a que ça de vrai, n'est-ce pas, ou presque !

23/12/2018

Charles Cros

"Il faut s'y résigner : il y a toujours à tout une explication scientifique. On peut évidemment se réfugier dans la poésie, se lier d'amitié avec l'océan, écouter sa voix, continuer à croire aux mystères de la nature. un peu poète, un peu rêveur..." Romain GARY

 

En 2015, Thiéfaine recevait le Grand Prix de l'Académie Charles Cros. Retrouvant hier soir, sur le site officiel, les traces de cette distinction, je me suis dit : « Charles Cros, c'était un poète, je me souviens avoir lu, il y a longtemps, quelques lignes sur lui dans ma grande Anthologie de la Poésie française, mais qu'a-t-il écrit au juste ? Qui était-il ? ». Et voilà que l'idée m'est venue de la note qui va suivre.

 

CROS, Charles Hortensius Émile :

Poète français. Né le 1er octobre 1842 à Fabrezan (Aude), mort à Paris le 9 août 1888. Fils d'un instituteur de Narbonne, Charles Cros fit des études d'autodidacte, avec une prédilection marquée pour les sciences ; à quatorze ans, il passait son baccalauréat. Au même âge il était déjà capable d'enseigner le sanskrit et l'hébreu. Entré en 1860 comme répétiteur et professeur de chimie à l'Institut des Sourds-Muets, il s'en vit une première fois renvoyé en 1862, à la suite d'un duel entre son frère et un employé de l'établissement, puis il fut repris, puis définitivement exclu en 1863. Il se replongea alors dans l'étude pendant plusieurs années, et présenta à l'Exposition Universelle de 1867 un télégraphe automatique de son invention. Peu après, devenu l'amant de la mondaine Nina de Villard, il rencontra dans son salon les principaux poètes parnassiens, mais se lia particulièrement avec François Coppée, Verlaine et Villiers de l'Isle-Adam. C'est dans L'Artiste qu'il fit ses débuts littéraires. En 1871, des poèmes de lui figurèrent dans le recueil du deuxième Parnasse contemporain, mais en 1876 le troisième Parnasse refusa de l'accueillir ; à cette date Leconte de Lisle avait déjà refusé de recevoir Charles Cros, lequel, en orientaliste érudit, avait été rapidement irrité par ce qu'il appelait les « poses philologiques déplacées » des parnassiens. En octobre 1871, il avait fait la connaissance de Rimbaud et l'avait hébergé quelque temps ; leur entente, pourtant, ne dura guère, et lors de la fuite du jeune homme et de Verlaine en Belgique, Charles Cros prit parti pour madame Verlaine et rompit complètement avec les deux poètes. De la fréquentation de Verlaine, il allait cependant garder jusqu'à sa mort le goût d'une vie irrégulière, des stations dans les cafés, des apéritifs. On le vit fréquenter à peu près tous les groupes de la bohème littéraire des années 1872-85 : le groupe des « Vivants » où il rencontrait Richepin, Ponchon Bouchor et Germain Nouveau ; le café de la Nouvelle-Athènes où il retrouvait Alexis, Duranty, Catulle Mendès, Huysmans et Manet, qui allait devenir son ami intime ; les « Hydropathes » dont, en 1878, il fut un des fondateurs, le cercle du Chat noir, celui des « Zutistes » qu'il anima avec Alphonse Allais. Ainsi devint-il peu à peu une sorte de célébrité du Paris littéraire anecdotique, un personnage burlesque boute-en-train ; seulement, en dépit de l'admiration d'artistes comme Manet, Gustave Kahn, Laforgue, le plus profond Charles Cros, le poète de l'absurde et de la solitude qui s'était exprimé dans Le Coffret de santal, Le Fleuve, La Science de l'amour, La Vision du Grand Canal Royal des Deux Mers restait complètement méconnu et même ignoré. Le chercheur scientifique aux vues anticipatrices souvent géniales, l'inventeur avait connu la même malchance : son mémoire concernant « la description d'un procédé d'enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l'ouïe », procédé que Cros appelait « paléophone », mais qui n'était autre que le premier phonographe, après avoir suscité quelques articles pendant l'automne de 1877, devait être rejeté dans un oubli complet lorsque, au mois de mai suivant, Edison eut présenté son premier appareil à l'Académie des Sciences. Quant au poète, bien qu'on ait donné en 1908 une édition de ses derniers vers sous le titre Le Collier de griffes, il ne devait avoir sa revanche posthume que grâce aux surréalistes qui, en 1923, le célébrèrent comme l'un de leurs inspirateurs. On a publié en 1954 une édition complète de ses œuvres.

 

Michel MOURRE, Dictionnaire des Auteurs de tous les temps et de tous les pays, Éditions Robert Laffont.

 

 

Et voici un poème de Charles Cros :

 

Sonnet astronomique

 

Alors que finissait la journée estivale,

Nous marchions, toi pendue à mon bras, moi rêvant

À ces mondes lointains dont je parle souvent.

Ainsi regardais-tu chaque étoile en rivale.

 

Au retour, à l'endroit où la côte dévale,

Tes genoux ont fléchi sous le charme énervant

De la soirée et des senteurs qu'avait le vent.

Vénus, dans l'ouest doré, se baignait triomphale.

 

Puis, las d'amour, levant les yeux languissamment,

Nous avons eu tous deux un long tressaillement

Sous la sérénité du rayon planétaire.

 

Sans doute, à cet instant, deux amants, dans Vénus,

Arrêtés en des bois aux parfums inconnus,

Ont, entre deux baisers, regardé notre terre.

16/12/2018

Yves Jamait à l'espace Chaudeau le samedi 8 décembre : le don et la vie dans les grandes largeurs !

"Espérons. Nous n'avons pas le choix". Simone DE BEAUVOIR

 

L'univers d'Yves Jamait, ce sont parfois des amours qui titubent, exsangues, d'un bar à l'autre, passant de l'étincelante ivresse aux pertes et fracas de la réalité dégommante. Ce sont des ardoises pas réglées, des comptoirs qu'un coup de torchon fait reluire à défaut des âmes. Ce sont aussi des revendications sociales, et Jamait se range du côté des « petits », n'oubliant pas qu'il en fit partie un jour (on aurait tout intérêt, je crois, à réécouter Y en a qui en ces temps de désolation, comme dirait notre ami Hubert...). Yves Jamait, c'est aussi une voix que toutes sortes de choses ont poncée : verveine et compagnie. C'est l'absence étouffée d'un père, des caresses pour le dimanche, et de la joie aussi. Ne pas oublier la joie. Celle-là même qui a fait écrire à notre homme les plus belles de ses chansons, il me semble (J'en veux encore, par exemple).

Alors quand ce monsieur arrive sur scène comme on entrerait dans un bistrot, il y aurait de quoi crier « respect ». Ce qui déboule avec lui dans la salle, ce sont des rafales de vent. L'histoire d'un être. Sans falbalas. Une sensibilité qui se donne à fleur de micro. Une générosité quasi palpable. On sort de là et on voudrait aller étreindre le premier inconnu venu en lui disant « toi et moi nous sommes frères ».

Yves le grand, Yves le facétieux aussi. Le concert de Ludres (comme tous ceux de la tournée actuelle, j'imagine) devait être précédé d'une première partie. C'était même écrit en toutes lettres sur le billet. Alors nous, ben quoi, on y croyait. On voit débarquer trois gugusses ne pipant mot et attaquant d'emblée par de la musique, et de la bonne en plus, alors on glisse dans tout cela sans y prendre garde. Et puis, comme ça, l'air de rien, quelques notes font soudain penser à l'une ou l'autre des chansons d'Yves Jamait. « Tiens, se dit-on, cet air ressemble à celui du Coquelicot. Tiens, ça aussi, ça me rappelle quelque chose ». On a à peine le temps de se formuler clairement ces réflexions que le voilà qui arrive, notre Yves. Il s'est fait beau pour l'occasion : des chaussures rouges, une veste colorée, tranchant sur le noir du pantalon et du tee-shirt. Il a quelque chose de tous ces copains de galère qui vous adoucissent le sort sans le savoir. C'est dans la voix, c'est dans les textes, c'est dans l'énergie. Comme une consolation. On le regarde évoluer sur scène, on l'écoute, on est happé par un truc mystérieux. Cela doit s'appeler don, sans réserve et dans les plus grandes largeurs qui soient. Tous les soirs refaire le même boulot et y aller le sourire aux lèvres, avec peut-être encore plus d'entrain que la veille, qui sait. Yves fait sentir à ceux qui se sont déplacés pour lui que ce n'est pas rien à ses yeux et qu'il sait apprécier l'offrande. Qui se fait réciproque. Sans déséquilibre. Ce qu'il donne, il le reçoit en retour, ce qu'on lui donne nous revient, et c'est sans fin ou presque. C'est en tout cas comme ça deux heures durant, jusqu'à épuisement du stock.

Donc, la première partie, c'était une boutade, une manière de nous enfumer un peu, mais gentiment. Cela change des enfumages auxquels on est habitué. Rien à voir. C'était simplement une mise en bouche, histoire de nous y fourrer un coquelicot dedans.

Et les chansons se déroulent, et l'on pense un peu à Brel en voyant Yves jouer des sérénades à son micro. Oui, il y a là quelque chose qui rappelle le grand Belge. Une même façon, peut-être, de vivre de l'intérieur les mots qui grelottent dans la voix...

La complicité avec ses musiciens est elle aussi palpable. Pour les présenter, Yves Jamait a choisi une mise en scène pour le moins originale : un défilé de mode. Et chacun de venir se pavaner devant le public, sous les commentaires très professionnels du chanteur qui semble pendant quelques minutes s'être glissé dans la peau d'un styliste. Et vas-y que je te détaille la tenue des trois compères. On rit aux éclats, quelques minutes seulement après avoir pleuré sur Insomnies et sur Le temps emporte tout (magnifique version, somptueuse de mélancolie dans cette lenteur qui lui va si bien, et à laquelle nous n'étions pas habitués).

On sort de là revigoré, comme je l'écrivais plus haut. Réconcilié, quelque part, avec tous les tours pendables de la vie. Yves est là, lui aussi a souffert et a su transformer la boue en or, sublimant chacune de ses défaites. Durant tout le concert, on a l'impression d'avoir réellement compté pour quelqu'un. Certes, on est dirigé par des gens qui, n'ayant jamais été dans la merde, ignoreront toujours nos problèmes (fins de mois raides à boucler, et tout le saint-frusquin). Certes, la vie nous malmène (« après avoir souffert, il faut souffrir encore », n'est-ce pas, comme l'écrivait Musset), mais Yves est là, comme une lanterne qui brillerait dans les ténèbres. On se sent moins seul et moins floué.

Après deux heures de don total, eh bien, il donne encore : le voilà qui s'installe à une table, dans le hall de l'espace Chaudeau, et vient signer des autographes, se prêter sans broncher au jeu des photos qui finiront sur Facebook, entre deux clichés de vacances. Il transforme en franche rigolade un moment qui pourrait être franchement pesant. Tous ces gens qui défilent et demandent une signature pour un beau-frère alité ce soir ou qui sais-je encore, une autre pour eux-mêmes, et puis encore une photo : on trouverait presque cela gênant, sauf que notre ami Yves en fait autre chose. Une dame lui demande s'il peut écrire « À X, forever ». Et lui de renverser le truc et de tracer malicieusement : « À X, for never ». Durant chaque séance photo, il prend les choses en main, subtilise les portables, louche, fait les gros yeux, passe du sourire à la grimace, implique le vigile s'il le faut, lui demande son avis (et le visage de ce dernier de s'illuminer, parce qu'il se sent pris en compte, lui aussi, comme tous ceux qui sont là ce soir). On voudrait que cela dure jusqu'à trois heures du matin, on se demande si Yves aurait encore autant d'imagination au cœur de la nuit, et on en est soudain certain. Parce que ce monsieur-là, ce grand monsieur-là, il vit à fond le moment présent, il est dedans non pas aux trois quarts seulement, mais entièrement, jusqu'à la racine des cheveux. Il étreint la vie avec gourmandise, même pas peur de l'amertume ! Pour un peu, je vous dis, il nous la rendrait sympathique...

07/12/2018

Je me souviens...

"On me conseille un remontant, comme à une pendule. C'est d'un remonte-temps que j'aurais besoin". Claude ROY

 

 

Écouter « le souffle de l'instant et l'accélération du temps ». Se dire : « quatre semaines, déjà » et devenir, comme l'écrivait Prévert, une « machine à déplorer le temps ». Que reste-t-il de l'embrasement vécu il y a un mois ? À défaut d'exiger l'immortalité (puisque de toute façon nous ne l'obtiendrons pas), soufflons un peu sur les braises pour les faire rougir encore dans l'âtre. Si nous laissons nos souvenirs en plan, ils nous planteront eux aussi, et ne seront bientôt plus qu'une « vieille tache d'hémoglobine ». D'où le caractère précieux, urgent, de l'écriture. Ce serait comme un grand dédale dans lequel on se retrouverait. Je me suis longtemps demandé pourquoi, sacré nom de nom, je n'arrivais pas à écrire des romans. La réponse est évidente : c'est ce que je vis qui alimente mon écriture. Et non ce que je pourrais aller chercher dans une imagination qui, de toute façon, s'avère bien maigrelette. Les concerts de Thiéfaine, c'est du vécu puissance mille, ça fait danser l'aiguille sur le radar (ce n'est pas vous qui me contredirez, je crois), et c'est cela qui donne l'incandescence souhaitée à la forge de l'écriture. Pour moi en tout cas.

À la manière de Georges Perec, je me souviens. Je me souviens de l'émerveillement de la découverte, le jeudi 8 novembre de cette année. En quittant la maison, je n'avais pour toute richesse que ma folie, celle-là même qui, sans doute, m'a toujours sauvée et m'a empêchée d'être folle. Je n'avais plus quarante-cinq ans, mais moins, beaucoup moins, même si physiquement, cela ne se voyait pas. C'est ailleurs que se situe la jeunesse, n'est-ce pas, ou ce qu'il en reste. Ou ce que naïvement, on croit qu'il en reste, champions ès chimères que nous sommes tous à plus ou moins grande échelle. Moi, ma chimère, c'est ça : à chaque concert de Thiéfaine, je suis certaine de rajeunir. Et même d'être encore cette adolescente que tant de rêves faisaient frémir. En vrac, dans les rêves, il y avait la certitude de vivre mieux, plus fort, plus beau que mes parents, la conviction que j'avais d'immenses choses à découvrir et qu'elles m'attendaient quelque part en bons toutous dociles que je pourrais caresser tout mon soûl le moment venu. Et tant d'autres illusions pitoyables, du même stupide acabit. Bref, à chaque concert de Thiéfaine, une part de cette jeune fille tend une main secourable à l'adulte que je suis devenue. Et cela fait chaud, et cela fait tendresse dans un monde de brutes !

Je me souviens des beaux visages aperçus avant les concerts. Les rides devenaient soleils, les blessures trois fois rien. Je me souviens des ferveurs observées pendant les concerts. Il y avait dans la foule, à Paris comme à Metz et tout autant qu'à Dijon, des cœurs ouverts à tous les vents. C'est presque de l'ordre du mystique, je vous dis. Je me souviens des après : après le concert, après le merveilleux ouragan. À Metz, des visages encore éblouissants parce que de toute façon, on était nombreux à remettre cela le lendemain. À Paris, idem, même presque arrogance : on s'en foutait, même pas peur puisqu'on replongeait le lendemain soir à Dijon. Ben ouais quoi ! L'après-Dijon, en revanche, ça sentait quand même le moins bien. Même si on était encore fabuleusement bousculé par ce qui venait de se produire, même si on en avait plein les yeux et les oreilles et que cela coulait encore en perfusion et à profusion comme un doux nectar jusqu'au cœur.

Que reste-t-il maintenant ? Pour ma part, je dois avouer que ça y est, je frime nettement moins qu'au retour de Dijon. Si mon week-end de folie « sur un nuiteux cargo » a pu me porter pas mal de temps, je sens que la redescente a opéré sa sale petite danse cruelle. C'est fini d'attendre. C'est fini de vivre tout ça, l'émotion de l'avant, l'émotion du pendant, l'émotion de l'après. Si je n'y prends garde, cela va se perdre dans une bouillasse épaisse. Je veux revenir régulièrement au point brillant, à la torche vive. Parce que sinon le quotidien va massacrer tout ça. Vous connaissez les mots de Verlaine, « si ces hiers allaient manger nos beaux demains ? » Moi, ce qui me fait peur, c'est tout l'inverse : et si ces demains allaient manger nos beaux hiers ? Écrivons encore, si vous le voulez bien, sur cette mini-tournée, sur ce qu'elle a laissé en nous de flamboyances et de magie. Tenons-nous chaud en ces temps de désolation.

Les commentaires que vous avez laissés ici dernièrement m'ont portée longtemps, eux aussi. J'ai pas mal retourné dans ma tête les émotions décrites par les uns et les autres, ce splendide patchwork qui ne pourrait exister sans vous. J'ai beaucoup pensé à la fraîcheur de Luna, à celle de DemainLesKids. J'ai allumé en moi les mots de Fabrice D. (« à cinquante ans passés, je dois en grande partie à Thiéfaine ce que je suis devenu de mieux ») pour voir quel flambeau ils y planteraient. Et je me suis demandé si je pouvais me retourner le compliment, en quelque sorte. Est-ce que moi aussi, je dois à HFT une bonne part du meilleur de moi-même ? J'ai envie de répondre par l'affirmative. Je crois que si la jeune fille que je fus, toute frétillante lorsqu'elle tomba en arrêt devant la phrase qui devait changer miraculeusement sa vie*, du tout au tout, de fond en comble, de la cave au grenier et de A à Z, je crois que si cette jeune fille devait rencontrer l'adulte que je suis devenue (contre mon gré, mais devenue quand même), elle ne lui cracherait pas au visage. Elle reconnaîtrait sous ses rides un peu de la flamme qui fut la sienne, un peu de l'espérance qui la tenait debout, un peu de la folie qui la faisait vibrer et dont on lui disait qu'elle passerait avec l'âge. Elle verrait que finalement, non, pas tant que ça, ça n'est pas passé tant que ça.

Je me souviens d'un week-end d'étincelles, je me souviens qu'il y avait vraiment de quoi se la péter en se disant, jour après jour, du mercredi soir au samedi après-midi, « on the road again », et je refuse d'abandonner tout cela à la broyeuse du quotidien. Je me souviens qu'à chaque chanson que je découvrais à Metz je me disais « c'est pas vrai, il a pensé à la faire, celle-là ? Mais c'est formidable ! », je me souviens de l'incroyable mise en scène sur Maison Borniol et L'Agence des amants de madame Müller, je me souviens de ce truc en moi, au bord de l'explosion. À mi-chemin entre le fou rire, l'admiration béate et la sidération bouche bée. Je me souviens de m'être dit aussi que chaque chanson renfermait des pépites que je trimbale avec moi depuis des décennies, dans mon petit bréviaire personnel, un peu barge j'en conviens. Des phrases comme : « Monsieur le commissaire, j'ai ma névrose, mais monsieur le commissaire, qui n'a pas sa névrose ? », « C'est pas tous les jours facile de vivre en société quand on a un peu d'imagination », « Tu voudrais qu'il y ait des ascenseurs au fond des précipices » (celle-là, je la vénère, carrément), « Et je demanderai ta main pour la couper »**, « Je m'écraserai sur Oméga chez les clowns du monde inversé en suppliant Wakan-Tanka d'oublier de me réincarner », « Je me sens coupable d'avoir été dans une vie antérieure l'une de ces charmantes petites créatures que l'on rencontre au fond des bouteilles de mescal et d'en ressentir à tout jamais un sentiment mélancolique de paradis perdu », et tant d'autres mots encore, qui peuvent aider à avancer d'un jour à l'autre dans de meilleures conditions que celles qu'afficherait le compteur si tout cela n'était pas. Des mots qui clignotent pour éclairer un peu la route, la faire moins souillée, moins lugubre aux heures de peine.

 

* « Tu voudrais qu'il y ait des ascenseurs au fond des précipices » : la voilà, LA phrase !

 

** « Et je demanderai ta main pour la couper » : Quand j'étais jeune, j'affirmais à ma mère que Thiéfaine avait trouvé là une subtile manière de dire que le mariage était une amputation, et elle me regardait avec des yeux gros comme des balles de tennis, un brin décontenancée, elle qui croyait que sa fille, puisqu'elle lisait des poèmes et même en écrivait, était une indécrottable romantique devant l'éternel. Eh bien non, flûte, ce sacré Thiéfaine avait révélé autre chose, de plus compliqué, de plus difficile à cerner et de moins avouable : sa fille, c'était un mélange de romantisme et de trash et elle l'avait ignoré jusque là...

 

17/11/2018

Metz, Paris, Dijon : encore quelques bricoles !

"Le réel quelquefois désaltère l'espérance. C'est pourquoi, contre toute attente, l'espérance survit". René CHAR

 

Des « cinglés sublimes », à l'allure un peu hirsute. Arborant des tee-shirts souvent fatigués : il y a ceux qui ont opté pour le corbeau, d'autres pour des trucs renvoyant à des époques plus lointaines. « Thiéfaine 20 ans de scène », ai-je pu lire sur le dos d'un monsieur à Bercy. Une manière de dire : « J'y étais déjà », sans doute, et d'ériger une passerelle entre deux époques. C'est que le public d'Hubert a la fidélité chevillée au corps ! J'en suis moi aussi la preuve vivante ! Désolée de me citer en exemple, mais c'est quand même un peu vrai. Premier concert en 1995, addiction avérée dès les débuts. Bilan des courses : je crois qu'au total, j'ai dû voir Hubert 46 fois sur scène ! Parfois, quand je raconte cela en des cercles non initiés, on me regarde avec des yeux tout ronds, presque une certaine gêne, comme si on avait affaire à une détraquée qui s'ignorerait. C'est pourquoi je me sens si bien avec les autres furieux de mon espèce : ils me réconcilient avec ma folie, ils me donneraient presque à penser que les barges, ce sont ceux qui se tiennent à l'écart de ce grand cirque lumineux !

Et puis, je l'ai déjà dit : j'adore zoner dans les espaces où se donnent à voir les signes avant-coureurs des concerts. On y croise une faune presque affolée, bouillonnant d'électricité. Faisant la queue des heures durant, narguant les possibles intempéries. Sur les visages, on lit divers sentiments : la peur de ne pas être bien placé(e), l'impatience, l'ébullition. On est entre la fébrilité et le recueillement !

Point de vue rencontres, les trois concerts auxquels j'ai assisté la semaine dernière ont été intenses. Je pense notamment à un certain Philippe, arpentant la France depuis des années au rythme des tournées d'Hubert. C'est lui qui l'a vu entre 160 et 180 fois. Moi qui pensais être plutôt bien située sur l'échelle de la démesure, je n'ai plus qu'à m'incliner. Je suis une misérable petite joueuse. C'est dans ces moments-là (et dans ces moments-là seulement) que me saisit à la gorge le regret de ne pas être née dix ou quinze ans plus tôt !

Mon concert préféré sur les trois ? Celui de Metz. Essentiellement pour l'émerveillement de la découverte. Cette playlist, bon sang, je n'en reviens toujours pas ! Elle était tellement formidable qu'elle m'a fait oublier l'absence de Vendôme Gardenal Snack et de Maalox Texas Blues (que j'attendais un peu quand même, mais je ne désespère pas : il y aura d'autres tournées !). Au bout du compte, quand on fait le bilan, les surprises ont été telles qu'elles ont balayé les omissions. De toute façon, pour contenter tout le monde, il aurait fallu au bas mot huit heures de concert, je pense !

Le public ? J'avais trouvé celui de Metz un peu mollasson, mais finalement, il s'en est relativement bien tiré. Je n'ai pas trouvé que cela s'échauffait davantage à Paris et à Dijon. Mais je reconnais que ma perception peut avoir été faussée par ma place côté charentaises !

Et vous, vos impressions suite à cette mini-tournée ? Qui a fait les dates de cette semaine ? Y a-t-il quelqu'un qui assiste au concert de ce soir et/ou à celui de demain ?

14/11/2018

Metz, Paris, Dijon sur un "nuiteux cargo"

"Il sortit sur la terrasse et reprit possession de sa solitude". Romain GARY

Dimanche : petit matin, 5.00, heure d'automne. Retour d'une odyssée qui, géographiquement, m'a menée de Metz à Paris, puis de Paris à Dijon et, enfin, de Dijon à la case départ. Psychologiquement, visuellement, émotionnellement, ce fut bien autre chose ! Une sorte de plongée dans de vertigineux abysses, avec pour compagnons de scaphandre de sublimes passagers clandestins. Hubert, bien sûr, mais aussi Verlaine, Rimbaud, Lord Byron, Nerval, Lautréamont, Baudelaire. Ils étaient tous là, leurs spectres faisant tantôt mousser la Guiness, tantôt flamboyer des fleurs du mal au milieu de la boue.

Que devient le rêveur, en l'occurrence la rêveuse, quand le rêve est fini ? Difficile à dire. Les yeux bordés d'ombre après quelques nuits extrêmement courtes, au sommeil resserré, j'oscille entre l'enchantement et le pincement au cœur. Parce que c'est déjà fini, l'attente en compagnie de « cinglés sublimes » (des qui ont vu Thiéfaine entre 160 et 180 fois, des qui s'interdisent de boire durant les heures qui précèdent le concert afin de ne pas avoir à quitter urgemment la file où ils ont leur « place dans le trafic », etc.), déjà fini l'instant T où tout explose plusieurs heures durant (les conventions, les émotions), déjà finis tous les moments où, après chaque concert, on va rejoindre ceux qui en étaient afin de prolonger un peu la fête. On fait ça systématiquement, c'est devenu un rituel : on se connaît, on a parfois tissé des liens d'amitié. On aime être ensemble une fois les lambeaux arrivés : la fin du spectacle, je veux dire. On repousse le moment où il faudra se quitter. On est bien ensemble, groupés autour d'une même passion comme on le serait autour d'un feu de camp...

Mes impressions sur ces trois concerts ? Elles sont légion et j'ai encore du mal à les ordonner. Je vais tenter. Déjà, trois soirs de suite, ce fut pour moi un émerveillement de voir Hubert débarquer sur 22 mai. Un joli pied de nez au ramdam qui, il y a quelques mois, a fait rage autour de l'anniversaire de mai 68. Hubert, lui, n'était pas sur les barricades. Il avait mieux à faire. Pour notre plus grand bonheur à venir. Il était « déjà dans les nuages, à l'autre bout des galaxies ». 22 mai, c'est non seulement une grimace ironique envoyée à tout le tralala autour de mai 68, c'est aussi et avant tout du son, du vrai, qui vous décolle du sol. Un morceau énergique, donc, pour démarrer. Un morceau inattendu surtout. J'avais pensé à tout, sauf à cela. Et vous ? Et j'en reviens donc à ce que j'ai déjà évoqué ici, me semble-t-il : Hubert est toujours là où on ne l'attend pas, jamais là où on pense pouvoir le cueillir. Une espèce de coquelicot rebelle se refusant à tous les bouquets. Crachant sur l'emprisonnement en vase clos. La classe, quoi.

Ce n'est que le début. Les autres surprises vont pleuvoir en avalanche tout au long de chaque soirée. Bien sûr, il y a les chansons « classiques », celles auxquelles on s'attendait tout de même un peu (Lorelei, La fille du coupeur de joints, Les dingues et les paumés, Mathématiques souterraines, Alligators 427, Soleil cherche futur). Mais franchement, qui eût imaginé un seul instant entendre Maison Borniol sur scène ? Vous y aviez pensé, vous, honnêtement ? Moi pas. De même que je n'avais pas imaginé, même dans mes rêves les plus fous, que nous aurions droit à L'agence des amants de madame Müller. Parenthèse : tout de même, ce regard de dément qu'il a, Thiéfaine, pendant qu'il interprète cette chanson ! Je ne suis même pas sûre que dans ces moments-là il soit encore Hubert-Félix Thiéfaine, je crois qu'il devient une joyeuse orgie des trois, ou plutôt le personnage complètement dingue qu'il incarne. Et ce personnage est à la fois risible et glaçant. Il vous ferait presque croire que c'est vous qui êtes fou et/ou que vous avez quelque chose à vous reprocher.

Affaire Rimbaud, je ne m'y attendais pas non plus. Enfermé dans les cabinets (avec la fille mineure des 80 chasseurs), pareil. Et Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable, donc ! Quelle déflagration ! Éloge de la tristesse : celle-là non plus, je n'y avais pas pensé. « T'es pas tout seul en manque de secours » : eh bien rien que de le savoir, ça vous secourt un homme quand même. Et c'est beaucoup.

La dèche, le twist et le reste, Crépuscule-Transfert : deux titres synonymes pour moi de réminiscences à la fois vénéneuses et bienfaisantes. Je l'ai déjà dit, mais tant pis, tant pis, je vais radoter : Sarreguemines, octobre 1995. J'ai découvert Thiéfaine trois ans auparavant, c'est la première fois que je vais le voir en concert. Ma mère est là, hallucinée sans doute mais ayant la classe de n'en rien laisser paraître (à l'entrée, dans la file d'attente, on lui a proposé un whisky-Coca en lui faisant croire que c'était seulement du Coca, et elle a décliné poliment, avec le sourire, flairant l'arnaque mais faisant comme si de rien). Elle ne me dit pas à quel point toutes ces fumées qui courent dans la salle lui poncent les poumons, je ne le saurai que plus tard. Bref... La dèche, le twist et le reste est une de mes chansons préférées depuis le début, je me liquéfie presque en l'entendant dans la Salle des fêtes de Sarreguemines en ce 27 octobre 1995. Déjà, Thiéfaine a ce drôle de regard à la fois absent et perçant quand il la chante. Elle semble lui sortir tout droit des entrailles. Elle entre dans les miennes, elle me rappelle l'odeur de soufre de certaines amours malvenues, elle me raconte une histoire qui ressemble étrangement à la mienne. Même effet à 23 ans de distance. Quant à savoir pourquoi Hubert a choisi de la présenter façon publicité aux dents éclatantes et rieuses (« Mangez des ortolans plus souvent ! ») : mystère. Peut-être faut-il y voir encore un tour de force de son indéracinable ironie ! C'est en effet sacrément subtil d'introduire ainsi une chanson qui parle de la dèche (et du twist et du reste)...

Crépuscule-Transfert, disais-je aussi : encore un morceau qui me rappelle Sarreguemines. Thiéfaine le présentait alors ainsi : « À la fin du siècle dernier, mon grand-père maternel, que je n'ai malheureusement pas connu, a été précepteur à la Cour de Bosnie-Herzégovine ». Vous vous souvenez ? Autre temps : nous voilà au 21ème siècle. Autres mœurs du coup : cette chanson a été revisitée, et les musiciens la jouent en s'éloignant de la version originale. Parle-t-on de changement de tonalité dans ces cas-là ? Je n'en sais fichtrement rien (je ne suis pas musicienne, ça me gêne, ça me gêne), mais, avec un peu de chance, vous verrez ce que je veux dire ! Cette version 2018 m'a d'abord un peu déroutée. Mais, dès le deuxième concert, je l'avais adoptée comme une évidence de plus dans le répertoire de Thiéfaine.

J'ai oublié de parler de Stalag Tilt, punaise, non, pas possible ! Alors que c'est une de mes préférées (une de plus). Pour le sulfure qui s'en dégage, le côté obscur, la supplication totalement inattendue, sublime (« reviens, déconne pas, sans toi mon cas est périmé »).

Et puis aussi Exil sur planète fantôme, Hubert en merveilleux fossoyeur d'un monde à l'agonie, Critique du chapitre 3 et son terrible constat (« pour un temps d'amour tant de haine en retour »). Tout ça, tout ça, quoi. Pas une seule chanson qui grince, qui n'ait pas sa place dans ce patchwork balayant quarante ans de scène.

J'ai vécu le concert de Metz en fosse. Les deux autres dans les gradins. Conclusion : je ne suis pas faite pour rester assise pendant les concerts de Thiéfaine. Je n'aime pas l'idée de surplomber la fournaise sans pouvoir y mettre les pieds. Les gradins, cela m'évoque des charentaises fatiguées, assagies. Envoyez donc le pisse-mémé, de préférence à la camomille ! Ah que je m'en veux d'avoir voulu prendre soin de mon (presque) grand âge. Je me disais qu'après la folie des Arènes en fosse, un peu de calme serait le bienvenu. Mais bon sang que j'oublie vite les leçons des tournées précédentes ! Moi, ce que j'aime, c'est plonger tête baissée dans le volcan, me mêler à la faune sauvage qui chante faux, hurle et acclame. À Dijon, j'étais mieux placée qu'à Paris, moins loin de la scène. Mais imaginez un peu l'angoisse qui fut la mienne lorsque je découvris mes voisins : deux mômes de huit et cinq ans, je dirais !! Ils ont fini raides au bout d'une demi-heure, allongés tous les deux presque à mes pieds, et je ne bougeais les jambes qu'avec des précautions de nourrice afin de ne pas les mettre en sang ! Beaucoup de gens jetaient des regards horrifiés à la mère, sans doute indigne à leurs yeux, qui avait osé se pointer là flanquée de deux objets indésirables. Eh bien moi, je lui ai souri à cette dame, figurez-vous, parce que 1) je n'aime pas l'animosité, 2) je crois comprendre sa « démarche » : une furieuse envie de voir Hubert, et personne pour garder les gosses, impossible de les rentrer dans son ventre, alors quoi ? On y va coûte que coûte, on embarque la marmaille, quitte à ce qu'elle y laisse un bras ou une jambe. Après tout, ce n'est pas gênant : cela ne fera qu'un ou deux poètes de plus qui se vendront en pièces détachées !!! Pardon, excusez-moi, je débloque, et voilà que je me sens coupable ! « Coupable, coupable, coupable » : à Dijon, c'est ainsi qu'Hubert a fini Exercice de simple provocation, pointant du doigt les uns et les autres dans la foule. Une variante par rapport à ce que j'avais vu les deux soirs précédents. Autre variante, superbe espièglerie : dans Maison Borniol, à Dijon, il a ajouté « yogourts, acides » après « bières, cercueils, catafalques ». Et il a fait un sans faute sur Septembre rose, ce qui ne fut le cas ni à Metz, ni à Paris. Oui mais on l'aime quand même. Ses plantages font partie du spectacle. Et comment lui en vouloir quand on voit la qualité et la richesse de ses textes ? Je mets tout le monde au défi, tiens : allez-y, prenez un micro et chantez tout cela presque trois heures durant, L'ascenseur de 22h43, Exercice de simple provocation, et toutes les autres. Et surtout n'oubliez pas de me faire envoyer la liste des erreurs constatées ! Même pas besoin de micro, d'ailleurs. Que tout le monde essaie simplement dans sa salle de bain. Je me nourris depuis 26 ans de l'œuvre de Thiéfaine, et je m'embrouille régulièrement dans les paroles. Prenez La vierge au dodge, par exemple. Vous maîtrisez tous les numéros de tramways dans le bon alignement ? Eh bien pas moi. Si c'est le cas pour vous : respect.

Respect aussi, encore et toujours, devant Hubert : il nous offre sur cette mini-tournée quelque chose qui est de l'ordre du flamboiement, une espèce de synthèse de toutes les tournées précédentes. Et peut-être, qui sait, une amorce de la prochaine ? Allez, on y croit ! Il en faut au minimum encore une puisqu'il manque sur celle-ci Vendôme Gardenal SnackMaalox Texas Blues, et celle-là, et tant d'autres !

 

 

09/11/2018

Une fin de semaine hautement thiéfainienne !

"Le silence des morts est violent quand il m'arrache à mes pensées". Hubert-Félix THIEFAINE

Ce qui est bien, quand on va voir Thiéfaine plusieurs soirs d'affilée, c'est que, durant toute une partie de la « traversée », on peut renvoyer à plus tard l'espèce de mélancolie pâteuse qui, habituellement, nous saisit dès la fin du concert. Cette semaine, la mélanco, je m'amuse à lui faire des pieds de nez, tranquillou du haut de ma presque toute-puissance. Genre « il peut pleuvoir sur les trottoirs les grands boulevards moi je m'en fiche j'ai Thiéfaine auprès de moi » !

Depuis mercredi, tout n'est que fièvre, tremblement, vertige. Cela a commencé avec une conférence de Françoise Salvan-Renucci sur un thème passionnant : la figure du maudit dans l'œuvre de Thiéfaine. La conférence en question se tenait dans la maison natale de Verlaine, à Metz. Lieu on ne peut plus approprié pour accueillir un tel événement. Car chaque intervention de Françoise en est un. Il y a d'abord la richesse des sujets auxquels elle consacre ses recherches. Ensuite, il y a sa minutie, ses analyses pointues qui ne laissent rien au hasard, absolument pas une goutte. Enfin, il y a la passion qui l'anime et qui, à mon avis, fait la différence. J'ai connu des universitaires un peu froids qui ne donnaient nullement envie de s'approcher des auteurs qu'ils évoquaient. Françoise, elle, c'est tout le contraire : elle vous ferait lire l'annuaire de A à Z s'il y avait dans ces pages le moindre pont possible avec un seul vers de Thiéfaine. Vous sortez d'une conférence de Françoise et vous n'avez même plus envie de vous regarder dans la glace : quoi, vous prétendez avoir lu beaucoup de livres ? Que dalle. Vous n'êtes qu'un ignare qui a encore tout à apprendre. Quoi, vous pensiez connaître les chansons de Thiéfaine jusque dans leurs recoins, tout cela parce que vous en êtes l'intime depuis plus de vingt ans ? Balivernes, foutaises, présomption ! Cette œuvre qui vous incendie, vous irradie depuis si longtemps, vous devez la reprendre à zéro comme un novice, vous y enfouir à nouveau à corps perdu : vous en avez négligé des pans entiers. Il est temps de vous ressaisir. C'est ainsi que je ressens les conférences de Françoise, moi : à chaque fois, c'est une plongée dans un pharamineux dédale. On y met un pied et l'on brûle soudain de s'y immerger tout entier, jusqu'à la racine des cheveux. Parce qu'elle porte en elle cette étincelle, parce qu'elle la transmet à ceux qui l'écoutent, il n'y a qu'un mot à lui dire : merci, Françoise. Je ne vous donne pas ici les détails de la conférence de mercredi : son contenu devrait être mis en ligne prochainement par Françoise elle-même. Je vous tiens au courant dès que j'en sais plus.

La conférence, c'était une mise en bouche. Avant le grand festin du lendemain. Et maintenant, le grand festin, c'était déjà hier. Ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie... Mais pied de nez au temps lui-même, tiens : je m'en fiche, ce soir, je vois encore Hubert. Et demain aussi. Na.

Donc, Thiéfaine aux Arènes de Metz, jeudi 8 novembre 2018. Remue-ménage dans mon cœur toujours prompt à s'émouvoir : cette salle, je la connais, j'y ai vu Thiéfaine en 2002. À l'époque, elle se dressait, un peu étrange, au milieu de nulle part. C'est en tout cas le souvenir que j'en avais gardé. Il n'y avait pas le musée Pompidou tout près, il n'y avait pas non plus le centre commercial Muse. Ah, ces deux-là, on ne peut pas les louper : ils sont indiqués, surindiqués, partout, et l'on finirait même par se dire que c'est un peu trop. D'autant que les Arènes, au bout d'un moment, il n'en est plus question nulle part, sur aucun panneau. Et on a beau être venu là il y a seize ans, les Arènes, on ne sait plus bien à quoi elles ressemblent. D'un seul coup, quand même, en voyant un grand complexe aux vitres ornées de personnages légèrement chloroformés s'adonnant à diverses pratiques sportives, on a comme une hésitation : ce ne serait pas là, les Arènes ? Bingo ! C'est bien ça. Il s'agit d'une salle plutôt faite pour accueillir des événements sportifs et qui, de temps en temps, par je ne sais quel extraordinaire, reçoit des artistes. Soit. J'arrive là, légèrement en sueur, la mine défaite d'avoir dû batailler ainsi sur d'improbables chemins sans autres balises que celles qui en jettent : le Muse, Pompidou. Les Arènes : que nenni. J'ai pris un billet estampillé Early. Une connerie de plus. Le principe ? On paie un supplément (de mensonge, oui) pour arriver dans la salle plus tôt que les autres, les lambdas qui n'ont pas le Early, eux (pardon pour eux : de toute façon, ils seront bien vengés quelques lignes plus loin). Je m'insère dans la file d'attente. Ils sont déjà une vingtaine, ou peut-être même une trentaine à faire la queue, en bons thiéfainiens qui n'en ont jamais leur claque de déployer toute leur patience pour parvenir au saint Graal. Si je ne m'étais pas plantée trente fois d'itinéraire (eh non, toujours pas de GPS à cette heure), j'aurais pu faire partie des bienheureux tout premiers. Ce ne fut pas le cas. Être Early ne suffit pas, encore faut-il atterrir en souplesse et à l'heure juste devant la salle. Sinon, le soi-disant privilège s'évapore en moins de deux. Une fois à l'intérieur des Arènes, quelle ne fut pas ma stupéfaction en découvrant que certains pas Early étaient passés dans les premiers rangs, me grillant en toute tranquillité (et ce n'est que justice, je n'avais qu'à être moins naïve) une priorité toute relative.

Pas grave, j'ai quand même pris ma place, pas trop mal, pour le décollage. Entourée de gens sympas, avec qui patienter jusqu'à l'embarquement fut un plaisir. Je l'ai déjà dit, et je vais donc radoter, mais tant pis : j'adore les ambiances d'avant-concert d'HFT. J'aime observer tout ce petit monde fiévreux, dont le palpitant, je le sens, je le vois, grimpe dans les tours tout autant que le mien. C'est un truc qui ne s'explique pas. Comme une ardeur sur le visage. Quelque chose qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais qui a infiniment plus de classe. Une ardeur, vous dis-je. J'observe, donc, je prends le pouls de la foule qui m'entoure, et j'essaie de papoter ici ou là. Pour savoir à qui j'ai affaire. Fans de la première heure ou venant de se raccrocher au wagon ? Admirateurs viscéraux comme moi, ou un peu plus raisonnables ? Simples visiteurs qui passaient par là, ont vu de la lumière et sont entrés pour voir ? En quelques minutes, je sais. Hier, donc, à mes côtés, des gens vraiment sympas, qui suivaient Thiéfaine depuis un paquet d'années. Qui l'avaient vu à la salle Europa, à Montigny-lès-Metz, en 1980. Alors que, ô rage, ô désespoir, je n'avais alors que sept ans et me fichais pas mal de la chanson à texte. Même si ma mère s'appliquait à m'en faire entrer dans les oreilles. Bon, j'ai une excuse pour l'arrivée tardive en Thiéfainie : ma mère n'écoutait pas Hubert. C'est moi qui le lui ai fait découvrir. Alors forcément. Bref...

Je ne peux pas parler de la première partie, assurée par Archi Deep. Je suis désolée, moi je suis archi injuste : parce que quand j'attends Thiéfaine, ce n'est pas la peine d'essayer de me brancher sur un autre secteur. Il aura beau déployer tous les efforts possibles, il ne m'émouvra pas. Je sais, c'est mal. Mais j'assume. Moi, quand j'attends Hubert, c'est presque mystique. Et je reste sourde à tout ce qui n'est pas lui. Désolée.

Comme je l'ai écrit ici, depuis quelques semaines, je me suis tenue pointilleusement à l'écart des réseaux sociaux pour ne pas avoir à subir une défloration non souhaitée. L'idée d'une ignorance virginale me tenait à cœur, particulièrement pour cette tournée qui ne pouvait que réserver des surprises. Éblouissement absolu hier, donc, lorsque Thiéfaine a fait son entrée en scène sur 22 mai. Une manière bien à lui, je pense, de dire, en cette fin d'année 2018, que les événements de 1968 n'en furent pas à ses yeux. Ses yeux, d'ailleurs, parlons-en : hallucinés, habités de fièvre et d'une étincelle un tantinet diabolique, lorsque le sieur nous interprète L'agence des amants de madame Müller. Que d'émerveillements tout au long de cette soirée ! Des « classiques » sertis dans des arrangements inattendus (L'ascenseur de 22h43, Exil sur planète fantôme, Les dingues et les paumés, et j'en oublie forcément tant l'émotion me met encore en vrac ce matin). Des inespérés : Éloge de la tristesse, Critique du chapitre 3, Un vendredi 13 à 5 heures, Exercice de simple provocation, Maison Borniol, Affaire Rimbaud, Toboggan, La dèche, le twist et le reste. Le grand retour, aussi, d'une « pauvre petite fille sans nourrice arrachée du soleil », celle-là-même qui, il y a 26 ans (ah purée, ce temps qui passe et qui nous broie...), me tira par la manche pour m'ouvrir la porte d'une œuvre gigantesque. Tout un « théâtre d'harmonies », un « panorama lunaire ». Je ne m'en suis toujours pas remise. La jeune femme de 19 ans que j'étais alors, où est-elle ? Elle survit vaguement dans des profondeurs troubles qui ne me redeviennent accessibles qu'à la faveur de grandes émotions artistiques. Comme hier. C'est tout mon passé que j'ai vu défiler sous mes yeux : une nuit de septembre 1992 et la rencontre d'une décharge électrique nommée HFT qui ne devait plus me lâcher, la faune pas très catholique que je côtoyais alors (des paumés célestes), les heures passées avec mon ami Christophe, disparu si tôt, tellement trop tôt, putain, et pour qui Thiéfaine et Rimbaud n'étaient que les deux faces pareillement électriques d'une même pièce d'or. Mon premier concert d'HFT, avec ma mère, disparue tellement trop tôt elle aussi. La playlist d'hier m'a rappelé étrangement celle de la tournée de 1995. Quand Hubert est apparu avec son haut-de-forme et sa veste queue-de-pie pour nous livrer une version absolument magistrale de Maison Borniol, je me suis téléportée par la pensée en un autre temps et en un autre lieu : 27 octobre 1995, salle des fêtes de Sarreguemines. Le chapeau et la veste faisaient partie du spectacle. Ma mère était là, si fragile et je ne le savais pas, un peu estomaquée de voir sa fille se mêler à une foule de drôles d'allumés qui clopaient, jointaient, picolaient. Je lui avais vendu le concert de la manière suivante pour qu'elle m'y emmène (j'avais le permis, mais pas de voiture), consciente de ne pas être tout à fait raccord avec l'absolue vérité (disons que je n'évoquai que ce qui me paraissait de taille à faire fléchir ma mère, et passai sous silence La fille du coupeur de joints, et bien d'autres chansons encore, serrant un peu les fesses ensuite quand Thiéfaine les interpréta toutes, sans exception : les sulfureuses, les un peu crues, les politiquement incorrectes. J'espérais secrètement que ma mère nous ferait une soudaine crise de surdité en plein milieu du concert parce que quand même, quoi). Bref... Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, pour convaincre ma mère, j'avais présenté les choses ainsi : « Maman, tu verras, c'est formidable, ce mec-là parle des grands poètes que j'aime, et ce qu'il écrit lui-même, c'est de la poésie aussi ». Elle avait dit oui, mais je la sentais un peu sceptique dès le départ. Elle qui, dans tout le répertoire d'HFT, n'aimait que Je t'en remets au vent, elle s'était pris ce soir-là un rock assez violent dans les oreilles et des émanations étranges de marijuana dans ses poumons d'asthmatique. Sur le chemin du retour, elle m'avait dit deux choses. La première, c'est qu'elle n'avait pas remarqué qu'il était tant que ça question de grands poètes dans les chansons d'Hubert. La deuxième, c'est que même si elle n'avait jamais fumé un seul pétard de sa vie, au moins, elle savait désormais quel effet ça faisait ! C'est qu'elle ne manquait pas d'humour, ma mère.

 

Je reviens au concert d'hier. C'te claque, purée, c'te claque ! Des musiciens au poil, complices, chacun ne faisant qu'un avec le grand art qui est le sien. Le beau sourire et les gestes aériens de Maëva Le Berre, son archet comme une grâce venue d'ailleurs, la puissance d'Alice Botté, la folie de Yan Péchin, la mesure de Christopher Board et de Marc Perrier, la fougue de Lucas, et zut, j'ai oublié les noms des autres, qui ne méritent pas cette négligence. Et je ne retrouve pas la liste sur Internet. Aidez-moi si vous voulez bien. Toutes ces personnalités différentes, allant de la plutôt introvertie à l'exubérante, cela vous donne un cocktail bougrement fabuleux. On en redemande. Et ça tombe bien : ce soir, ce sera possible pour moi. Et demain encore. La suite dans les jours qui viennent, donc. Je vais me préparer avant de partir pour Paris. Idéalement, il faudrait que je défroisse un peu ma mine de papier mâché. Mais je crois que ce ne sera pas jouable (toujours ce temps qui passe et qui nous broie...). Tant pis, j'aurai « une gueule à briser les miroirs » durant toute la traversée enchantée. C'est trop d'émotions aussi, que voulez-vous ? On ne peut pas vivre à 240 et passer des nuits pépères, jolis rêves en pantoufles et compagnie, le séisme nous poursuit forcément jusqu'en nos draps, c'est comme ça, c'est tout. Idéalement encore, il faudrait que je remette en ordre mon cœur, tellement surchargé de sentiments contradictoires : cette tournée qui en rappelle tant d'autres, ça vous met dans de tels états, ouah ! Là encore, pas possible de faire place nette en moi pour ce soir, je pars chamboulée d'avance. Et ce n'est peut-être pas si mal.