Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04/10/2020

Des adieux...

"Vers quoi tendre, à qui s'adresser et quelle direction prendre depuis le milieu de rien ?" Anne PAULY

 

Quelques jours après avoir lu et publié le texte de Seb, j'en ai reçu un de Bételgeuse. Très beau et très émouvant aussi. Je le mettrai ici bientôt. Mais, avant cela, j'aimerais vous livrer quelques pensées qui me sont venues le samedi 26 septembre, au lendemain de la mort de mon père tant aimé... J'espère que vous ne m'en voudrez pas pour ce moment d'impudeur. Il m'est nécessaire.

 

Ce matin, je me suis réveillée dans un monde où tu n'étais plus. Toi qui répondais toujours au moindre de mes appels, c'est un bien triste faux bond que tu me fais là. Sensation étrange d'un vide immense en moi et autour de moi. La même que celle que j'ai éprouvée durant toute cette semaine et qui m'annonçait, j'en étais sûre, ton départ. Tu m'as légué, entre autres choses, ce truc infernal qui consiste à avoir régulièrement des pressentiments inattendus, la plupart du temps mauvais. Je dis « infernal » car c'est un don sinistre dont je me passerais bien.

Bref... Je pense à toi et à ces quinze derniers jours. Tu as livré tes ultimes batailles avec le même courage que celui que tu avais mis dans toutes les autres. Une infirmière passait et te disait  « On va encore vous faire un examen, monsieur », tu répondais : « Faites ». Ce « faites » était une façon de dire que tu t'en remettais au destin. Comme tu l'as toujours fait. Lundi, sur ton lit d'hôpital, tu m'as dit : « Ce qui est est ». Tu avais comme ça des formules dont j'avais fini par faire des mantras : « La reconnaissance, c'est un salaire », « Il y a une justice immanente », « La vie se charge de remettre les choses à leur place ». Pour chaque problème, tu avais une solution, et je te confiais tous mes soucis parce que d'emblée, je savais que tu m'aiderais à y voir plus clair dans le chaos. J'aimais cette manière que tu avais d'entrevoir toujours une lueur d'espoir là où, sans toi, je n'aurais perçu que ténèbres. Durant toute ta vie, tu fis preuve d'une combativité dont j'aimerais qu'elle me serve de modèle. Toi le petit gamin issu d'un milieu défavorisé, tu n'eus, dès ton plus jeune âge, qu'une idée en tête : prendre l'ascenseur social et n'en descendre qu'une fois arrivé là où tu avais décidé d'arriver. C'est ainsi qu'avec ta volonté de fer, de militaire dans l'armée de l'air, tu devins ingénieur en maintenance médicale. Dans une entreprise allemande. Ce qui devait mettre une empreinte dans mon destin. Combien de fois sommes-nous allés en Allemagne ensemble ! Je t'accompagnais quand tu partais en stage en Bavière. Là-bas, nous nous amusions à nous défier : « Tu connais ce mot-là ? Non ? Ben moi, si ». Les villes que nous avons visitées ensemble garderont à jamais une saveur de plus que toutes les autres : Erlangen, Bamberg, Nürnberg, Würzburg. J'ai toujours admiré ton parcours. Il a été (et restera) ma boussole en ce monde qui me laisse si souvent déboussolée, justement.
Quand j'étais triste, tu me disais, un peu désemparé : « Ma grande, faut pas te mettre dans des états pareils ». Tu me l'as encore dit samedi dernier, lorsque les pompiers sont venus te chercher dans cet Ehpad qui devait signer, théoriquement, le début d'une nouvelle vie pour toi, et dans lequel tu seras resté si peu de jours. Avant de quitter ta chambre, tu m'as dit aussi : « Écoute, je ne vais pas si mal que ça. Et puis je suis en vie ». Une semaine plus tard, tu ne l'es plus, en vie. Le temps qu'il fait en ce 26 septembre est à l'image de ce que je ressens en moi : une tempête fait rage et anéantit l'été. Tu disais aussi : « Il faut continuer, quoi qu'il arrive ». Ce « quoi qu'il arrive » te définissait pleinement. De tous les événements fâcheux qui me plongeaient dans la colère et la révolte (par exemple la mort prématurée de celle qui fut ton épouse et ma mère), tu disais : « On ne refera pas le film ». Tu étais un véritable sage, en fait. De ceux qui acceptent les choses telles qu'elles se présentent et qui s'y adaptent parce que « c'est ainsi, c'est la vie, et il ne faut pas se poser trop de questions ».

Papa, aujourd'hui, je te supplie de m'insuffler cette force qui était la tienne. Il manque désormais deux remparts dans ma vie. Aide-moi, s'il te plaît, à ouvrir les yeux sur ceux qu'il me reste. Et puis, à l'occasion, si tu peux, « adresse-moi », comme chante Alex Beaupain, « un signe que je te manque aussi »...

 

10/09/2020

Il était une voix... (un texte de Seb)

Ce soir, premier texte d'une série que j'espère longue. Cependant, comme cela ne se bouscule pas au portillon, j'ai des doutes. Vous savez, en août, je vous avais demandé si vous étiez d'accord pour parler ici de votre "thiéfainite", aiguë ou pas. Seb s'est proposé et m'a envoyé un texte aujourd'hui. Je vous laisse le découvrir. 

 

 

Il était une voix…

 

Planète Finistère. Été 89. 16 ans.

Petit hardos aux jean’s moulants (frôlant chaque jour la mort par strangulation), j’évolue dans un univers peuplé de guitares saturées et de cheveux longs. Déjà, de fait, en retrait de la masse bêlante…

C’est les vacances. Mon pote Eric vient me rejoindre pour quelques jours. Avant cela, il était en camp de vacances (Stalag #?). Dans son bagage, une K7. Noire, anonyme..

Anonymat qui participera de la magie à venir. Pas de photos, pas d’influence visuelle. Du son et des mots. De drôles de mots. Et une ambiance…

Allez… >> PLAY >> EN CONCERT.VOL.1 >>

Et là, dans la chaleur de Breizh, le charme opère :

Des gens qui sifflent, qui gueulent (« hé, asseyez-vous devant ! »), un orgue fiévreux, la batterie arrive, on applaudit, puis c’est la basse qui nous guide vers les dingues et les paumés, mélopée égrenée d’une voix d’outre-tombe… Ta voix. Le sabbat débute.

Défileront alligators immatriculés, pauvre petite fille et autres putes infirmières… Des mots que je comprends sans toutefois… comprendre. Qu’importe : j’accroche. Je connais ton monde. Il est dans mes gènes. Nous sommes programmés pour nous rencontrer. Nos synapses sympathisent.

 

Ce que je ne savais pas encore, c’est que tu serais la bande-son de ma vie, me suivant des gouffres amers aux pics ensoleillés.

Longtemps, tu n’auras pas de visage. Tes textes, par moi, approximativement compris. Il faudra l’achat d’un premier album (Dernières balises…) pour identifier l’ovni. Et encore !

Voilà, rétrospectivement, l’idée que je me fais de notre première rencontre. Idéalisée, fantasmée, certes : la K7 était-elle chargée correctement ? Face A engagée dans la chambre ? Les dingues et les paumés, dans le canon ? La scène se perd dans les années.

 

Quoi qu’il en soit, plus de 30 ans ont passé et ce live a toujours, sur moi, un effet particulier. Comme j’aurais voulu y assister ! Il est, à mon sens, fondateur du Thiéfaine post-folk (extrait de mes directives de fin de vie, Chapitre 27, alinéa VI : « En cas de fin du monde, merci de diffuser le final d’Alligator 427 - En concert, vol.1 - en synchro avec le flash irradiant»).

 

Mais, un autre album me tient lieu de madeleine imbibée : Alambic Sortie Sud et son ambiance « néon-périph’ ». De mon Walkman jusqu’à l’iPod, des banlieues traversées clandestinement aux trottoirs luisants de la ville, combien de fois ai-je emprunté la Nyctalopus Airline ?

Cette fois, la pochette a tenu lieu de support à mes songes. Encore aujourd’hui, le 33 tours encadré veille sur mes nuits. Hypnose sonore autant que visuelle.

Présentée telle quelle, notre relation peut sembler idyllique et sans failles. La réalité diffère peut-être. Je ne t’ai pas été toujours fidèle. J’avoue, il y a des périodes durant lesquelles, j’étais presque clean. Sans pour autant décrocher totalement. Mais, pas longtemps, c’est vrai. Et qu’elles qu’aient été mes infidélités, mon penchant pour toi était toujours là, en filigrane. Avec un goût de reviens-y. Il y avait toujours une 113ème cigarette…

 

Jusqu’à ce soir, où tous les éléments étaient de nouveau réunis : Planètes bien alignées, bien rangées comme il faut. Etat d’esprit en mode Mélancolie numéro 6. Automne. Nuit. Reflet des feux sur les pavés. Passé dans le dos. Dragons domptés. Âme rincée, lavée, décapée. Je te retrouvais…

 

Puis, agoraphobie en sourdine, j’accompagnai mon pote Sylvain en concert : la claque ! Je connaissais les gestes, la liturgie, les psaumes ! Depuis, chaque fois, c’est à genoux que je me traîne pour communier avec les ombres (qu’en sera-t-il désormais dans ce « monde d’après » ?).

 

Alors, est-ce que je te prête ?
Mmmm… Ben…Disons que Loreleï Sébasto Cha échaudée craint l’eau froide…

Au début, au bahut, oui. Nous étions quelques-uns à nous passer le relais. Formant ainsi un clan d’initiés. Puis, les années passant, les rangs se clairsemèrent. Nombreux, ceux qui tombèrent au champ de normalitude.

Mais je me souviens de chaque passeur croisé sur la route. Ce couple de vieux (« au moins 30 piges ! »), rencontrés grâce à toi. Cette fille, dans un bar, qui vantait « la fille…» à la patronne, ce voisin qui faisait péter le son dans la cour de l’immeuble… Et bien entendu, tous ceux qui m’ont glissé quelques cassettes dans l’magnéto !

Puis, après quelques remarques sarcastiques, dédaigneuses, hargneuses voire haineuses (« Ah oui, la fille du…, t’écoutes ça, je vois… »), et n’ayant pas la parade à ce genre de répliques, c’est « vivons heureux, vivons cachés ». Finalement avec toi, c’est tout blanc, tout noir… ou tout gris ! On t’aime, on te déteste, ou on ignore ton existence.
Mais, de ci de là, il y a toujours quelques surprises (mes cousins, des collègues te citant – Maison Borniol !-,…).
Même avec mes amis proches, et fans (ou fans et proches ?), je préfère une écoute en solo (ma compagne seule « profitant » de mes vocalises). Sauf aux concerts, ça va de soi…

 

Quant à ce que tu m’as apporté ?
Une présence, du réconfort. La force d’affronter l’absurde. D’accepter d’être bancal, parfois. Ah, et bien sûr, Léo Ferré !! Comment l’occulter ? Merci…

 

Peut-être aussi m’as-tu appris la tolérance ? Je ne juge pas (plus) le fan de Michaël Jackson, Claude François, ou Carlos. Chacun sa came, chacun sa religion…

Voilà, j’arrête car je n’ai plus de mots assez durs…
Si ! Juste te dire que tu as l’âge de mon père mais que je te considère comme mon frère…

Allez… >> PLAY >> EN CONCERT.VOL.1 >>

 

19/08/2020

De souvenirs et d'espérance...

"Il y a tout l'être humain à fouiller. C'est une histoire de bûcheron. L'arbre est assez énorme pour qu'on ne passe pas son temps à vérifier la hache". Françoise SAGAN

 

Chers amis, nous voilà, je crois, tous au même point : réduits à vivre de souvenirs et d'espérance. Les souvenirs, heureusement, il y en a légion. Il suffit de regarder le DVD d'une tournée ou d'une autre pour qu'ils affluent en grand nombre et en foule anarchique comme il se doit. Et voilà qu'on se revoit dans un train pour Paris, capitale vers laquelle convergeaient alors mille et une ardeurs venues de tous les coins possibles et imaginables de France (même de Paris, d'ailleurs). Comme un seul homme, nous avions répondu présents à un appel attendu avec impatience, et entendu avec joie ! Je me revois dans un TGV bruyant, cherchant à fixer mon attention sur un paysage qui se dérobait sans cesse. Le cœur déjà habillé d'une dimension dépassant largement le quotidien visqueux, baveux, bavard. D'une dimension dont j'aurais du mal à me remettre une fois rendue à ce même quotidien. Toujours cette cruelle redescente dont le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle n'est jamais climatisée, mais froide comme la camarde... Aller à un concert d'Hubert, c'est, d'une certaine manière, ne plus être de ce monde, lui échapper superbement en lui faisant, à l'entrée de la salle, une grimace effrontée ! Que l'on ait vingt ans ou trente de plus, c'est la même jeunesse sans rides qui nous porte dans ces moments-là : nous voici sublimes, comme rarement. C'est l'effet magique du rock'n'roll. C'est l'effet magique d'Hubert. La sortie est moins drôle. C'est prendre l'escalier de service après avoir flambé sous la lumineuse porte de l'entrée des artistes. C'est dire au revoir à contrecœur, sans savoir vraiment si l'au revoir est de mise, plus que l'adieu. Bref... Ensuite, il faut se nourrir de ces souvenirs-là pour que la trivialité de l'existence ne nous submerge pas totalement comme des rats morts.

Et puis, il y a l'espérance, celle dont la petite lumière ne s'éteint jamais complètement en nous : espérance d'un nouvel album, espérance d'une nouvelle tournée. Comment sera-t-il donc, cet album de l'après coronavirus ? Comment sera-t-elle donc, cette tournée ? Et dans combien de temps sera-t-elle possible ? Devrons-nous ajouter un masque et du gel hydroalcoolique à notre « panoplie de pantins déglingués » et compter soigneusement un mètre de distance entre notre ardeur et celle du voisin ? C'est la grande inconnue. Thiéfaine nous a habitués au mystère, le coronavirus a remis une couche là-dessus. On ne sait pas, on ne sait rien. C'est le propre de l'homme, me direz-vous. Oui, mais là c'est pire quand même. Et puis, pour ma part, je ne regarde plus les choses de la même manière. Je ne sais pas, je ne sais rien, mais ce que je sais néanmoins n'est pas brillant. Je n'avais pas beaucoup d'illusions sur l'espèce humaine, mais là je crois que j'ai trop de doigts pour les compter encore. Ce qu'il convient d'appeler désormais la crise du coronavirus nous aura appris qu'une vie de vieux c'est menu fretin aux yeux de bien des gens. De cette absurdité, Thiéfaine tirera-t-il une chanson ? Ou jugera-t-il plus opportun de passer sous silence une absurdité de plus dans ce monde qui en compte déjà tellement ?

On ne sait pas, on ne sait rien, nous verrons bien. Nous pouvons piaffer et nous impatienter au fond des starting-blocks, seul l'avenir nous instruira. Il n'y a qu'à attendre...

 

Justement, pour combler cette attente, j'aimerais engranger ici des témoignages, des parcours, des tranches de vie. Remonter avec vous, si vous le permettez, à la source de votre passion pour HFT. Vous poser des questions ou vous donner la possibilité d'écrire « à bâtons rompus », comme il vous chantera. Tout simplement : parlez-nous de votre admiration pour Hubert. D'où vient-elle ? De quand date-t-elle ? A-t-elle évolué au fil du temps ? L'avez-vous transmise autour de vous ? Que change-t-elle dans votre quotidien ? Qui est partant pour se raconter ? Cette fois, j'aimerais que ce ne soit pas uniquement dans les commentaires qu'apparaissent les témoignages, mais que ceux-ci fassent l'objet de billets entiers. Cela vous tente ?

28/06/2020

Paul Valet / Hubert-Félix Thiéfaine : une parenté évidente...

"Que pourrais-je vous donner 

De plus grand que mon gouffre ?" Paul VALET

 

J'ai découvert récemment un poète au subtil pseudonyme : Paul Valet. Valet parce que « pas libre d'écrire ce qu'il écrit ». Valet parce soumis à la parole, « valet de la poésie ». Beau programme ! Ce poète est thiéfainien en diable, je vous le dis ! Dès la première lecture, la parenté d'âme ou de déréliction ou de je ne sais quoi d'autre entre Paul et Hubert m'est apparue évidente. Chez Valet comme chez Thiéfaine, il est question d'impossibles ascensions qui, pourtant, seraient la clé du salut.

Comparons :

« J'ai le souffle trop court

pour escalader les nuages »

et « Nous rêvons d'ascenseurs

au bout d'un arc-en-ciel

où nos cerveaux malades

sortiraient du sommeil »...

Pour Paul Valet, les aubes sont sans réponse, et sans doute navrantes comme chez Rimbaud. Pour Thiéfaine, « les étoiles n'ont plus de discours ». Ce qui persiste, comme une rage de dent, c'est le silence des dieux. Pas très bavards selon Hubert, alors qu'il serait bon de savoir de quelle catastrophe nous venons, tout de même, merde, c'est nous que cela concerne en premier lieu. « Dieu seul se tait », écrit Paul Valet. Et aussi : « Les dieux ont soif d'impuissance ». Sans doute de la nôtre. Chez Hubert, ils « s'encanaillent en nous voyant pleurer ». Dans un cas comme dans l'autre, ils sont avares de compassion. Nos souffrances ? Ce n'est pas leur problème. Au mieux, ils s'en amusent. Au pire, ils s'en détournent dans une souveraine indifférence. Nous laissant seuls face à notre « haute dévastation » et les « voies sans issue » qui nous traversent.

Paul Valet écrit également : « D'innombrables moi m'habitent et me narguent. Une cacophonie de moi ». Là encore, je vois un parallèle avec les multiples identités d'Hubert. Est-il Hubert, Félix, Thiéfaine, ou bien HFT, ou bien encore, d'un seul tenant, Hubert-Félix Thiéfaine, ou tous ceux-là à la fois ? Porteur (sain ?) d'une identité qui fait des nœuds jusque dans les moindres recoins, il est l'insaisissable qui échappe à toute classification. Essayez de le ranger dans un tiroir après lui avoir collé une étiquette qui étrique, il en sortira, rebelle triomphant, clamant, tel Paul Valet encore, son refus d'obéissance. « Mais moi je n'irai pas plus loin, je tiens ma tête entre mes mains », nous dit-il, refusant de mettre un pied devant l'autre dans un monde que le cynisme ravage, dans « le brouillard des no man's lands ». Et que nous dit Paul Valet ? « Accepter c'est crever », ou encore : « Je refuse d'obéir au malheur d'exister – Je refuse d'obéir à l'obéissance ». Mettez Hubert en cage, il vous dézinguera tous les barreaux qui enferment, qui encerclent, qui enterrent. Refus d'obéissance, « désertion du rayon képis », et insatiable volonté de se situer toujours dans les marges, dans les confins mouvants qui permettent l'évasion, « encore plus loin, ailleurs ». « Ailleurs, toujours ailleurs : le dehors qui s'étire », écrit Paul Valet. Les marges, ces lieux qui empêchent le rétrécissement, ces lieux où ne s'aventurent que les dingues et les paumés ! Les marges, parce qu'en leur temple Hubert ne risque pas trop de se faire emmerder, parce qu'elles sont aux antipodes de l'embrigadement...

Voilà deux poètes pour qui la vie, trop étroite, mérite quelques extensions. Ils les trouvent dans les mots, dans les vastes horizons et dans le même refus de s'aplatir. Voilà deux hommes que leur identité première n'a pas contentés. Il a fallu, pour Valet, en changer, et pour Thiéfaine, en sortir, en étirant au maximum les possibilités offertes. On pourrait dire qu'ils sont tous deux des « rebelles éclatés » qui détruisent les carcans. On pourrait dire qu'ils ne brillent pas nécessairement par leur optimisme, mais que ce n'est pas grave puisque leurs paroles respectives les portent d'un rêve à l'autre. Tant pis si tous demeurent inachevés : ils n'en sont que plus déchirants... Tant mieux puisque de cette déchirure jaillissent des mots qui nous éblouissent et nous soutiennent en nos claudications !

31/05/2020

Jeu de questions-réponses avec Jean-Michel Gaudron (suite et fin)

"La signification des événements dépend de l'état d'esprit de ceux auxquels ils arrivent, et aucune aventure extérieure n'est la même pour deux hommes". Karen BLIXEN

 

Voici la suite et la fin de mon petit "entretien" (par écrit !) avec Jean-Michel Gaudron. N'hésitez pas à poster vos commentaire et/ou vos questions. Bon dimanche à tous !

Le titre de ton livre évoque une « éducation avec dix fois le mot paradis ». Peux-tu nous expliquer les deux grands termes de ce titre, éducation d'abord, puis paradis ?

Choisir un titre pour un livre ou pour une nouvelle (un format d’écriture dont je suis un grand fan…) est souvent un casse-tête. Dans le cas présent, le titre s’est assez rapidement imposé. Je parlais « d’exercice » tout à l’heure. Or, une des chansons a justement la notion d’« exercice » dans le titre… La moitié du travail était déjà faite ! « Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable » était une base idéale pour aller au bout de mon idée. Comme j’étais dans une approche vraiment de pédagogie et de partage, remplacer « Provocation » par « Éducation » s’est fait très naturellement. Il me fallait ensuite trouver quel serait le mot que je pourrais mettre en avant.

J’ai fait alors une bête recherche pour savoir quels étaient les mots qui étaient le plus souvent repris dans les références des paroles que je proposais. J’avais alors le choix entre « Androgyne » et « Paradis »… Et « Paradis » m’a davantage inspiré, surtout pour sa connotation un peu religieuse et spirituelle, deux thématiques très chères à Thiéfaine. Peut-être que si j’avais écrit un livre sur Brian Molko ou David Bowie j’aurais préféré le terme « Androgyne »…

 

À la lecture de ton livre, je me rends compte, une fois de plus, de l'immense richesse et de la complexité de l'œuvre de Thiéfaine. Et de toutes mes lacunes ! Par exemple, j'ignorais que la vague évoquait le travail d'une prostituée. « Me parfumer à ta vague » m'apparaissait (et m'apparaît toujours) comme un vers délicat et fleuri. Il y a souvent un double sens dans les paroles des chansons de Thiéfaine. Je dois avouer qu'il m'échappe la plupart du temps. Mais quand quelqu'un me l'explique, j'en reste baba. Complètement scotchée par toutes ces mystérieuses ramifications ! Pour qui se lance dans leur exploration, il y a là un monde à forer. C'est comme quand on soulève une grosse pierre dans un jardin : on découvre, en dessous, d'innombrables vies qu'on ignorait !

Je ne peux qu’être d’accord à 200% ! Mais après, je n’ai pas voulu me risquer à vouloir expliquer ou interpréter les paroles en elles-mêmes. Mon travail s’est volontairement restreint à l’aspect factuel des choses, où j’appelle un chat un chat… Au hasard, si je prends la phrase «Sur les fusibles du hasard / Entre les quarks et les quasars» (je vous laisse deviner de quelle chanson est extraite cette phrase), j’explique ce que sont concrètement un quark et un quasar, mais pas la signification philosophique du fait de se trouver entre les deux… A chacun son truc !

 

Avec quels outils as-tu travaillé pour rédiger tes articles ? Des dictionnaires, des encyclopédies, Wikipédia ?

Contrairement à ce que j’ai pu lire dans certains commentaires sur certains réseaux sociaux que je ne nommerai pas (je ne veux pas faire de pub gratuite pour Mark Zuckerberg), non, je ne me suis pas contenté de faire du copier-coller de Wikipedia. J’ai alors appliqué les mêmes méthodes que lorsque j’écris un article journalistique : multiplication des sources, recoupement des sources d’information, compilation des données et restitution synthétique. Très synthétique, même, parfois, tant certains sujets auraient mérité des chapitres, voire des livres à eux-seuls !

 

Dans la préface de ton livre, tu expliques que le résultat de ton travail n'est pas exhaustif. Envisages-tu de le compléter par d'autres volumes ?

Ca va dépendre de HFT ! S’il nous sort encore un ou deux albums, oui, probablement, je me risquerai à une mise à jour. Cela me permettra aussi de rectifier quelques petites erreurs que j’ai découvertes (ou qu’on m’a signalées) çà et là et de proposer peut-être un contenu avec moins de termes définis, mais avec un peu plus de contenu explicatif et contextuel.

 

24/05/2020

Jeu de questions-réponses avec Jean-Michel Gaudron

"Nuage, en ta vie aussi menacée que la mienne". René CHAR

 

Il y a quelques mois, je vous parlais, ici même, d'un ouvrage publié par un certain Jean-Michel Gaudron : Exercice de simple éducation avec dix fois le mot paradis. Je me promettais de le lire afin de lui consacrer une note. Ayant appris que Jean-Michel n'habitait pas très loin de chez moi, j'étais censée le rencontrer afin qu'il me remette son livre en mains propres. Le rendez-vous fut remis plus d'une fois, toujours à cause de moi d'ailleurs. Puis, le coronavirus vint s'en mêler. Force fut de constater que l'adversaire qui s'était mis en travers de ma route était invincible sur ce coup-là. Quel motif aurais-je bien pu invoquer sur mon attestation de sortie obligatoire (à chaque fois que j'en ai rempli ou téléchargé une durant le confinement, j'ai pensé aux formulaires d'autorisation de délirer dont parle Hubert !) ? J'eus beau retourner le problème en tous sens dans ma tête, il me fallut bien admettre que faire acheminer le livre jusqu'à moi par voie postale était encore la meilleure solution. Je repris contact avec Jean-Michel. Et commandai ce qu'il appelle son dictionnaire amoureux. Je l'ai en ma possession depuis le 7 mai. Depuis, je m'amuse à l'ouvrir régulièrement au hasard. Il me semble qu'il n'est pas de ces livres que l'on lit d'un bout à l'autre sans s'arrêter, mais qu'il est plutôt destiné à être consulté en cas de d'interrogation. Ou feuilleté comme ça, pour le plaisir. Ce qui surprend, c'est la concision et l'humour. Chaque nom est suivi du ou des vers où il apparaît dans l'œuvre de Thiéfaine, puis d'une définition succincte. Bien souvent marquée d'une empreinte humoristique ou agrémentée d'un jeu de mots. C'est franchement plaisant à lire. On s'instruit tout en s'amusant. Et, une fois de plus, on se dit que toutes ces références dont est truffée la moindre chanson de notre artiste préféré sont des mondes immenses. Des poupées russes aussi, parfois. On ouvre une référence, et il s'en cache une autre à l'intérieur, et puis peut-être encore une... C'est vertigineux, ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre !

Bref... Après avoir largement parcouru le livre de Jean-Michel, je proposai à celui-ci un petit jeu de questions-réponses destiné à être publié sur mon blog. Voici la première partie de notre "entretien", réalisé à distance. Vous pouvez réagir à ce billet dans les commentaires, comme toujours. Vous pouvez également poser des questions à Jean-Michel. Il viendra vous répondre ici en personne !

 

 

 

Comment décide-t-on d'écrire un tel ouvrage sur Thiéfaine ? J'ai bien ma petite idée sur la question : une œuvre qui déborde à ce point de références tous azimuts ne peut que donner envie d'en sonder les mystères ! Mais comment a germé l'étincelle au départ ? T'es-tu attelé directement à la tâche ou les choses ont-elles mûri en toi avant d'aboutir ?

J’ai presque envie de dire que ce n’est pas moi qui ai décidé d’écrire un tel ouvrage, mais que c’est l’ouvrage lui-même qui s’est imposé à moi comme une évidence, après s’être insidieusement glissé dans mes neurones et mes synapses pendant de longs mois… Étant, à la base, un obsédé textuel irrécupérable, j’ai toujours la plume qui me démange et l’envie d’écrire. Ce qui m’aide dans mon métier de journaliste.

Pour en revenir à l’élément déclencheur, il s’agit de la chanson « Annihilation »… N’ayant pas acheté la version Collector de l’album « Séquelles », je n’ai découvert ce bijou que beaucoup plus tard… Et j’ai longtemps tiqué sur une phrase : « On n'en finit jamais de rejouer Guignol, Chez les Torquemada, chez les Savonarole »… Torquemada, je connaissais, mais Savonarole m’était totalement inconnu. J’ai donc été rechercher qui c’était.

Et puis, en réécoutant l’une ou l’autre chanson, je me suis rendu compte que je me trouvais régulièrement confronté à l’ignorance (ou le mauvais souvenir) d’un terme ou d’une référence. J’ai donc de plus en plus souvent renouvelé l’exercice. Jusqu’à me dire que je ne devais pas être un cas isolé et que nous étions peut-être des dizaines (je reste modeste…) à vouloir faire de même. Alors je me suis dit que je ça ferait peut-être du sens de partager tous les fruits de ces recherches. Et tout est parti ainsi. Mais le plus compliqué a ensuite été de trouver un éditeur. J’ai essuyé pas mal de refus avant que Le Lys Bleu ne me fasse confiance ! L’important est de toujours persévérer…

 

Comment as-tu procédé pour organiser ce « dictionnaire amoureux » ? As-tu relu méticuleusement les textes de toutes les chansons en appuyant sur le bouton « pause » à chaque référence ?

Exactement ! À partir du moment où je me suis décidé à aller plus loin que mes propres recherches personnelles, j’ai réfléchi à la meilleure façon de faire. Et j’ai repris, chronologiquement, tous les textes de tous les albums studio solo (je n’ai pas travaillé sur celui avec Paul Personne, donc…) et à chaque fois que je butais sur un mot, un terme, je me le notais. J’en ai rapidement compilé plusieurs centaines. Je ne me rendais pas compte, en commençant ce « travail », que ça me mènerait aussi loin !

 

Combien de temps as-tu passé à la rédaction de cet ouvrage ?

Difficile à dire ! Je n’ai pas chronométré. Et les temps d’écriture se sont faits par période. Ce que je peux dire, c’est que j’ai commencé en… 2013, lorsque j’ai découvert Annihilation. Je pense que 80% du travail a été fait entre 2013 et 2014. N’ayant à cette époque-là reçu aucun intérêt d’aucun éditeur (pas plus d’ailleurs que du manager de HFT avec qui j’avais parlé au téléphone), j’ai laissé un peu le projet de côté sans trop vraiment m’y replonger.

Et puis le hasard a voulu que je relance quelques éditeurs début 2019 et que l’un d’entre eux me réponde positivement. Alors j’ai mis le paquet pour 1. Compléter le travail avec les textes du dernier album studio paru ; 2. Dépoussiérer ce que j’avais déjà écrit ; 3. Rédiger la préface. Ce fut en tous les cas un travail de longue haleine… Mais comme je disais, l’important est de toujours persévérer (si vous ne retenez pas cette formule, pas de soucis, je la ressortirai encore une ou deux fois avant la fin de cette interview…).

 

Ton dictionnaire amoureux est plaisant à lire, je trouve, car, tout en étant richement documenté, il demeure accessible. Les explications proposées sont à la fois succinctes et complètes. Le tout est agrémenté de jeux de mots et/ou de remarques humoristiques. La brièveté et l'humour se sont-ils imposés à toi comme un parti pris, l'idée qu'il ne faut pas « se prendre la tête » en quelque sorte ? En tout cas, soit dit en passant, j'aime beaucoup ce procédé. D'une certaine manière, il a (à mes yeux) le don de décomplexer un peu le lecteur face au dédale vertigineux que représentent les références qui grouillent un peu partout dans l'œuvre de Thiéfaine !

Merci ! Faire sérieusement les choses sans se prendre au sérieux, ça pourrait une de mes devises (une autre pourrait être que l’important est toujours de persévérer, mais à force, je risque d’ennuyer le lecteur…). J’ai eu la chance de grandir avec des parents et un grand frère très adeptes de jeux de mots et autres calembours. Je me suis nourri aux Dingodossiers et aux Rubrique-à-Brac de Gottlieb (qui expliquait souvent que, dans la vraie vie, il n’était pas du tout un grand déconneur… comme quoi !). Je me délecte souvent des saillies de Charlie Hebdo (les textes plus que les dessins) ou du Canard enchaîné. Et je ne peux jamais empêcher mon cerveau de chercher à sortir un « bon mot » en toutes circonstances. Donc l’humour en lui-même fait partie intégrante de ma façon d’écrire, voire de ma façon de vivre.

Pour ce qui est de la brièveté, compte tenu du nombre de définitions, il fallait que j’aille droit au but pour ne pas alourdir davantage le contenu. Ce ne fut pas toujours facile de résumer en aussi court (surtout quand on entre dans les références mythologiques…), mais ça a rendu l’exercice d’autant plus plaisant.

 

Tu es franco-luxembourgeois. Je me pose une question : Thiéfaine est-il connu et apprécié au Luxembourg ? Je l'ai vu à la Rockhal, à Esch-sur-Alzette, en 2006. Je ne sais pas s'il y avait beaucoup de Luxembourgeois dans le public ce soir-là...

Il en manquait au moins, un : moi ! Il faut dire que je n’avais pas du tout été emballé par l’album « Défloration 13 » et par le concert qui avait suivi. Et du coup, j’avais « boudé » la tournée suivante, même si j’ai plutôt aimé « Scandale mélancolique ». Je le regrette profondément aujourd’hui, car quand j’en vois des extraits vidéo, je me dis que ce devait être une sacrée bonne tournée ! Bref… Pour revenir à la question, je crains hélas que la réputation de HFT n’a pas passé ce bout de frontière-ci… J’ai eu la chance, fin 2019, d’exposer pendant deux jours en tant qu’auteur au salon du livre de Walferdange (le plus grand rendez-vous littéraire au Luxembourg) où j’ai présenté, entre autres, cet ouvrage (avec deux autres écrits récemment aussi, mais qui n’ont rien à voir). Et je n’ai pratiquement eu aucun échange ou discussion concernant l’artiste. Je pense qu’au Luxembourg, la culture germanique est un peu plus prégnante que la culture française. Mais je ne désespère pas de mieux le faire connaître petit à petit !

 

22/04/2020

"Voici les photos de nos routes prises d'avion par nuit de brouillard"...

"Être, c'est être coincé". Emil CIORAN

 

Il n'est pas rare (et, pour tout dire, il est assez fréquent) qu'une chanson de Thiéfaine me chope par la manche pour m'entraîner dans l'infini dédale de ses mystères. Des jours durant, la chanson en question peut alors m'obséder, me suivre partout. Des flashes s'imposent à moi, et je crois voir, ici ou là, un sens caché, qui n'apparaîtrait qu'en deuxième ou troisième lecture. Tout à coup, ça fait tilt, à la façon d'un « mais oui, mais c'est bien sûr », dont je sais cependant qu'il n'engage que moi et qu'il n'entrera peut-être jamais dans la grille d'interprétation de qui que ce soit d'autre. Si tant est qu'on ait des grilles d'interprétation en écoutant Hubert, d'ailleurs ! On peut tout à fait ne pas en avoir et se laisser simplement aller à l'enivrement que produit la subtile alliance de la musique et des paroles. Et basta. C'est déjà bien. Il y a de quoi attraper là quelques somptueux vertiges !

Bref... Tout cela pour dire qu'il y a quelques jours, j'ai écouté en boucle Errer humanum est et que je me retrouve, depuis, dans le fameux dédale que j'évoquais ci-dessus. Voilà, selon moi, une des plus belles chansons d'HFT. Sur un rythme endiablé, presque enjoué, elle nous parle, à mon avis, de la condition humaine, qui oscille entre emballements et chutes. Je perçois dans le texte comme l'idée d'un mouvement alternatif qui irait, pour reprendre les mots dont Gainsbourg faisait usage à propos de la vie des sens, de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit.

Errer humanum est, c'est l'appel du grand large qui n'aboutit jamais. Toujours, on se met en route dans l'espoir de se cramer le cerveau, mais la réalité nous aplatit au sol, nous écrabouille pour faire de nous de « vieilles pizzas » ratatinées... Errer humanum est, ce sont nos idéaux qui se ramassent au niveau des idées basses. On tourne en sous-régime alors que nos hautes ambitions nous promettaient un tout autre programme. « On fait Nankin-Ouagadougou pour apprendre le volapük et on se retrouve comme kangourou dans un zoo qui prend les tucs » : drôle de dégringolade. Et ce n'est pas tout : nos destinées nous demeurent à jamais indéchiffrables, hiéroglyphes noyés dans un épais brouillard, livrés à l'arbitraire d'un hasard qui frappe à l'aveugle. Bref, ce n'est pas rose, et il y a encore et toujours du sang chez les Meinhof, et chez tous ceux que la vie a jetés là, sur un chemin aussi cahoteux que chaotique... Eh oui, mine de rien, « la bidoche est faite pour saigner », depuis la nuit des temps et jusqu'à la fin de celle-ci.

Errer humanum est nous dit aussi, me semble-t-il, que tout est vanité. Il n'est que de voir le sort réservé à nos ivresses. Même les douceurs nous mettent K.O., « la gueule au fond d'un verre ». Qu'importe le flacon, l'ivresse ne sera jamais assez bouillonnante, toujours nous en exigerons plus de largesses qui ne nous seront finalement pas accordées. Toujours l'ivresse nous ramènera à notre soif inextinguible. À peine en aurons-nous goûté une qu'il nous en faudra une autre, laquelle nous laissera insatisfait de la même manière et nous entraînera vers autre chose. « Toujours plus loin, à fond la caisse ». Ou, pour le dire autrement : « Encore plus loin, ailleurs »... C'est comme un vertige qui n'en finirait jamais.

Alors oui, c'est un peu mélancolique, ça en dit long sur le merdier auquel nous condamne la naissance (de l'inconvénient d'être né, a écrit Cioran !), mais on peut y voir aussi le moteur qui nous fait avancer et qui nous place, quoi qu'il advienne, on the road again, man ! C'est l'idée d'atteindre un hypothétique sommet qui nous remet inlassablement en chemin. C'est le fait de ne jamais atteindre les hauteurs qui nous fait lorgner vers elles. Bourlinguer, quoi, et nous « enfoncer plus loin dans les égouts, pour voir si l'océan se trouve toujours au bout » !

15/04/2020

"A l'ombre de vos centrales je crache mon cancer"...

"En remontant le fleuve vers cette éternité

où les dieux s'encanaillent en nous voyant pleurer". Hubert-Félix THIÉFAINE

 

Ne trouvez-vous pas qu'en ces « temps de désolation », de nombreuses chansons de Thiéfaine prennent des accents particuliers ? Peut-être est-ce parce qu'il a souvent chanté l'apocalypse et l'écrasement quasi inévitable d'une humanité se vautrant pitoyablement dans le mur ? N'empêche que je m'interroge.

Regardons les mois qui viennent de s'écouler : ça craque de partout. La banlieue est plus d'une fois descendue sur la ville, avec son armada de chagrins rentrés depuis trop longtemps. Tout ce petit monde a défilé avec ses Droits de l'Homme et sa « panoplie de pantin déglingué » et on lui a rétorqué « ne vous retournez pas, la facture est salée ». Toujours, on s'adresse à nous en termes de prix et de pots cassés à payer (« et ça continue encore et encore, c'est que le début, d'accord, d'accord »). Puis, comme si le contexte des derniers mois n'était pas suffisamment démonté, une pandémie s'invite au milieu de tout cela. Très vite, le virus actif à des milliers de bornes s'est déplacé jusqu'à nous. Alors que quelques semaines auparavant, on nous avait demandé de ne pas céder à la panique. Grippette de rien, risque modéré de propagation dans la population française. Tout est sous contrôle. Tant et si bien que voilà, nous connaissons désormais tous, je crois, quelqu'un à qui c'est arrivé. L'abstraction du Covid 19 prend soudain des allures terriblement concrètes. Et, comme si la pandémie incontrôlable (au risque de propagation pourtant modéré, je vous le rappelle) n'était pas suffisamment flippante, voilà que la forêt de Tchernobyl se met à flamber dangereusement. Qu'est-ce qu'on ira encore nous inventer ? Que certes, oui, des nuages radioactifs se promènent ici ou là, mais qu'ils n'ont aucune chance de venir jusqu'à nous ?

Tout cela me semble terriblement thiéfainien. Quelle chanson colle le mieux à la situation ? J'hésite : Alligators 427, Maison Borniol, Demain les kids ? Je dirais : un petit mélange de tout cela. « La mort est devenue un état permanent » : affirmatif, malheureusement. Il suffit d'allumer sa radio ou sa télé pour en avoir la preuve. « Le monde est aux fantômes, aux hyènes et aux vautours » : affirmatif itou, si l'on considère que les hyènes et les vautours peuvent être les requins de la finance qui sont prêts à sacrifier une partie de la population sur l'autel de la sacro-sainte économie. Quand je pense à la réouverture des écoles annoncée pour le 11 mai, j'ai immédiatement en tête le refrain de Demain les kids : « Sacrifiez les enfants, fusillez les poètes ».

C'est drôle, parce que quand l'année 2020 a démarré, je l'ai saluée avec joie, sans trop savoir pourquoi. J'aimais bien l'effet miroir du 20 qui se répète. Et puis, au fil du temps, j'ai glissé vers une autre analyse, qui me ramène pas loin du chapitre 3. 20-20, ça fait légèrement vain-vain. « Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité ! ». Ce prologue se termine ainsi : « Il n'y a pas de souvenir pour ce qui est ancien, et nos descendants ne laisseront pas de souvenir chez ceux qui viendront après eux ». En d'autres termes : « L'humain peut disparaître et son monde avec lui »...

Si je me réfère aux propos que Thiéfaine tenait sur je ne sais plus quelle tournée (mince, j'ai la mémoire qui flanche, qui peut me la rafraîchir ?), je me demande ce qu'il a bien pu écrire il y a dix ans pour qu'on soit dans une telle panade !