31/05/2020
Jeu de questions-réponses avec Jean-Michel Gaudron (suite et fin)
"La signification des événements dépend de l'état d'esprit de ceux auxquels ils arrivent, et aucune aventure extérieure n'est la même pour deux hommes". Karen BLIXEN
Voici la suite et la fin de mon petit "entretien" (par écrit !) avec Jean-Michel Gaudron. N'hésitez pas à poster vos commentaire et/ou vos questions. Bon dimanche à tous !
Le titre de ton livre évoque une « éducation avec dix fois le mot paradis ». Peux-tu nous expliquer les deux grands termes de ce titre, éducation d'abord, puis paradis ?
Choisir un titre pour un livre ou pour une nouvelle (un format d’écriture dont je suis un grand fan…) est souvent un casse-tête. Dans le cas présent, le titre s’est assez rapidement imposé. Je parlais « d’exercice » tout à l’heure. Or, une des chansons a justement la notion d’« exercice » dans le titre… La moitié du travail était déjà faite ! « Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable » était une base idéale pour aller au bout de mon idée. Comme j’étais dans une approche vraiment de pédagogie et de partage, remplacer « Provocation » par « Éducation » s’est fait très naturellement. Il me fallait ensuite trouver quel serait le mot que je pourrais mettre en avant.
J’ai fait alors une bête recherche pour savoir quels étaient les mots qui étaient le plus souvent repris dans les références des paroles que je proposais. J’avais alors le choix entre « Androgyne » et « Paradis »… Et « Paradis » m’a davantage inspiré, surtout pour sa connotation un peu religieuse et spirituelle, deux thématiques très chères à Thiéfaine. Peut-être que si j’avais écrit un livre sur Brian Molko ou David Bowie j’aurais préféré le terme « Androgyne »…
À la lecture de ton livre, je me rends compte, une fois de plus, de l'immense richesse et de la complexité de l'œuvre de Thiéfaine. Et de toutes mes lacunes ! Par exemple, j'ignorais que la vague évoquait le travail d'une prostituée. « Me parfumer à ta vague » m'apparaissait (et m'apparaît toujours) comme un vers délicat et fleuri. Il y a souvent un double sens dans les paroles des chansons de Thiéfaine. Je dois avouer qu'il m'échappe la plupart du temps. Mais quand quelqu'un me l'explique, j'en reste baba. Complètement scotchée par toutes ces mystérieuses ramifications ! Pour qui se lance dans leur exploration, il y a là un monde à forer. C'est comme quand on soulève une grosse pierre dans un jardin : on découvre, en dessous, d'innombrables vies qu'on ignorait !
Je ne peux qu’être d’accord à 200% ! Mais après, je n’ai pas voulu me risquer à vouloir expliquer ou interpréter les paroles en elles-mêmes. Mon travail s’est volontairement restreint à l’aspect factuel des choses, où j’appelle un chat un chat… Au hasard, si je prends la phrase «Sur les fusibles du hasard / Entre les quarks et les quasars» (je vous laisse deviner de quelle chanson est extraite cette phrase), j’explique ce que sont concrètement un quark et un quasar, mais pas la signification philosophique du fait de se trouver entre les deux… A chacun son truc !
Avec quels outils as-tu travaillé pour rédiger tes articles ? Des dictionnaires, des encyclopédies, Wikipédia ?
Contrairement à ce que j’ai pu lire dans certains commentaires sur certains réseaux sociaux que je ne nommerai pas (je ne veux pas faire de pub gratuite pour Mark Zuckerberg), non, je ne me suis pas contenté de faire du copier-coller de Wikipedia. J’ai alors appliqué les mêmes méthodes que lorsque j’écris un article journalistique : multiplication des sources, recoupement des sources d’information, compilation des données et restitution synthétique. Très synthétique, même, parfois, tant certains sujets auraient mérité des chapitres, voire des livres à eux-seuls !
Dans la préface de ton livre, tu expliques que le résultat de ton travail n'est pas exhaustif. Envisages-tu de le compléter par d'autres volumes ?
Ca va dépendre de HFT ! S’il nous sort encore un ou deux albums, oui, probablement, je me risquerai à une mise à jour. Cela me permettra aussi de rectifier quelques petites erreurs que j’ai découvertes (ou qu’on m’a signalées) çà et là et de proposer peut-être un contenu avec moins de termes définis, mais avec un peu plus de contenu explicatif et contextuel.
10:43 | Lien permanent | Commentaires (79)
24/05/2020
Jeu de questions-réponses avec Jean-Michel Gaudron
"Nuage, en ta vie aussi menacée que la mienne". René CHAR
Il y a quelques mois, je vous parlais, ici même, d'un ouvrage publié par un certain Jean-Michel Gaudron : Exercice de simple éducation avec dix fois le mot paradis. Je me promettais de le lire afin de lui consacrer une note. Ayant appris que Jean-Michel n'habitait pas très loin de chez moi, j'étais censée le rencontrer afin qu'il me remette son livre en mains propres. Le rendez-vous fut remis plus d'une fois, toujours à cause de moi d'ailleurs. Puis, le coronavirus vint s'en mêler. Force fut de constater que l'adversaire qui s'était mis en travers de ma route était invincible sur ce coup-là. Quel motif aurais-je bien pu invoquer sur mon attestation de sortie obligatoire (à chaque fois que j'en ai rempli ou téléchargé une durant le confinement, j'ai pensé aux formulaires d'autorisation de délirer dont parle Hubert !) ? J'eus beau retourner le problème en tous sens dans ma tête, il me fallut bien admettre que faire acheminer le livre jusqu'à moi par voie postale était encore la meilleure solution. Je repris contact avec Jean-Michel. Et commandai ce qu'il appelle son dictionnaire amoureux. Je l'ai en ma possession depuis le 7 mai. Depuis, je m'amuse à l'ouvrir régulièrement au hasard. Il me semble qu'il n'est pas de ces livres que l'on lit d'un bout à l'autre sans s'arrêter, mais qu'il est plutôt destiné à être consulté en cas de d'interrogation. Ou feuilleté comme ça, pour le plaisir. Ce qui surprend, c'est la concision et l'humour. Chaque nom est suivi du ou des vers où il apparaît dans l'œuvre de Thiéfaine, puis d'une définition succincte. Bien souvent marquée d'une empreinte humoristique ou agrémentée d'un jeu de mots. C'est franchement plaisant à lire. On s'instruit tout en s'amusant. Et, une fois de plus, on se dit que toutes ces références dont est truffée la moindre chanson de notre artiste préféré sont des mondes immenses. Des poupées russes aussi, parfois. On ouvre une référence, et il s'en cache une autre à l'intérieur, et puis peut-être encore une... C'est vertigineux, ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre !
Bref... Après avoir largement parcouru le livre de Jean-Michel, je proposai à celui-ci un petit jeu de questions-réponses destiné à être publié sur mon blog. Voici la première partie de notre "entretien", réalisé à distance. Vous pouvez réagir à ce billet dans les commentaires, comme toujours. Vous pouvez également poser des questions à Jean-Michel. Il viendra vous répondre ici en personne !
Comment décide-t-on d'écrire un tel ouvrage sur Thiéfaine ? J'ai bien ma petite idée sur la question : une œuvre qui déborde à ce point de références tous azimuts ne peut que donner envie d'en sonder les mystères ! Mais comment a germé l'étincelle au départ ? T'es-tu attelé directement à la tâche ou les choses ont-elles mûri en toi avant d'aboutir ?
J’ai presque envie de dire que ce n’est pas moi qui ai décidé d’écrire un tel ouvrage, mais que c’est l’ouvrage lui-même qui s’est imposé à moi comme une évidence, après s’être insidieusement glissé dans mes neurones et mes synapses pendant de longs mois… Étant, à la base, un obsédé textuel irrécupérable, j’ai toujours la plume qui me démange et l’envie d’écrire. Ce qui m’aide dans mon métier de journaliste.
Pour en revenir à l’élément déclencheur, il s’agit de la chanson « Annihilation »… N’ayant pas acheté la version Collector de l’album « Séquelles », je n’ai découvert ce bijou que beaucoup plus tard… Et j’ai longtemps tiqué sur une phrase : « On n'en finit jamais de rejouer Guignol, Chez les Torquemada, chez les Savonarole »… Torquemada, je connaissais, mais Savonarole m’était totalement inconnu. J’ai donc été rechercher qui c’était.
Et puis, en réécoutant l’une ou l’autre chanson, je me suis rendu compte que je me trouvais régulièrement confronté à l’ignorance (ou le mauvais souvenir) d’un terme ou d’une référence. J’ai donc de plus en plus souvent renouvelé l’exercice. Jusqu’à me dire que je ne devais pas être un cas isolé et que nous étions peut-être des dizaines (je reste modeste…) à vouloir faire de même. Alors je me suis dit que je ça ferait peut-être du sens de partager tous les fruits de ces recherches. Et tout est parti ainsi. Mais le plus compliqué a ensuite été de trouver un éditeur. J’ai essuyé pas mal de refus avant que Le Lys Bleu ne me fasse confiance ! L’important est de toujours persévérer…
Comment as-tu procédé pour organiser ce « dictionnaire amoureux » ? As-tu relu méticuleusement les textes de toutes les chansons en appuyant sur le bouton « pause » à chaque référence ?
Exactement ! À partir du moment où je me suis décidé à aller plus loin que mes propres recherches personnelles, j’ai réfléchi à la meilleure façon de faire. Et j’ai repris, chronologiquement, tous les textes de tous les albums studio solo (je n’ai pas travaillé sur celui avec Paul Personne, donc…) et à chaque fois que je butais sur un mot, un terme, je me le notais. J’en ai rapidement compilé plusieurs centaines. Je ne me rendais pas compte, en commençant ce « travail », que ça me mènerait aussi loin !
Combien de temps as-tu passé à la rédaction de cet ouvrage ?
Difficile à dire ! Je n’ai pas chronométré. Et les temps d’écriture se sont faits par période. Ce que je peux dire, c’est que j’ai commencé en… 2013, lorsque j’ai découvert Annihilation. Je pense que 80% du travail a été fait entre 2013 et 2014. N’ayant à cette époque-là reçu aucun intérêt d’aucun éditeur (pas plus d’ailleurs que du manager de HFT avec qui j’avais parlé au téléphone), j’ai laissé un peu le projet de côté sans trop vraiment m’y replonger.
Et puis le hasard a voulu que je relance quelques éditeurs début 2019 et que l’un d’entre eux me réponde positivement. Alors j’ai mis le paquet pour 1. Compléter le travail avec les textes du dernier album studio paru ; 2. Dépoussiérer ce que j’avais déjà écrit ; 3. Rédiger la préface. Ce fut en tous les cas un travail de longue haleine… Mais comme je disais, l’important est de toujours persévérer (si vous ne retenez pas cette formule, pas de soucis, je la ressortirai encore une ou deux fois avant la fin de cette interview…).
Ton dictionnaire amoureux est plaisant à lire, je trouve, car, tout en étant richement documenté, il demeure accessible. Les explications proposées sont à la fois succinctes et complètes. Le tout est agrémenté de jeux de mots et/ou de remarques humoristiques. La brièveté et l'humour se sont-ils imposés à toi comme un parti pris, l'idée qu'il ne faut pas « se prendre la tête » en quelque sorte ? En tout cas, soit dit en passant, j'aime beaucoup ce procédé. D'une certaine manière, il a (à mes yeux) le don de décomplexer un peu le lecteur face au dédale vertigineux que représentent les références qui grouillent un peu partout dans l'œuvre de Thiéfaine !
Merci ! Faire sérieusement les choses sans se prendre au sérieux, ça pourrait une de mes devises (une autre pourrait être que l’important est toujours de persévérer, mais à force, je risque d’ennuyer le lecteur…). J’ai eu la chance de grandir avec des parents et un grand frère très adeptes de jeux de mots et autres calembours. Je me suis nourri aux Dingodossiers et aux Rubrique-à-Brac de Gottlieb (qui expliquait souvent que, dans la vraie vie, il n’était pas du tout un grand déconneur… comme quoi !). Je me délecte souvent des saillies de Charlie Hebdo (les textes plus que les dessins) ou du Canard enchaîné. Et je ne peux jamais empêcher mon cerveau de chercher à sortir un « bon mot » en toutes circonstances. Donc l’humour en lui-même fait partie intégrante de ma façon d’écrire, voire de ma façon de vivre.
Pour ce qui est de la brièveté, compte tenu du nombre de définitions, il fallait que j’aille droit au but pour ne pas alourdir davantage le contenu. Ce ne fut pas toujours facile de résumer en aussi court (surtout quand on entre dans les références mythologiques…), mais ça a rendu l’exercice d’autant plus plaisant.
Tu es franco-luxembourgeois. Je me pose une question : Thiéfaine est-il connu et apprécié au Luxembourg ? Je l'ai vu à la Rockhal, à Esch-sur-Alzette, en 2006. Je ne sais pas s'il y avait beaucoup de Luxembourgeois dans le public ce soir-là...
Il en manquait au moins, un : moi ! Il faut dire que je n’avais pas du tout été emballé par l’album « Défloration 13 » et par le concert qui avait suivi. Et du coup, j’avais « boudé » la tournée suivante, même si j’ai plutôt aimé « Scandale mélancolique ». Je le regrette profondément aujourd’hui, car quand j’en vois des extraits vidéo, je me dis que ce devait être une sacrée bonne tournée ! Bref… Pour revenir à la question, je crains hélas que la réputation de HFT n’a pas passé ce bout de frontière-ci… J’ai eu la chance, fin 2019, d’exposer pendant deux jours en tant qu’auteur au salon du livre de Walferdange (le plus grand rendez-vous littéraire au Luxembourg) où j’ai présenté, entre autres, cet ouvrage (avec deux autres écrits récemment aussi, mais qui n’ont rien à voir). Et je n’ai pratiquement eu aucun échange ou discussion concernant l’artiste. Je pense qu’au Luxembourg, la culture germanique est un peu plus prégnante que la culture française. Mais je ne désespère pas de mieux le faire connaître petit à petit !
11:02 | Lien permanent | Commentaires (13)
22/04/2020
"Voici les photos de nos routes prises d'avion par nuit de brouillard"...
"Être, c'est être coincé". Emil CIORAN
Il n'est pas rare (et, pour tout dire, il est assez fréquent) qu'une chanson de Thiéfaine me chope par la manche pour m'entraîner dans l'infini dédale de ses mystères. Des jours durant, la chanson en question peut alors m'obséder, me suivre partout. Des flashes s'imposent à moi, et je crois voir, ici ou là, un sens caché, qui n'apparaîtrait qu'en deuxième ou troisième lecture. Tout à coup, ça fait tilt, à la façon d'un « mais oui, mais c'est bien sûr », dont je sais cependant qu'il n'engage que moi et qu'il n'entrera peut-être jamais dans la grille d'interprétation de qui que ce soit d'autre. Si tant est qu'on ait des grilles d'interprétation en écoutant Hubert, d'ailleurs ! On peut tout à fait ne pas en avoir et se laisser simplement aller à l'enivrement que produit la subtile alliance de la musique et des paroles. Et basta. C'est déjà bien. Il y a de quoi attraper là quelques somptueux vertiges !
Bref... Tout cela pour dire qu'il y a quelques jours, j'ai écouté en boucle Errer humanum est et que je me retrouve, depuis, dans le fameux dédale que j'évoquais ci-dessus. Voilà, selon moi, une des plus belles chansons d'HFT. Sur un rythme endiablé, presque enjoué, elle nous parle, à mon avis, de la condition humaine, qui oscille entre emballements et chutes. Je perçois dans le texte comme l'idée d'un mouvement alternatif qui irait, pour reprendre les mots dont Gainsbourg faisait usage à propos de la vie des sens, de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit.
Errer humanum est, c'est l'appel du grand large qui n'aboutit jamais. Toujours, on se met en route dans l'espoir de se cramer le cerveau, mais la réalité nous aplatit au sol, nous écrabouille pour faire de nous de « vieilles pizzas » ratatinées... Errer humanum est, ce sont nos idéaux qui se ramassent au niveau des idées basses. On tourne en sous-régime alors que nos hautes ambitions nous promettaient un tout autre programme. « On fait Nankin-Ouagadougou pour apprendre le volapük et on se retrouve comme kangourou dans un zoo qui prend les tucs » : drôle de dégringolade. Et ce n'est pas tout : nos destinées nous demeurent à jamais indéchiffrables, hiéroglyphes noyés dans un épais brouillard, livrés à l'arbitraire d'un hasard qui frappe à l'aveugle. Bref, ce n'est pas rose, et il y a encore et toujours du sang chez les Meinhof, et chez tous ceux que la vie a jetés là, sur un chemin aussi cahoteux que chaotique... Eh oui, mine de rien, « la bidoche est faite pour saigner », depuis la nuit des temps et jusqu'à la fin de celle-ci.
Errer humanum est nous dit aussi, me semble-t-il, que tout est vanité. Il n'est que de voir le sort réservé à nos ivresses. Même les douceurs nous mettent K.O., « la gueule au fond d'un verre ». Qu'importe le flacon, l'ivresse ne sera jamais assez bouillonnante, toujours nous en exigerons plus de largesses qui ne nous seront finalement pas accordées. Toujours l'ivresse nous ramènera à notre soif inextinguible. À peine en aurons-nous goûté une qu'il nous en faudra une autre, laquelle nous laissera insatisfait de la même manière et nous entraînera vers autre chose. « Toujours plus loin, à fond la caisse ». Ou, pour le dire autrement : « Encore plus loin, ailleurs »... C'est comme un vertige qui n'en finirait jamais.
Alors oui, c'est un peu mélancolique, ça en dit long sur le merdier auquel nous condamne la naissance (de l'inconvénient d'être né, a écrit Cioran !), mais on peut y voir aussi le moteur qui nous fait avancer et qui nous place, quoi qu'il advienne, on the road again, man ! C'est l'idée d'atteindre un hypothétique sommet qui nous remet inlassablement en chemin. C'est le fait de ne jamais atteindre les hauteurs qui nous fait lorgner vers elles. Bourlinguer, quoi, et nous « enfoncer plus loin dans les égouts, pour voir si l'océan se trouve toujours au bout » !
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15/04/2020
"A l'ombre de vos centrales je crache mon cancer"...
"En remontant le fleuve vers cette éternité
où les dieux s'encanaillent en nous voyant pleurer". Hubert-Félix THIÉFAINE
Ne trouvez-vous pas qu'en ces « temps de désolation », de nombreuses chansons de Thiéfaine prennent des accents particuliers ? Peut-être est-ce parce qu'il a souvent chanté l'apocalypse et l'écrasement quasi inévitable d'une humanité se vautrant pitoyablement dans le mur ? N'empêche que je m'interroge.
Regardons les mois qui viennent de s'écouler : ça craque de partout. La banlieue est plus d'une fois descendue sur la ville, avec son armada de chagrins rentrés depuis trop longtemps. Tout ce petit monde a défilé avec ses Droits de l'Homme et sa « panoplie de pantin déglingué » et on lui a rétorqué « ne vous retournez pas, la facture est salée ». Toujours, on s'adresse à nous en termes de prix et de pots cassés à payer (« et ça continue encore et encore, c'est que le début, d'accord, d'accord »). Puis, comme si le contexte des derniers mois n'était pas suffisamment démonté, une pandémie s'invite au milieu de tout cela. Très vite, le virus actif à des milliers de bornes s'est déplacé jusqu'à nous. Alors que quelques semaines auparavant, on nous avait demandé de ne pas céder à la panique. Grippette de rien, risque modéré de propagation dans la population française. Tout est sous contrôle. Tant et si bien que voilà, nous connaissons désormais tous, je crois, quelqu'un à qui c'est arrivé. L'abstraction du Covid 19 prend soudain des allures terriblement concrètes. Et, comme si la pandémie incontrôlable (au risque de propagation pourtant modéré, je vous le rappelle) n'était pas suffisamment flippante, voilà que la forêt de Tchernobyl se met à flamber dangereusement. Qu'est-ce qu'on ira encore nous inventer ? Que certes, oui, des nuages radioactifs se promènent ici ou là, mais qu'ils n'ont aucune chance de venir jusqu'à nous ?
Tout cela me semble terriblement thiéfainien. Quelle chanson colle le mieux à la situation ? J'hésite : Alligators 427, Maison Borniol, Demain les kids ? Je dirais : un petit mélange de tout cela. « La mort est devenue un état permanent » : affirmatif, malheureusement. Il suffit d'allumer sa radio ou sa télé pour en avoir la preuve. « Le monde est aux fantômes, aux hyènes et aux vautours » : affirmatif itou, si l'on considère que les hyènes et les vautours peuvent être les requins de la finance qui sont prêts à sacrifier une partie de la population sur l'autel de la sacro-sainte économie. Quand je pense à la réouverture des écoles annoncée pour le 11 mai, j'ai immédiatement en tête le refrain de Demain les kids : « Sacrifiez les enfants, fusillez les poètes ».
C'est drôle, parce que quand l'année 2020 a démarré, je l'ai saluée avec joie, sans trop savoir pourquoi. J'aimais bien l'effet miroir du 20 qui se répète. Et puis, au fil du temps, j'ai glissé vers une autre analyse, qui me ramène pas loin du chapitre 3. 20-20, ça fait légèrement vain-vain. « Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité ! ». Ce prologue se termine ainsi : « Il n'y a pas de souvenir pour ce qui est ancien, et nos descendants ne laisseront pas de souvenir chez ceux qui viendront après eux ». En d'autres termes : « L'humain peut disparaître et son monde avec lui »...
Si je me réfère aux propos que Thiéfaine tenait sur je ne sais plus quelle tournée (mince, j'ai la mémoire qui flanche, qui peut me la rafraîchir ?), je me demande ce qu'il a bien pu écrire il y a dix ans pour qu'on soit dans une telle panade !
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22/03/2020
Hubert-Félix le chat...
"Nous inspirions confiance. Et nous n'en avions aucun mérite, sauf celui que la jeunesse accorde pour très peu de temps à n'importe qui, comme un vague serment qui ne sera jamais tenu". Patrick MODIANO
Allez, pour rire un peu en ces « temps de désolation » (Thiéfaine ne croyait pas si bien dire lorsqu'il employait cette expression il y a quelques mois ; et pourtant, le connard de virus n'avait pas encore sévi)... Vous ai-je déjà dit qu'il y a plusieurs années, j'ai eu un chat qui répondait au doux nom d'Hubert-Félix ?! Non ? Eh bien je vous le dis aujourd'hui. Hubert-Félix le chat : je trouvais que ça en jetait ! Cependant, j'aurais dû me douter qu'en affublant le petit minou d'un prénom à double tiroir, j'avais peut-être, malgré moi, favorisé en lui une certaine schizophrénie. Hubert-Félix était duplice : il était capable de passer de la docilité la plus touchante à l'attitude la plus guerrière. Après avoir mendié des caresses, il pouvait vous arracher un doigt ! J'exagère à peine. Bref... Il était borderline, du genre à flirter avec la rébellion. Ce n'était pas un chat ordinaire. C'est le moins que l'on puisse dire.
Un jour de mars 2015, il a disparu dans la nature. Je l'ai cherché, je l'ai appelé, j'ai supplié dans le vide. Hubert-Félix demeura introuvable. Les années filèrent et j'oubliai le chat qui avait un délicieux pet au casque. Mais voilà que depuis plusieurs semaines, tous les jours, j'aperçois dans mon jardin une créature étrange, sur le pelage de laquelle les taches grises sont réparties comme celles d'Hubert-Félix. Ce chat reste tous les jours de longues heures ici. Quand il me voit, il se fige, se pose dans l'herbe et me fixe bizarrement. Il y a quelques semaines, il a passé un après-midi entier à m'observer alors que je ramassais, dans le jardin, les innombrables branches foutues à terre par les tempêtes successives de février. Dès que je me déplaçais, il me suivait (de loin) et se posait pour me regarder, inlassablement. À un moment, j'ai voulu l'approcher : il s'est sauvé. N'empêche que pas une seconde, jusqu'à hier, je n'avais pensé que ce chat puisse être notre Hubert. C'est ma fille Louise qui, la première, a émis cette hypothèse. Comme ça, en passant : « On dirait pas un peu Hubert-Félix ? », a-t-elle demandé. Et mon autre fille, Clara, d'abonder dans son sens : « Mais carrément ! ».
Peut-être qu'à force de tourner en rond dans leur semoule, confinement oblige, nos esprits finissent par yoyoter un brin. Mais tout de même, ce chat, nous l'avons vu, de nos yeux vu ! Ce genre de retour au bercail est-il possible ? Je me pose la question. Tous les soirs, notre Hubert-Félix (si c'est lui) disparaît mystérieusement. Ce qui m'a fait dire hier à mes filles (mais elles n'ont pas compris l'allusion) que peut-être son double pervers jouait dans un groupe de rock, quotidiennement, à la tombée de la nuit... Purée, il n'a pas pigé qu'on était en confinement, le Bébert ? Si c'est lui, il n'a pas changé : toujours aussi borderline !
Je vous espère en bonne forme, amis de ce blog. Si vous voulez bien, faites-moi un petit signe rassurant du fond de votre confinement ! Et désolée pour ce billet un peu crétin, mais la raison tangue en ce moment...
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07/03/2020
Un samedi matin en compagnie d'Hölderlin et d'Hubert !
"Les fantômes ne meurent pas. Il y aura toujours de la lumière à leurs fenêtres". Patrick MODIANO
Ce matin, j'ai écouté Stratégie de l'inespoir sur YouTube. Et puis j'ai laissé le truc aller à sa guise et me proposer une liste aléatoire de titres. Ce fut, d'abord, Je t'en remets au vent, version Palais des Sports 2015. Ensuite, Les dingues et les paumés, toujours au Palais des Sports. Soudain, dans ma cuisine, au petit déjeuner, je me suis vue transbahutée des années en arrière, tellement d'années en arrière qu'il vaut mieux ne pas en faire le compte : j'y serais encore demain. Bref... Il aura suffi d'une chanson pour que je revive ce moment de la bascule entre l'avant et l'après. L'avant Thiéfaine et l'après Thiéfaine.
Je suis jeune, en deuxième année de fac d'allemand. Mon prof de littérature, monsieur D., un passionné de tout ce qui va avec la Germanie (histoire, langue, beaux textes), nous parle souvent d'Hölderlin. La vie, plus que l'œuvre de ce dernier, me fascine : voilà un étrange type qui aura passé les 37 dernières années de sa vie enfermé dans une tour, à Tübingen. En 1796, Hölderlin devient le précepteur du fils du banquier Gontard, à Francfort-sur-le-Main. Il s'éprend de la mère de son élève, Susette Gontard. La relation ne durera pas : le mari de la jeune femme en aura vent et y mettra fin. Mais le souvenir de Susette hantera toujours Hölderlin. Elle apparaît sous les traits de Diotima dans le roman Hyperion.
Quelques années plus tard, entre 1801 et 1802, Hölderlin se retrouve précepteur chez le consul d'Allemagne, à Bordeaux. En 1802, il entreprend un voyage à pied pour regagner sa patrie. Le « retour de Bordeaux » est considéré comme le moment fatal, celui durant lequel Hölderlin aurait sombré dans la folie. En 1806, il fut interné dans une clinique, puis un menuisier lui donna l'hospitalité dans une tour située sur le Neckar, dans la très belle ville de Tübingen. C'est là, donc, qu'il devait passer les 37 dernières années de sa vie.
Je crois avoir publié ici un article sur Hölderlin, il y a longtemps. Je suppose qu'on peut le retrouver en tapant le nom du poète dans l'outil de recherche. Personnellement, je n'ai jamais réussi à me plonger dans l'univers d'Hölderlin. Il m'est trop hermétique. Peut-être devrais-je retenter le coup.
En tout cas, je n'oublierai jamais le trouble qui s'empara de moi lorsque, écoutant l'album H.F. Thiéfaine en concert (« objet » par lequel tout a commencé pour moi), je crus percevoir le nom du poète allemand dans Les dingues et les paumés. Étais-je certaine d'avoir bien entendu ? Je me vois encore rembobiner la cassette jusqu'à l'essoufflement : « ils croient voir venir Dieu, ils relisent Hölderlin ». Si, si, c'est sûr, Thiéfaine a bien dit cela. J'en suis comme deux ronds de flan : un chanteur français qui évoque un poète allemand dans une de ses chansons, ce n'est pas courant, c'est le moins qu'on puisse dire !
Le charme avait déjà opéré, bien avant que je ne tombe sur ce passage. Le coup des ascenseurs au fond des précipices m'avait prise dans ses filets quelques semaines plus tôt : c'était vertigineusement beau et diablement efficace pour celle que j'étais alors (ça l'est toujours). Une sorte de remède à distance. Thiéfaine, je ne savais même pas à quoi il ressemblait. J'avais vu deux ou trois photos de lui. Pas assez pour me faire une image précise de sa physionomie. Cela ajoutait au mystère. Longtemps, il fut pour moi l'homme « au visage de vent », aux contours flous. J'ignorais à peu près tout de lui en ces temps reculés : seuls me parvenaient ses mots, sa voix, sa musique. Il me semblait pouvoir les localiser : tous, ils venaient d'une contrée où, moi aussi, j'avais mes habitudes. Quelque part entre une rue barrée, à Hambourg ou ailleurs, et un caboulot enfumé jusqu'à ras bord, berceau d'une indéracinable mélancolie. À l'époque, je lisais également beaucoup Cioran...
Comment comprendre certaines fidélités dont on est destiné à ne plus démordre ? Lorsque je me pris l'uppercut HFT en pleine face, franchement, je ne savais pas qu'il allait durer des décennies. Je crois même pouvoir affirmer aujourd'hui, sans frime et sans crainte, qu'il « ne s'en ira qu'avec la bonne femme », comme disait ma mère à propos de certaines de ses petites manies ! Je ne sais pas comment ni pourquoi cette passion a traversé le temps, et de la plus belle des façons : en ne prenant pas une ride. Cette fidélité que j'ai dans le cœur, elle a été favorisée, il me semble, par bien des choses. Entre autres la propre fidélité d'Hubert, notamment à ses convictions. Je ne dis pas que sa carrière est faite de lignes droites ; elle a même, parfois, embrassé des virages déroutants. Mais n'est-ce pas là que réside la force de l'œuvre que nous admirons : dans sa capacité à enjamber les années, se renouvelant régulièrement tout en ne s'éloignant pas trop de son point d'ancrage originel ?
10:26 | Lien permanent | Commentaires (17)
29/02/2020
Aujourd'hui, des bleus et des bosses...
"Et me voilà, poussière d'étoile
Entraîné par les engrenages
Du carillon de la grande horloge
Métaphysique". Jacques HIGELIN
Oui, Jacques Higelin avait raison : le monde est, tour à tour, fou, puis flou, et je dirais même aigre par moments. Mais l'est-il au point d'avoir oublié celui qui l'enchantait de sa plume, de ses rires, de sa démarche dansante ? J'espère que non.
Là où Higelin donnait toute sa splendeur, c'était sur scène, bien sûr. J'ai encore en tête ses arrivées grandiloquentes, ses tenues soignées, ses cheveux en bazar. Impossible de mettre de l'ordre dans ce chaos en dessous duquel les pensées fusaient à la vitesse de la lumière. Les concerts de Jacques, ce n'étaient pas que des chansons, c'étaient aussi, souvent, des tirades kilométriques où il était question d'à peu près tout. Des injonctions, aussi, parfois : à aimer, à vivre dans les grandes largeurs l'instant présent, à ne pas rester engoncé dans une morne routine étouffante. Je me souviens en particulier d'une invitation à se montrer déjanté dès l'aurore venue, et allez hop, « on shoote dans les croissants » : la vie, quoi, le bordel !
Jacques, c'était quelqu'un. Une sorte de héros de la voltige. Un monsieur 100 000 volts, tiens, lui aussi, mais le surnom était déjà pris. En tout cas, quand on avait croisé sa route, on en restait irradié un long moment. Parfois, il pouvait être colérique et s'emporter pour trois fois rien. Cette irascibilité allait avec le personnage qui ne faisait jamais dans la demi-mesure. Ce n'est pas ce qu'on retiendra de lui en priorité, me semble-t-il. Non, ce qui restera, je crois, c'est tout l'éclat du bonhomme, la folie qui l'accompagnait et la joie qui l'animait. Il lui importait avant tout d'être là, d'être en vie : cela suffisait à son bonheur.
J'ai mis du temps à accepter l'idée de ne plus jamais aller le voir en concert. J'ai mis du temps à pouvoir le réécouter sans me transformer en madeleine à tout bout-de-champ. J'y suis allée timidement, à pas lents, pour que ça ne cogne pas trop. Tiens, aujourd'hui, j'ai même réussi à écouter Higelin 75, son dernier album qui résonne à la fois comme un testament et comme une série d'incantations presque tribales contre la camarde. Celle-ci traverse un grand nombre de morceaux, à grand renfort de mots ciselés, aiguisés comme des couteaux. L'emploi du temps est terrible : cette chanson est l'œuvre d'un homme qui sait qu'il a la mort aux trousses et qu'elle va finir par le choper par le colback. Ce qu'elle a fait...
La dernière phrase du livret, avant les remerciements, est la suivante : « Jack... Arrête de faire le con, laisse tomber la pression ». Ce qu'il a fait... De façon brutale et définitive. Celui qui était si vivant qu'il nous semblait invincible, celui qui était si fort qu'il nous semblait immortel. On a du mal à accepter que vieillissent nos idoles. Qu'elles meurent, n'en parlons pas ! Quelque part, ne voudrions-nous pas, un peu, beaucoup, qu'elles échappent à ce sort qui a pourtant décidé, au moins sur un point, de nous loger tous à la même enseigne ?
Dehors, le ciel est mauve. Cela n'aurait pas déplu à Jacques. Qui sait, si l'inspiration lui avait été favorable en ce jour rare - 29 février -, peut-être nous aurait-il écrit un beau poème sur ces traînées violacées qui parcourent furtivement le ciel avant de disparaître ? Bref, tout ce qu'il y a de plus déchirant...
Il est 18h45 et je réécouterais bien Paradis païen, histoire de ne pas tout à fait rompre le fil avec mon funambule préféré !
18:45 | Lien permanent | Commentaires (2)
09/02/2020
La Grande Sophie était à l'espace Marc Sangnier hier soir...
"J'écris. Je n'ai jamais connu d'autre habitation que la phrase à venir". Christian BOBIN
Il semblerait qu'en matière de chanson française, ma préférence aille aux porteurs de trois initiales : côté hommes, HFT. Côte femmes, LGS. Je veux dire la Grande Sophie, dont il a déjà été question ici. J'ai découvert cette chanteuse grâce à Hubert. Toujours lui ! Il faut qu'il soit sans arrêt dans les parages, c'est mon destin !
Petit retour en arrière : en 2002, je me procure l'album Les fils du coupeur de joints, sur lequel différents artistes rendent hommage à Thiéfaine. Je n'aime pas tout sur ce disque, loin de là. Je dois bien l'admettre : il m'est difficile de détacher les chansons d'Hubert de leur premier interprète, à qui elles vont si bien. Rien à dire : la voix est faite pour embrasser comme il se doit les accents mélancoliques ou grinçants des textes. La musique fond là-dessus comme une coulée de lave destinée à solidifier le tout. C'est beau, efficace, sans accrocs. Bref... Vous savez tout cela.
Sur l'album, quand même, un style retient mon attention : celui d'une femme qui chante Animal en quarantaine, à sa façon, avec un peu de légèreté. Cela s'éloigne beaucoup de l'œuvre originale, mais ce côté frais m'est d'emblée sympathique. Je me renseigne et tombe dans la marmite. La Grande Sophie est faite pour moi. Elle est jeune encore, mais elle parle déjà du temps qui passe. Ça, c'est vraiment un truc qui lui reste en travers, comme un mauvais bouillon. Sabliers, horloges, minuteurs, éphémérides : tout ce qui lui rappelle que le soir même il lui restera un jour de moins à vivre, ça la débecte. Alors elle chante sa révolte, toujours avec une énergie débordante. Elle dit l'enfance envolée, la première ride qui vient l'entailler, et pas seulement. Je découvre alors tout un univers qui me sied, tantôt rock, tantôt plus doux, et toujours juste. En 2009, l'album Des vagues et des ruisseaux me flanque un uppercut. Il accompagne alors un deuil qui vient de signer pour moi la fin de l'insouciance, la balafre en travers de la route. J'écoute des milliers de fois Quelqu'un d'autre et je pleure, en suppliant qu'une formule magique existe réellement qui pourrait me transbahuter dans la peau de la voisine qui n'est pas endeuillée, elle. La valse des adieux devient ma valse, celle que je danse en secret, tous les soirs dans le salon, avec ma mère en allée. Cet album fait partie de ceux que j'ai le plus écoutés dans ma vie.
Je décide de suivre la Grande Sophie à la trace, un peu comme je le fais avec Hubert. À chaque nouvel album, je suis déroutée. Jamais LGS ne s'installe dans la facilité pantouflarde d'un refrain éternellement répété sur d'autres modes, d'autres rythmes. Non, chaque nouvel opus est un virage, et il faut accepter de se laisser surprendre pour pouvoir le prendre avec elle. Se joue alors une mise en danger quasi permanente, qui entraîne dans sa suite et la chanteuse et son public. Mais j'en suis, à chaque fois. Parce qu'il y a là une manière qui n'a pas sa pareille dans la chanson féminine française. Parce que les arrangements sont à tomber, et que les textes donnent à réfléchir. Parce que la voix est pure et que la Grande Sophie l'étire parfois sauvagement, d'une façon à laquelle rien ne préparait l'auditeur deux secondes plus tôt. Ça claque, quoi !
Le dernier album, dont j'ai parlé ici, est lui aussi de taille à surprendre. Il est empreint d'une certaine gravité. Les textes, surtout. Il y est question du temps qui passe et qui froisse. Mais pas seulement. La Grande Sophie nous parle également, ici, de son lien avec le public (enfin, si j'ai bien compris la chanson Sur la pointe des pieds), de la force des mots et d'un amour qui a traversé plusieurs décennies (Nous étions). Le tout est parsemé d'audaces en tous genres : vocalises surprenantes, pleinement maîtrisées, rythmes hésitant entre rap et opéra, un morceau instrumental auquel répond dans la foulée le dépouillement identique d'une chanson interprétée a cappella : Sur la pointe des pieds, justement. C'est ce titre qui ouvre les concerts de la tournée actuelle. J'ai eu la chance d'assister à celui de Montigny-lès-Metz, hier soir, à l'espace culturel Marc Sangnier. Audace encore que de se présenter sur la pointe des pieds, dans une sobriété extrême, face au public. Suit la chanson Hanoï, très douce elle aussi. Mais qu'on ne se méprenne pas : la tranquillité, très peu pour la Grande Sophie, qui aime que ça bouge autour d'elle et en elle. La troisième chanson, Tu ne me reconnais pas, tirée du dernier album, vient appuyer sur un autre bouton, sur lequel il est sans doute écrit quelque chose comme « plus fort, plus haut, plus remuant ».
À plusieurs reprises, LGS enjoint le public de crier, de danser, de s'exprimer d'une manière ou d'une autre. En même temps qu'elle ou après. À l'arrière-plan, un écran sur lequel défilent différentes images. On y voit des visages, des profils, des paysages, des enfances... Tous les sens se régalent. La Grande Sophie navigue au milieu de tout cela, passant d'un point de la scène à un autre, d'une guitare à une autre, d'un registre à un autre. Au début, je crois entrevoir une lueur de crainte dans ses yeux. Elle semble scruter les étrangers qui sont devant elle et avec qui elle va passer la soirée. Elle semble se demander comment les choses vont se danser ce soir. Elle voudrait que toute la salle ondule, elle nous voit d'abord raides comme des piquets et prend peur : et si ce retour au pays, comme elle dit (elle est née à Thionville), n'était qu'un vaste flop ? Mais non, mais non, nous sommes là, nous répondons à l'appel et aux douces injonctions de la chanteuse. « Criez à me faire tomber par terre », dit-elle à un moment. Allez, pourquoi pas ? Les plus téméraires se lancent. Le public lorrain est, somme toute, de bonne composition. Toujours un peu en retrait dans les premiers temps, certes, mais capable de s'embraser si l'on s'y prend bien pour réchauffer son apparente frilosité. Et ça, justement, la Grande Sophie sait faire. Présente à cent pour cent à ce qu'elle fait, elle se donne, sans relâche. Elle a ce talent incroyable de pouvoir se concentrer tout entière sur l'instant qui ne reviendra pas, et cela emplit notre présent à nous. Cela lui vient peut-être de sa conscience aiguë de la finitude de toutes choses. Elle souhaite, semble-t-il, que chaque concert de cette tournée soit à marquer d'une pierre blanche, se détache singulièrement de tous les autres. Pour ce faire, elle a plusieurs techniques, dont celle-ci : elle écrit un poème sur chaque ville où elle se produit et elle le lit sur scène le soir. Celui d'hier était vraiment beau. Je n'en ai plus les termes exacts en tête, mais il parlait, entre autres, de ce fameux retour au pays qui chamboule...
Ce concert, c'était un beau séisme, franchement, avec une échelle de Richter oscillant entre affolement et vertige. Les points encore plus forts que tous les autres à mes yeux ? Quelqu'un d'autre, chanté sur un mode plus doux que sur l'album. Même mention pour Du courage et Quand le mois d'avril. Admiration totale quand la voix de la Grande Sophie s'envole sur les sommets où l'on croise la pureté des neiges éternelles. Voilà qui relève du tour de force puisqu'elle, elle vient plutôt d'un pays où chantent des cigales. Magie de l'art : transporter si haut que redescendre blesse toujours un peu... Hier, la Grande Sophie nous disait, en déployant son ample tenue de scène : « Vous avez vu, j'ai mis des ailes ». Surtout : elle nous en a donné !
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