15/04/2020
"A l'ombre de vos centrales je crache mon cancer"...
"En remontant le fleuve vers cette éternité
où les dieux s'encanaillent en nous voyant pleurer". Hubert-Félix THIÉFAINE
Ne trouvez-vous pas qu'en ces « temps de désolation », de nombreuses chansons de Thiéfaine prennent des accents particuliers ? Peut-être est-ce parce qu'il a souvent chanté l'apocalypse et l'écrasement quasi inévitable d'une humanité se vautrant pitoyablement dans le mur ? N'empêche que je m'interroge.
Regardons les mois qui viennent de s'écouler : ça craque de partout. La banlieue est plus d'une fois descendue sur la ville, avec son armada de chagrins rentrés depuis trop longtemps. Tout ce petit monde a défilé avec ses Droits de l'Homme et sa « panoplie de pantin déglingué » et on lui a rétorqué « ne vous retournez pas, la facture est salée ». Toujours, on s'adresse à nous en termes de prix et de pots cassés à payer (« et ça continue encore et encore, c'est que le début, d'accord, d'accord »). Puis, comme si le contexte des derniers mois n'était pas suffisamment démonté, une pandémie s'invite au milieu de tout cela. Très vite, le virus actif à des milliers de bornes s'est déplacé jusqu'à nous. Alors que quelques semaines auparavant, on nous avait demandé de ne pas céder à la panique. Grippette de rien, risque modéré de propagation dans la population française. Tout est sous contrôle. Tant et si bien que voilà, nous connaissons désormais tous, je crois, quelqu'un à qui c'est arrivé. L'abstraction du Covid 19 prend soudain des allures terriblement concrètes. Et, comme si la pandémie incontrôlable (au risque de propagation pourtant modéré, je vous le rappelle) n'était pas suffisamment flippante, voilà que la forêt de Tchernobyl se met à flamber dangereusement. Qu'est-ce qu'on ira encore nous inventer ? Que certes, oui, des nuages radioactifs se promènent ici ou là, mais qu'ils n'ont aucune chance de venir jusqu'à nous ?
Tout cela me semble terriblement thiéfainien. Quelle chanson colle le mieux à la situation ? J'hésite : Alligators 427, Maison Borniol, Demain les kids ? Je dirais : un petit mélange de tout cela. « La mort est devenue un état permanent » : affirmatif, malheureusement. Il suffit d'allumer sa radio ou sa télé pour en avoir la preuve. « Le monde est aux fantômes, aux hyènes et aux vautours » : affirmatif itou, si l'on considère que les hyènes et les vautours peuvent être les requins de la finance qui sont prêts à sacrifier une partie de la population sur l'autel de la sacro-sainte économie. Quand je pense à la réouverture des écoles annoncée pour le 11 mai, j'ai immédiatement en tête le refrain de Demain les kids : « Sacrifiez les enfants, fusillez les poètes ».
C'est drôle, parce que quand l'année 2020 a démarré, je l'ai saluée avec joie, sans trop savoir pourquoi. J'aimais bien l'effet miroir du 20 qui se répète. Et puis, au fil du temps, j'ai glissé vers une autre analyse, qui me ramène pas loin du chapitre 3. 20-20, ça fait légèrement vain-vain. « Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité ! ». Ce prologue se termine ainsi : « Il n'y a pas de souvenir pour ce qui est ancien, et nos descendants ne laisseront pas de souvenir chez ceux qui viendront après eux ». En d'autres termes : « L'humain peut disparaître et son monde avec lui »...
Si je me réfère aux propos que Thiéfaine tenait sur je ne sais plus quelle tournée (mince, j'ai la mémoire qui flanche, qui peut me la rafraîchir ?), je me demande ce qu'il a bien pu écrire il y a dix ans pour qu'on soit dans une telle panade !
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22/03/2020
Hubert-Félix le chat...
"Nous inspirions confiance. Et nous n'en avions aucun mérite, sauf celui que la jeunesse accorde pour très peu de temps à n'importe qui, comme un vague serment qui ne sera jamais tenu". Patrick MODIANO
Allez, pour rire un peu en ces « temps de désolation » (Thiéfaine ne croyait pas si bien dire lorsqu'il employait cette expression il y a quelques mois ; et pourtant, le connard de virus n'avait pas encore sévi)... Vous ai-je déjà dit qu'il y a plusieurs années, j'ai eu un chat qui répondait au doux nom d'Hubert-Félix ?! Non ? Eh bien je vous le dis aujourd'hui. Hubert-Félix le chat : je trouvais que ça en jetait ! Cependant, j'aurais dû me douter qu'en affublant le petit minou d'un prénom à double tiroir, j'avais peut-être, malgré moi, favorisé en lui une certaine schizophrénie. Hubert-Félix était duplice : il était capable de passer de la docilité la plus touchante à l'attitude la plus guerrière. Après avoir mendié des caresses, il pouvait vous arracher un doigt ! J'exagère à peine. Bref... Il était borderline, du genre à flirter avec la rébellion. Ce n'était pas un chat ordinaire. C'est le moins que l'on puisse dire.
Un jour de mars 2015, il a disparu dans la nature. Je l'ai cherché, je l'ai appelé, j'ai supplié dans le vide. Hubert-Félix demeura introuvable. Les années filèrent et j'oubliai le chat qui avait un délicieux pet au casque. Mais voilà que depuis plusieurs semaines, tous les jours, j'aperçois dans mon jardin une créature étrange, sur le pelage de laquelle les taches grises sont réparties comme celles d'Hubert-Félix. Ce chat reste tous les jours de longues heures ici. Quand il me voit, il se fige, se pose dans l'herbe et me fixe bizarrement. Il y a quelques semaines, il a passé un après-midi entier à m'observer alors que je ramassais, dans le jardin, les innombrables branches foutues à terre par les tempêtes successives de février. Dès que je me déplaçais, il me suivait (de loin) et se posait pour me regarder, inlassablement. À un moment, j'ai voulu l'approcher : il s'est sauvé. N'empêche que pas une seconde, jusqu'à hier, je n'avais pensé que ce chat puisse être notre Hubert. C'est ma fille Louise qui, la première, a émis cette hypothèse. Comme ça, en passant : « On dirait pas un peu Hubert-Félix ? », a-t-elle demandé. Et mon autre fille, Clara, d'abonder dans son sens : « Mais carrément ! ».
Peut-être qu'à force de tourner en rond dans leur semoule, confinement oblige, nos esprits finissent par yoyoter un brin. Mais tout de même, ce chat, nous l'avons vu, de nos yeux vu ! Ce genre de retour au bercail est-il possible ? Je me pose la question. Tous les soirs, notre Hubert-Félix (si c'est lui) disparaît mystérieusement. Ce qui m'a fait dire hier à mes filles (mais elles n'ont pas compris l'allusion) que peut-être son double pervers jouait dans un groupe de rock, quotidiennement, à la tombée de la nuit... Purée, il n'a pas pigé qu'on était en confinement, le Bébert ? Si c'est lui, il n'a pas changé : toujours aussi borderline !
Je vous espère en bonne forme, amis de ce blog. Si vous voulez bien, faites-moi un petit signe rassurant du fond de votre confinement ! Et désolée pour ce billet un peu crétin, mais la raison tangue en ce moment...
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07/03/2020
Un samedi matin en compagnie d'Hölderlin et d'Hubert !
"Les fantômes ne meurent pas. Il y aura toujours de la lumière à leurs fenêtres". Patrick MODIANO
Ce matin, j'ai écouté Stratégie de l'inespoir sur YouTube. Et puis j'ai laissé le truc aller à sa guise et me proposer une liste aléatoire de titres. Ce fut, d'abord, Je t'en remets au vent, version Palais des Sports 2015. Ensuite, Les dingues et les paumés, toujours au Palais des Sports. Soudain, dans ma cuisine, au petit déjeuner, je me suis vue transbahutée des années en arrière, tellement d'années en arrière qu'il vaut mieux ne pas en faire le compte : j'y serais encore demain. Bref... Il aura suffi d'une chanson pour que je revive ce moment de la bascule entre l'avant et l'après. L'avant Thiéfaine et l'après Thiéfaine.
Je suis jeune, en deuxième année de fac d'allemand. Mon prof de littérature, monsieur D., un passionné de tout ce qui va avec la Germanie (histoire, langue, beaux textes), nous parle souvent d'Hölderlin. La vie, plus que l'œuvre de ce dernier, me fascine : voilà un étrange type qui aura passé les 37 dernières années de sa vie enfermé dans une tour, à Tübingen. En 1796, Hölderlin devient le précepteur du fils du banquier Gontard, à Francfort-sur-le-Main. Il s'éprend de la mère de son élève, Susette Gontard. La relation ne durera pas : le mari de la jeune femme en aura vent et y mettra fin. Mais le souvenir de Susette hantera toujours Hölderlin. Elle apparaît sous les traits de Diotima dans le roman Hyperion.
Quelques années plus tard, entre 1801 et 1802, Hölderlin se retrouve précepteur chez le consul d'Allemagne, à Bordeaux. En 1802, il entreprend un voyage à pied pour regagner sa patrie. Le « retour de Bordeaux » est considéré comme le moment fatal, celui durant lequel Hölderlin aurait sombré dans la folie. En 1806, il fut interné dans une clinique, puis un menuisier lui donna l'hospitalité dans une tour située sur le Neckar, dans la très belle ville de Tübingen. C'est là, donc, qu'il devait passer les 37 dernières années de sa vie.
Je crois avoir publié ici un article sur Hölderlin, il y a longtemps. Je suppose qu'on peut le retrouver en tapant le nom du poète dans l'outil de recherche. Personnellement, je n'ai jamais réussi à me plonger dans l'univers d'Hölderlin. Il m'est trop hermétique. Peut-être devrais-je retenter le coup.
En tout cas, je n'oublierai jamais le trouble qui s'empara de moi lorsque, écoutant l'album H.F. Thiéfaine en concert (« objet » par lequel tout a commencé pour moi), je crus percevoir le nom du poète allemand dans Les dingues et les paumés. Étais-je certaine d'avoir bien entendu ? Je me vois encore rembobiner la cassette jusqu'à l'essoufflement : « ils croient voir venir Dieu, ils relisent Hölderlin ». Si, si, c'est sûr, Thiéfaine a bien dit cela. J'en suis comme deux ronds de flan : un chanteur français qui évoque un poète allemand dans une de ses chansons, ce n'est pas courant, c'est le moins qu'on puisse dire !
Le charme avait déjà opéré, bien avant que je ne tombe sur ce passage. Le coup des ascenseurs au fond des précipices m'avait prise dans ses filets quelques semaines plus tôt : c'était vertigineusement beau et diablement efficace pour celle que j'étais alors (ça l'est toujours). Une sorte de remède à distance. Thiéfaine, je ne savais même pas à quoi il ressemblait. J'avais vu deux ou trois photos de lui. Pas assez pour me faire une image précise de sa physionomie. Cela ajoutait au mystère. Longtemps, il fut pour moi l'homme « au visage de vent », aux contours flous. J'ignorais à peu près tout de lui en ces temps reculés : seuls me parvenaient ses mots, sa voix, sa musique. Il me semblait pouvoir les localiser : tous, ils venaient d'une contrée où, moi aussi, j'avais mes habitudes. Quelque part entre une rue barrée, à Hambourg ou ailleurs, et un caboulot enfumé jusqu'à ras bord, berceau d'une indéracinable mélancolie. À l'époque, je lisais également beaucoup Cioran...
Comment comprendre certaines fidélités dont on est destiné à ne plus démordre ? Lorsque je me pris l'uppercut HFT en pleine face, franchement, je ne savais pas qu'il allait durer des décennies. Je crois même pouvoir affirmer aujourd'hui, sans frime et sans crainte, qu'il « ne s'en ira qu'avec la bonne femme », comme disait ma mère à propos de certaines de ses petites manies ! Je ne sais pas comment ni pourquoi cette passion a traversé le temps, et de la plus belle des façons : en ne prenant pas une ride. Cette fidélité que j'ai dans le cœur, elle a été favorisée, il me semble, par bien des choses. Entre autres la propre fidélité d'Hubert, notamment à ses convictions. Je ne dis pas que sa carrière est faite de lignes droites ; elle a même, parfois, embrassé des virages déroutants. Mais n'est-ce pas là que réside la force de l'œuvre que nous admirons : dans sa capacité à enjamber les années, se renouvelant régulièrement tout en ne s'éloignant pas trop de son point d'ancrage originel ?
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29/02/2020
Aujourd'hui, des bleus et des bosses...
"Et me voilà, poussière d'étoile
Entraîné par les engrenages
Du carillon de la grande horloge
Métaphysique". Jacques HIGELIN
Oui, Jacques Higelin avait raison : le monde est, tour à tour, fou, puis flou, et je dirais même aigre par moments. Mais l'est-il au point d'avoir oublié celui qui l'enchantait de sa plume, de ses rires, de sa démarche dansante ? J'espère que non.
Là où Higelin donnait toute sa splendeur, c'était sur scène, bien sûr. J'ai encore en tête ses arrivées grandiloquentes, ses tenues soignées, ses cheveux en bazar. Impossible de mettre de l'ordre dans ce chaos en dessous duquel les pensées fusaient à la vitesse de la lumière. Les concerts de Jacques, ce n'étaient pas que des chansons, c'étaient aussi, souvent, des tirades kilométriques où il était question d'à peu près tout. Des injonctions, aussi, parfois : à aimer, à vivre dans les grandes largeurs l'instant présent, à ne pas rester engoncé dans une morne routine étouffante. Je me souviens en particulier d'une invitation à se montrer déjanté dès l'aurore venue, et allez hop, « on shoote dans les croissants » : la vie, quoi, le bordel !
Jacques, c'était quelqu'un. Une sorte de héros de la voltige. Un monsieur 100 000 volts, tiens, lui aussi, mais le surnom était déjà pris. En tout cas, quand on avait croisé sa route, on en restait irradié un long moment. Parfois, il pouvait être colérique et s'emporter pour trois fois rien. Cette irascibilité allait avec le personnage qui ne faisait jamais dans la demi-mesure. Ce n'est pas ce qu'on retiendra de lui en priorité, me semble-t-il. Non, ce qui restera, je crois, c'est tout l'éclat du bonhomme, la folie qui l'accompagnait et la joie qui l'animait. Il lui importait avant tout d'être là, d'être en vie : cela suffisait à son bonheur.
J'ai mis du temps à accepter l'idée de ne plus jamais aller le voir en concert. J'ai mis du temps à pouvoir le réécouter sans me transformer en madeleine à tout bout-de-champ. J'y suis allée timidement, à pas lents, pour que ça ne cogne pas trop. Tiens, aujourd'hui, j'ai même réussi à écouter Higelin 75, son dernier album qui résonne à la fois comme un testament et comme une série d'incantations presque tribales contre la camarde. Celle-ci traverse un grand nombre de morceaux, à grand renfort de mots ciselés, aiguisés comme des couteaux. L'emploi du temps est terrible : cette chanson est l'œuvre d'un homme qui sait qu'il a la mort aux trousses et qu'elle va finir par le choper par le colback. Ce qu'elle a fait...
La dernière phrase du livret, avant les remerciements, est la suivante : « Jack... Arrête de faire le con, laisse tomber la pression ». Ce qu'il a fait... De façon brutale et définitive. Celui qui était si vivant qu'il nous semblait invincible, celui qui était si fort qu'il nous semblait immortel. On a du mal à accepter que vieillissent nos idoles. Qu'elles meurent, n'en parlons pas ! Quelque part, ne voudrions-nous pas, un peu, beaucoup, qu'elles échappent à ce sort qui a pourtant décidé, au moins sur un point, de nous loger tous à la même enseigne ?
Dehors, le ciel est mauve. Cela n'aurait pas déplu à Jacques. Qui sait, si l'inspiration lui avait été favorable en ce jour rare - 29 février -, peut-être nous aurait-il écrit un beau poème sur ces traînées violacées qui parcourent furtivement le ciel avant de disparaître ? Bref, tout ce qu'il y a de plus déchirant...
Il est 18h45 et je réécouterais bien Paradis païen, histoire de ne pas tout à fait rompre le fil avec mon funambule préféré !
18:45 | Lien permanent | Commentaires (2)
09/02/2020
La Grande Sophie était à l'espace Marc Sangnier hier soir...
"J'écris. Je n'ai jamais connu d'autre habitation que la phrase à venir". Christian BOBIN
Il semblerait qu'en matière de chanson française, ma préférence aille aux porteurs de trois initiales : côté hommes, HFT. Côte femmes, LGS. Je veux dire la Grande Sophie, dont il a déjà été question ici. J'ai découvert cette chanteuse grâce à Hubert. Toujours lui ! Il faut qu'il soit sans arrêt dans les parages, c'est mon destin !
Petit retour en arrière : en 2002, je me procure l'album Les fils du coupeur de joints, sur lequel différents artistes rendent hommage à Thiéfaine. Je n'aime pas tout sur ce disque, loin de là. Je dois bien l'admettre : il m'est difficile de détacher les chansons d'Hubert de leur premier interprète, à qui elles vont si bien. Rien à dire : la voix est faite pour embrasser comme il se doit les accents mélancoliques ou grinçants des textes. La musique fond là-dessus comme une coulée de lave destinée à solidifier le tout. C'est beau, efficace, sans accrocs. Bref... Vous savez tout cela.
Sur l'album, quand même, un style retient mon attention : celui d'une femme qui chante Animal en quarantaine, à sa façon, avec un peu de légèreté. Cela s'éloigne beaucoup de l'œuvre originale, mais ce côté frais m'est d'emblée sympathique. Je me renseigne et tombe dans la marmite. La Grande Sophie est faite pour moi. Elle est jeune encore, mais elle parle déjà du temps qui passe. Ça, c'est vraiment un truc qui lui reste en travers, comme un mauvais bouillon. Sabliers, horloges, minuteurs, éphémérides : tout ce qui lui rappelle que le soir même il lui restera un jour de moins à vivre, ça la débecte. Alors elle chante sa révolte, toujours avec une énergie débordante. Elle dit l'enfance envolée, la première ride qui vient l'entailler, et pas seulement. Je découvre alors tout un univers qui me sied, tantôt rock, tantôt plus doux, et toujours juste. En 2009, l'album Des vagues et des ruisseaux me flanque un uppercut. Il accompagne alors un deuil qui vient de signer pour moi la fin de l'insouciance, la balafre en travers de la route. J'écoute des milliers de fois Quelqu'un d'autre et je pleure, en suppliant qu'une formule magique existe réellement qui pourrait me transbahuter dans la peau de la voisine qui n'est pas endeuillée, elle. La valse des adieux devient ma valse, celle que je danse en secret, tous les soirs dans le salon, avec ma mère en allée. Cet album fait partie de ceux que j'ai le plus écoutés dans ma vie.
Je décide de suivre la Grande Sophie à la trace, un peu comme je le fais avec Hubert. À chaque nouvel album, je suis déroutée. Jamais LGS ne s'installe dans la facilité pantouflarde d'un refrain éternellement répété sur d'autres modes, d'autres rythmes. Non, chaque nouvel opus est un virage, et il faut accepter de se laisser surprendre pour pouvoir le prendre avec elle. Se joue alors une mise en danger quasi permanente, qui entraîne dans sa suite et la chanteuse et son public. Mais j'en suis, à chaque fois. Parce qu'il y a là une manière qui n'a pas sa pareille dans la chanson féminine française. Parce que les arrangements sont à tomber, et que les textes donnent à réfléchir. Parce que la voix est pure et que la Grande Sophie l'étire parfois sauvagement, d'une façon à laquelle rien ne préparait l'auditeur deux secondes plus tôt. Ça claque, quoi !
Le dernier album, dont j'ai parlé ici, est lui aussi de taille à surprendre. Il est empreint d'une certaine gravité. Les textes, surtout. Il y est question du temps qui passe et qui froisse. Mais pas seulement. La Grande Sophie nous parle également, ici, de son lien avec le public (enfin, si j'ai bien compris la chanson Sur la pointe des pieds), de la force des mots et d'un amour qui a traversé plusieurs décennies (Nous étions). Le tout est parsemé d'audaces en tous genres : vocalises surprenantes, pleinement maîtrisées, rythmes hésitant entre rap et opéra, un morceau instrumental auquel répond dans la foulée le dépouillement identique d'une chanson interprétée a cappella : Sur la pointe des pieds, justement. C'est ce titre qui ouvre les concerts de la tournée actuelle. J'ai eu la chance d'assister à celui de Montigny-lès-Metz, hier soir, à l'espace culturel Marc Sangnier. Audace encore que de se présenter sur la pointe des pieds, dans une sobriété extrême, face au public. Suit la chanson Hanoï, très douce elle aussi. Mais qu'on ne se méprenne pas : la tranquillité, très peu pour la Grande Sophie, qui aime que ça bouge autour d'elle et en elle. La troisième chanson, Tu ne me reconnais pas, tirée du dernier album, vient appuyer sur un autre bouton, sur lequel il est sans doute écrit quelque chose comme « plus fort, plus haut, plus remuant ».
À plusieurs reprises, LGS enjoint le public de crier, de danser, de s'exprimer d'une manière ou d'une autre. En même temps qu'elle ou après. À l'arrière-plan, un écran sur lequel défilent différentes images. On y voit des visages, des profils, des paysages, des enfances... Tous les sens se régalent. La Grande Sophie navigue au milieu de tout cela, passant d'un point de la scène à un autre, d'une guitare à une autre, d'un registre à un autre. Au début, je crois entrevoir une lueur de crainte dans ses yeux. Elle semble scruter les étrangers qui sont devant elle et avec qui elle va passer la soirée. Elle semble se demander comment les choses vont se danser ce soir. Elle voudrait que toute la salle ondule, elle nous voit d'abord raides comme des piquets et prend peur : et si ce retour au pays, comme elle dit (elle est née à Thionville), n'était qu'un vaste flop ? Mais non, mais non, nous sommes là, nous répondons à l'appel et aux douces injonctions de la chanteuse. « Criez à me faire tomber par terre », dit-elle à un moment. Allez, pourquoi pas ? Les plus téméraires se lancent. Le public lorrain est, somme toute, de bonne composition. Toujours un peu en retrait dans les premiers temps, certes, mais capable de s'embraser si l'on s'y prend bien pour réchauffer son apparente frilosité. Et ça, justement, la Grande Sophie sait faire. Présente à cent pour cent à ce qu'elle fait, elle se donne, sans relâche. Elle a ce talent incroyable de pouvoir se concentrer tout entière sur l'instant qui ne reviendra pas, et cela emplit notre présent à nous. Cela lui vient peut-être de sa conscience aiguë de la finitude de toutes choses. Elle souhaite, semble-t-il, que chaque concert de cette tournée soit à marquer d'une pierre blanche, se détache singulièrement de tous les autres. Pour ce faire, elle a plusieurs techniques, dont celle-ci : elle écrit un poème sur chaque ville où elle se produit et elle le lit sur scène le soir. Celui d'hier était vraiment beau. Je n'en ai plus les termes exacts en tête, mais il parlait, entre autres, de ce fameux retour au pays qui chamboule...
Ce concert, c'était un beau séisme, franchement, avec une échelle de Richter oscillant entre affolement et vertige. Les points encore plus forts que tous les autres à mes yeux ? Quelqu'un d'autre, chanté sur un mode plus doux que sur l'album. Même mention pour Du courage et Quand le mois d'avril. Admiration totale quand la voix de la Grande Sophie s'envole sur les sommets où l'on croise la pureté des neiges éternelles. Voilà qui relève du tour de force puisqu'elle, elle vient plutôt d'un pays où chantent des cigales. Magie de l'art : transporter si haut que redescendre blesse toujours un peu... Hier, la Grande Sophie nous disait, en déployant son ample tenue de scène : « Vous avez vu, j'ai mis des ailes ». Surtout : elle nous en a donné !
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22/12/2019
Bluesymental tour ... de force !
"Si vous vivez, vous perdez. Il n'y a pas moyen de faire autrement". Christian BOBIN
Donc, j'ai une platine. Achetée l'année dernière à Noël, rien que pour accompagner un autre achat : celui du coffret de vinyles spécial 40 ans !
Ah, les vinyles, toute une page de poésie ! À ne manipuler qu'avec des précautions de dentellière effarouchée. On sort l'objet de son écrin, on le pose délicatement sur la platine, on lance le tout et c'est parti pour une série de grésillements d'une autre époque. Puis, une fois les grésillements passés, on embarque pour un son d'une pureté absolue, propre à décoiffer les oreilles ! C'est que ça a de la gueule, quand même !
Dans le coffret spécial 40 ans, le disque que j'aime le plus est celui du Bluesymental tour. Pour plusieurs raisons que je vais tenter de détailler ici. La toute première, c'est qu'on n'avait jusque là, comme souvenir de cette tournée, qu'une vidéo qui n'est elle-même plus qu'un souvenir ! On ne peut plus la regarder nulle part, à moins d'avoir encore un magnétoscope, ce qui est loin d'être le cas de tous !
Regardons le vinyle de plus près : la pochette est très belle. J'ai toujours aimé la photo de couverture, montrant un Hubert à l'air accablé, dont la tête, emplie sans doute de douloureuses visions, a besoin d'une main pour la soutenir en ses tristes divagations. Version « et moi je n'irai pas plus loin »... Quand on ouvre le vinyle, on tombe sur une double « page » présentant divers articles de journaux publiés à l'époque de la tournée. On découvre, sur les photos, un Thiéfaine aux yeux vert-de-gris, hallucinés. C'est un regard qu'on lui connaît bien et qui le montre habité par ce qu'il chante. Les articles de journaux ont, pour la plupart, des titres savoureux : « le poète aux santiags de vent », « une tranche de bonheur bien saignante », « Thiéfaine : ascenseur pour le ciel », « la poésie urbaine d'Hubert-Félix Thiéfaine », « bourlingue du poète moderne ».
Replaçons les choses dans leur contexte. Nous sommes au Transbordeur, à Lyon, le 13 février 1991. Encore en pleine guerre du Golfe, et on ne sait pas comment ça va tourner. Avant d'interpréter Les dingues et les paumés, Hubert envoie ces mots : « Ça va ? Vous flippez pas trop avec cette putain d'histoire de merde de guerre ? Un petit peu... Avec le genre de textes que j'écris, je vous promets pas de vous faire oublier tout ça, ni de vous rassurer ». Santiags de vent, oui, mais pas bottes de sept lieues qui permettraient de fuir le monde à toute vitesse. Hubert est perpétuellement ancré dans son époque, souvent à son grand dam, d'ailleurs ! Parenthèse à ce sujet : 27 ans plus tard, lors de la tournée des 40 ans, il parlera des temps de désolation qui courent sur la planète, et nous proposera une chanson pour nous remonter le moral : Éloge de la tristesse. Une fois encore, admirez la subtile ironie.
Qu'est-ce qui fait que le poète jurassien peut nous parler des pires choses sans pour autant bousiller notre foi en la vie ? Je dirais même qu'il la raffermit, pas vous ? Pour ma part, je crois que Thiéfaine agit sur moi comme Gary ou comme Cioran : en grand consolateur. À force d'être au plus loin de la franche rigolade, on tombe pile dedans ! Et puis, il y a aussi, régulièrement, cette distance ironique et bienfaisante sur toutes choses, qui produit son petit effet de recul. Puisque nous ne sommes pas là pour nous amuser, amusons-nous tout de même !
1991 : je n'ai pas encore découvert l'ovni Hubert. La soucoupe ne s'est pas encore posée dans mon histoire. Elle est en route, prête à en découdre avec toutes les intempéries. Elle atterrira dix-neuf mois plus tard. Et je reconnaîtrai en HFT un frère, un compagnon d'infortune, enfin je ne sais pas trop comment le définir : en tout cas quelqu'un qui aide à rendre le chemin moins obscur. C'est inestimable aubaine. Je mesure chaque jour, plus que « le temps qui nous apoplexise », la chance qui est la mienne, honnêtement, parce que je me sens accompagnée en mes errances. Ce n'est pas rien. Bref...
Il y a aussi, sur le Bluesymental tour, cette intro qui déchire et s'empale sur de merveilleux vertiges. Quelques accords plus tard, nous voilà bazardés dans cité X et plus précisément encore dans la chambre au ventilateur. Et cela m'évoque une lourde canicule, non seulement météorologique, mais aussi et surtout corporelle !
À la prochaine tournée, celle qui suivra la sortie de Fragments d'hébétude, je m'accrocherai au wagon, et solidement, mon gars ! Sans savoir que des wagons, il y en aura une joyeuse ribambelle. Jusqu'à plus soif, dirais-je, si cette soif-là devait connaître une fin (mais ce n'est pas le cas)...
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08/12/2019
Petit retour (un brin nostalgique) sur la tournée des quarante ans...
"J'avance à grandes enjambées pour semer la désolation". Olivia DE LAMBERTERIE
Allez, pour le plaisir, comme ça, replongeons-nous un instant, si vous voulez bien, dans la tournée qui s'est achevée il y a quinze jours (punaise, déjà). Qu'en retenez-vous ?
Pour ma part, j'en retiens :
-les performances scéniques d'Hubert : 71 ans et pas un seul cheveu blanc n'a poussé sur sa belle énergie,
-les facéties de ce même Hubert, le summum étant selon moi « bières, cercueils, catafalques, yogourts, acides », mais aussi « mangez des ortolans plus souvent » (façon Maïté sur France 3, tout cela pour introduire une chanson évoquant la dèche, le twist et le reste : admirez la subtile ironie),
-les performances vocales de ce même Hubert : là non plus, pas un seul cheveu blanc. Je trouve même que sa voix s'est bonifiée avec le temps, devenant plus grave et plus profonde, et conférant aux textes une portée encore plus grande,
-les acrobaties diverses et variées des musiciens, pas mal non plus au registre des performances,
-la joie qui fut la mienne quand je découvris la set-list du concert de Metz, le premier auquel j'assistai sur cette tournée, et cette émotion qui m'étrangla quand je constatai que la part belle était faite aux chansons de la vieille époque, celles qui ont eu le temps de sédimenter en moi depuis la fin de l'adolescence, à telle enseigne qu'elles me semblent désormais inscrites dans mes gènes (ben ouais, elles ont balayé ceux qui étaient là à l'origine pour se bâtir une casbah bien à elles : ne me secouez pas, donc, je suis pleine de refrains de Thiéfaine et toute erreur de manipulation pourrait entraîner de sérieux dommages),
-la folie qui fut la mienne (et que je ne regretterai jamais, façon Oscar Wilde) lorsque je décidai d'aller voir Hubert trois soirs d'affilée, faisant suivre la date messine de la date parisienne, puis la parisienne de la dijonnaise,
-Verdun, Verdun, Verdun, et sa puissance à nulle autre pareille ou presque (allez, j'avoue quand même que j'ai retrouvé quelque chose de semblable à l'Olympia), le beau sourire d'Hubert durant tout ce concert, un sourire comme une offrande, en réponse à celle que nous lui avions faite : le quai de Londres débordait d'une foule ébouriffée, venue là pour célébrer son Hubert en bonne et due forme (quarante ans de scène, ça s'arrose, à la mirabelle de Lorraine et à tout ce que vous voulez),
-les visages anxieux, cherchant une place dans le trafic devant une salle promettant d'être comble, les mêmes visages rendus à la joie une fois trouvée ladite place, et puis, plus tard dans la soirée, cette gratitude dans les yeux, cette façon de dire en silence « merci, Hubert, pour ces quarante ans où tu nous as littéralement portés et transportés »,
-les étreintes entre le père et le fils, proprement bouleversantes,
-les retrouvailles avant l'Olympia, avec les copines de Thiéfainie, Arabesque, Soph, Brigitte et même deux nouvelles (Chloé et Geneviève), le fou rire gigantesque à cause de mon billet de concert quintuple format,
-les rencontres après l'Olympia, avec Seb entre autres, les retrouvailles post-concert itou, avec ceux de la « première heure », notamment Évadné et Foxy,
-les petits mots échangés (sans retenue !) avec le Doc, qui peut-être va s'abonner au silence durant quelque temps, mais que nous n'oublions pas, tant il fait partie intégrante de la planète Thiéfaine,
-les discussions impromptues, virevoltant d'un bâton rompu à l'autre (« Moi, Thiéfaine, je l'écoute depuis le début », « Moi je le vois pour la première fois ce soir parce que c'est gratuit, sinon je ne peux pas me payer la place, j'ai attendu ce moment durant des années », « C'est un des derniers poètes qu'il nous reste »),
-les ambiances de surchauffe où l'on sent monter dans le public une bienfaisante osmose (nous sommes tous différents et pourtant étroitement réunis en nos extases).
J'en oublie sans doute, et je n'ai pas fini de revenir à ce billet, de le peaufiner jusqu'à ce que les mots parviennent à résonner au plus juste de tout ce qui a été vécu, engrangé, précieusement acquis durant cette tournée magique.
Je retiens aussi, et surtout, cette même attente dans tous les regards et dans tous les propos échangés : à quand le prochain album et, si album il y a, y aura-t-il également une nouvelle tournée ?
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29/11/2019
Il y a presque une semaine, déjà : l'Olympia...
"Tu traînes dans mes nuits comme on traîne à la messe
quand on n'a plus la foi et qu'on ne le sait pas
quand on traîne à genoux aux pieds d'une prêtresse
à résoudre une énigme qui n'existe pas". Hubert-Félix THIÉFAINE
Les Bretons ont pour habitude d'appeler novembre le mois noir. Quelque chose de cette tradition doit être passée dans mes veines car novembre est le mois que je déteste entre tous. Sauf quand il est, comme celui qui s'achève et celui de 2018, parsemé de petites pierres blanches. L'an dernier, je vivais, à peu près à la même époque, une odyssée HFT concentrée sur quatre soirs, formant un pont doré, entre un mercredi et un samedi. Et cette année, donc, l'Olympia.
Tentons de nous replonger dans l'ambiance de ce beau samedi que l'impitoyable marche du temps voudrait déjà reléguer aux oubliettes. L'écriture comme bouclier contre les assauts de ce « dieu fort inquiétant » qu'est Saturne...
Me voici donc, zonant dans l'après-midi aux alentours de la salle sise au numéro 28 du boulevard des Capucines. L'air de rien, j'observe la foule qui attend déjà de pied ferme. Cette fois, je ne vais pas m'y associer car j'ai une place assise. Entre nous soit dit : la connerie, ce truc ! Je le sais pourtant pour l'avoir expérimenté plusieurs fois : vivre un concert de Thiéfaine assis(e) et/ou de loin, c'est, à mes yeux, ne pas le vivre du tout. Mais le jour où j'ai acheté mon billet pour l'Olympia, il ne restait déjà plus aucune place dans la fosse. Prise de panique, je me suis jetée sur le premier machin qu'on me proposait, à savoir une place dans les gradins. Sur un strapontin, de surcroît. Strapontin : je n'y avais même pas fait attention. Bon sang, on dirait bien que mon étourderie me voue à claquer tôt ou tard vraiment connement, et sans avoir anticipé ! Bref... Le seul avantage qu'il y ait à être placé(e) ? Le fait de ne pas avoir à attendre dans le froid. Mais c'est bien le seul, vous verrez.
J'arrive donc, sur le mode de la flânerie, vers 20h20. Flânerie, flânerie : en apparence seulement. Car, intérieurement, j'ai déjà craqué, comme dans la chanson. C'est à croire que j'ai un lien de parenté avec le bardé de névroses de L'Agence ! En moi, l'effervescence est à son comble. Je m'installe sur mon foutu strapontin et les ennuis commencent. J'avise illico les proportions gargantuesques du monsieur qui est devant moi. Bon, à la réflexion, il n'était peut-être pas si grand que ça, mais l'énervement me fait faire d'une mouche un éléphant et d'un type de taille normale un géant incontournable. Je m'interroge : comment vais-je pouvoir éviter sa tête pendant le concert ? Je n'ai pas réellement le temps de cogiter, les lumières s'éteignent, l'intro retentit et me voilà partie pour 1968, en compagnie d'un séminariste à moto. Tout de même, je suis bien loin de la fosse, de cette braise incandescente que j'affectionne tout particulièrement. J'enrage. Un peu d'abord, puis beaucoup : deux personnes, arrivées en retard, m'obligent à détourner mon regard de la scène. Voilà qu'au moment où Hubert va dire « trois fois », j'ai la lumière de l'ouvreuse en pleine poire : les places qui étaient censées être occupées par les retardataires (tout près de moi, comme par hasard) sont déjà prises, et il faut déloger ceux qui ont posé leur séant là où ils n'avaient aucun droit de le faire. Je fulmine. Je soupire tellement fort que l'ouvreuse se sent obligée de s'excuser. Me voilà vénère, comme diraient mes filles.
Une fois les retardataires installés, je me dis : « Allez, ça va le faire. Tu es un peu loin du volcan, certes, mais cette tournée, tu l'as vue plus d'une fois, tu en connais tous les rouages et les secrets ». Méthode Coué : vouée à l'échec quand j'ai de toute façon une autre idée en tête. Le monsieur devant moi ne se contente pas d'être grand (je pense qu'il l'était quand même, un peu) : voilà qu'il brandit un portable destiné à filmer le concert. Je vais devenir maboule, la tête coincée dans un strapontin, et tous les sangs en ébullition. Je pense à ma fille aînée, qui a coutume de dire que même si je n'en ai pas l'air comme ça, au fond de moi, je suis une rageuse. Cela me donne des ailes. J'élabore une stratégie qui me permettra de m'approcher subrepticement (et subtilement si possible) de la marmite dansante où cela bout, où cela frit, où il fait bon être. Au préalable, dans la semaine qui vient de s'écouler, j'ai lu par le menu le règlement de l'Olympia. Je n'ai que cela à foutre avant une inspection ! En fait, j'avais déjà ma petite idée tordue : y aurait-il moyen de rejoindre la fosse ? Non, c'est strictement interdit, est-il stipulé dans ledit règlement. Me voilà cuite. Mais, tout de même, un étage en dessous, il y a des gens debout. Ils devaient sûrement avoir, au départ, des places assises. Il y a peut-être un espoir. Je passe plus de temps à les regarder qu'à fixer la scène. Tant pis, ce sera pour plus tard, quand je serai vraiment installée comme il se doit. Entre deux chansons, hop, je rassemble mes affaires, et je me tire. Me voilà debout, à l'étage qui surplombe la fosse, et je respire déjà un air plus vivifiant. Ah, comme j'ai eu raison d'écouter la rageuse en moi ! Comme j'ai eu raison de penser à ma fille qui me connaît si bien ! Je me mets à chanter sans retenue, et je peux enfin ouvrir tous les pores de ma peau aux si belles chansons de cette tournée. Toutes celles que j'aime y sont, ou presque. Comme beaucoup d'irréductibles, je réclame depuis près de vingt ans l'interpétation de Vendôme sur scène. Quelques jours avant l'Olympia, j'ai eu vent d'un truc : peut-être bien que nous allons avoir droit à LA chanson espérée depuis des lustres. J'en suis même sûre, car Facebook m'a bien eue sur ce coup-là, affichant en premier, dans le fil d'actualités, les dernières nouvelles concernant HFT, et notamment un certain concert à Montbéliard. Bon, j'avoue que j'aurais aimé que la surprise demeure intacte, absolument intouchée jusqu'au bout. Pour ne pas la bousiller tout à fait, cette surprise, je me suis interdit de regarder les vidéos qui circulaient sur Internet. Ah, ces outils technologiques : des flingueurs quand même... Bref, je sais donc que nous entendrons sûrement Vendôme, mais je ne sais ni à quel moment du concert, ni comment ce titre sera interprété. Et soudain, voilà que le joyau sort de son écrin : Hubert s'installe, seul avec sa guitare, sur le canapé qui se trouve sur scène. Des notes retentissent que je n'identifie pas. Et puis d'un coup, cette voix venue des profondeurs... « Tu traînes dans mes nuits comme on traîne à la messe quand on n'a plus la foi et qu'on ne le sait pas ». Cette chanson, j'ai dû l'écouter des milliards de fois. Elle me renverse. C'est, selon moi, une des plus belles du répertoire d'HFT. Et la voilà devant nous, offerte par l'artiste. Émouvant d'application sur ce coup-là. Je suis bouleversée car qui dit Vendôme en cette fin de tournée dit, en gros, « j'ai tenu compte de votre demande ». Je perçois ce cadeau comme une marque de respect et de reconnaissance envers le public. Pas vous ?
Et la soirée passe. Je suis toujours debout, entre deux eaux (gradins et fosse). Le public est beau : recueilli durant les morceaux tendres, et électrisé dès que ça bouge un peu. Sweet Amanite Phalloïde Queen déclenche la même avalanche de folie que partout où je l'ai entendue au cours de cette tournée. Franchement, y'a pas à dire : nous sommes un public d'enfer !
Au bout d'un moment, voyant ceux d'en bas en transe, je me dis que je ne suis toujours pas assez près du cœur qui palpite : je descends de quelques marches. Et j'aperçois quelqu'un qui me fait signe, quelqu'un que j'ai rencontré au concert de Verdun. Il y a un siège inoccupé à ses côtés, au balcon, pile au-dessus de la scène. C'est là que je finis la soirée, certaine d'avoir enfin trouvé la place qui me revenait de plein droit ! Non mais ! Nous ne restons pas longtemps assis. Et, d'ailleurs, toute la salle est debout, comme unie (ou communie) en une seule et même prière. Certains musiciens ne cachent pas leur émotion : à la fin d'Un automne à Tanger, j'ai vu Lucas refouler ses larmes. Plus tard, c'est Alice qui quittera la scène plein de sanglots. Ben ouais quoi, c'est une page qui se tourne, une de plus sous nos doigts inaptes à retenir les choses de cette vie...
La fille du coupeur de joints embrase le public. On voudrait que cette ritournelle n'en finisse jamais de verser son miel dans nos oreilles. Puisque c'est une balade qui pourrait tourner ad vitam aeternam, n'y aurait-il pas moyen, vraiment ? Je suis peut-être stupide, mais c'est ce moment précis que je choisis pour pleurer à chaudes larmes. C'est que, quand même, cette Fille, ce soir, signe la fin d'une sacrée aventure. Dans quelques instants, tout s'éteindra, et chacun repartira dans sa solitude.
Après nous avoir fait chanter Dernière station à tue-tête, Hubert nous salue et nous remercie chaleureusement. Il dit que le moteur de cette histoire qui dure depuis quarante ans, c'est nous, et l'on se sent tout chose soudainement. On se dit que c'est vrai, sans doute, chacun de nous a apporté sa petite pierre à l'édifice. Chacun est venu comme il était dans ce cirque un peu pervers, et il en est ressorti, à chaque fois, ragaillardi. On en redemanderait volontiers, mais l'heure n'est déjà plus aux rappels. Elle est aux adieux, elle est au cafard. Et merde, on finit toujours sur l'éternel quai de gare, c'est donc vrai.
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