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25/08/2018

Parallèles (au masculin)

"J'ai toujours aimé rêver debout, la vie redevient de bonne compagnie". André BLANCHARD

 

Avez-vous déjà remarqué comme, souvent, des liens subtils existent entre les différents univers qui nous happent ? Combien de fois m'arrive-t-il de me rendre compte qu'un chanteur ou un auteur que j'affectionne se réclame des mêmes admirations que moi ! Ou que tel auteur que j'aime finit par aborder les mêmes thèmes que cet autre que j'aime aussi. C'est comme si de mystérieuses passerelles naviguaient d'une rive à l'autre, afin de mieux nous y ancrer. Heureux de nous rendre compte de ces affinités, on voit soudain apparaître des parallèles évidents, du genre « mais oui, mais c'est bien sûr ! ». Au masculin, les parallèles se permettent des collisions et des télescopages, tandis que leur féminin, infiniment triste et monotone, les condamne à ne se rencontrer jamais. Bref, trêve de palabres, venons-en à l'objet de ce billet : deux univers que j'aime se mettent soudain à se refiler l'un l'autre des échos, à s'envoyer des ricochets. Il y a quelques années, un certain Jean-Mi, de ma connaissance, était venu parler, dans les commentaires au bas d'une note, du lien qu'il voyait entre l'écrivain André Blanchard et Hubert-Félix Thiéfaine. Une certaine Kawa, toujours dans les commentaires, avait abondé dans le sens de Jean-Mi. Ignorant à ce moment-là absolument tout de l'écriture de Blanchard, je n'avais pas rebondi comme il se devait. Mais il arrive que des oublis ou des négligences nous offrent une seconde chance de les réparer. Et c'est ainsi qu'il y a quelques jours, j'ai découvert Entre chien et loup et Pèlerinages de Blanchard. Déjà, le titre des Carnets datant de 1987, Entre chien et loup, me ramène à La mélancolie, de Ferré :

« C'est avoir le noir

sans savoir très bien

ce qu'il faudrait voir

entre loup et chien ».

Premier pont d'une longue série...

La mélancolie, parlons-en, tiens ! Elle imbibe l'œuvre de Blanchard, autant que celle de Thiéfaine, comme un carburant qui la ferait avancer. Ce qu'il faudrait voir entre loup et chien ? Des abîmes ! Mais, de même qu'un don, selon le mot de Truman Capote, est toujours accompagné d'un fouet, il me semble que toute ombre a son pendant dans le royaume de la lumière. Peut-être que les mélancoliques ont les yeux plus ouverts que les autres, peut-être qu'ils voient mieux et les poisons et, ce qui n'est pas menu fretin, les splendeurs. Si Blanchard (comme Thiéfaine) sait décrire avec une finesse déchirante les moments où tout poids (celui du monde, celui de la vie que l'on mène, ou plutôt qui nous mène) devient écrasant, il sait aussi (comme Thiéfaine) saisir la poésie d'un paysage ou d'un instant et la condenser en quelques lignes, voire quelques mots. Ici, sous la plume de Blanchard, le silence est tel qu'on le « dirait d'avant le big bang », là « le soleil de septembre sert à l'été l'égal d'un dernier verre ». Et nous, lecteur ébloui, on en redemande tant c'est exactement ce que l'on rêvait de lire depuis des siècles et qui ne venait pas ! C'est comme découvrir l'œuvre de Thiéfaine, on se dit soudain (en tout cas, je me dis soudain, il y a 26 ans de cela) : « Quoi, ceci existait donc et je ne le savais pas ? ». Pour un peu, on se flagellerait d'avoir perdu tant de temps et d'avoir laissé filer, dans une brèche, la grâce ! Mais on se ressaisit, on n'y pouvait rien, on n'avait pas encore fait les bonnes rencontres, celles qui nous feraient aller d'une rive à l'autre pour mieux nous y ancrer. Alors on se regarde avec indulgence et l'on sait dans l'instant que le temps perdu se rattrape. Je me revois, jeunette de même pas vingt ans, me prendre en plein cœur une décharge électrique nommée HFT et m'émerveiller de jour en jour de tout ce qu'il me restait à découvrir alors. Car le monsieur avait déjà une certaine carrière derrière lui, il suffisait d'ouvrir les bras (et le porte-monnaie de ma mère à l'époque !) et de se servir. Bref... On a donc parfois des éblouissements, des ébahissements qui justifient toutes les traversées du désert. On se félicite d'avoir tenu au cœur des tempêtes puisque c'était pour arriver jusqu'à cela, que l'on pourrait appeler le Graal...

Alors, donc, le lien entre Blanchard et Thiéfaine, en plus de cette capacité à saisir le fugace ? Une écriture absolument hors de tout sentier battu, comme on en rencontre si rarement. Avec Hubert, impossible de prévoir la rime qui va suivre. On ne peut même pas, en tant qu'auditeur, prétendre pouvoir attendre tel ou tel adjectif. On n'attend rien, strictement rien, car ce qui nous sera servi au bout du vers sera au-delà de toute attente. Même chose, je crois, avec Blanchard. Inutile d'imaginer que tel mot sera accompagné d'une convenance : ce qui va nous tomber dessus sera au-delà de toute habitude. C'est une écriture qui se repousse elle-même en ses derniers retranchements, comme celle d'HFT, mais vous le savez mieux que moi.

Il y a aussi cette enfance que tous deux connurent en Franche-Comté. Il y a cette éducation façonnée par les prêtres. Il y a l'humiliation subie, à quelques années de distance, par deux gamins dont les aspirations étaient trop grandes pour être parquées dans une cour de récré ou une salle d'étude. Il y a les brimades qui préparèrent sans doute un sordide terreau à cette putain de résilience zéro. Je lis Blanchard et il me semble entendre Thiéfaine. Ainsi dans ce passage de Pèlerinages :

« Ce sont des tableaux enfuis, en prime du noir, que je dois réquisitionner si je veux me représenter ce collège où j'ai vécu de la sixième à la seconde, où j'ai éreinté mon allant et, tête de Turc, désappris la confiance, lâché au beau milieu de la bourgeoisie, la grande plutôt que la petite, laquelle ne m'envoya pas dire, sinon en des termes moins trouvés, que nous n'avions pas eu les mêmes matins de Noël, ni les mêmes lieux de vacances. »

Je poursuis ma lecture. Je lis Blanchard et il me semble voir Thiéfaine dans ce reportage qui nous le montre, les traits crispés, l'émotion palpable, revenant dans une institution synonyme d'enfermement misérable :

« Est-il étonnant que, parti de ce collège en 1967, j'aie attendu trente-trois années, et ces sinistres souvenirs enfin crucifiés, pour venir pousser une flânerie jusqu'à ce porche, seule survivance, telle quelle, de l'époque où je le passais, rentrant le dimanche soir, ma vie barbouillée au bord des lèvres. »

Un peu plus loin, Blanchard nous dit qu'alors, courber l'échine « fut son programme ». Ajoutant ceci : « C'est pourquoi j'aurai passé mon âge d'homme à la redresser ; et à ce qu'elle ne plie plus ». Là encore, le parallèle avec Thiéfaine me semble évident. Le parcours du poète jurassien ne suffit-il pas à lui seul à prouver qu'en matière de redressage d'échine, il se pose là, notre Hubert ? Œuvrant parfois dans l'ombre, toujours avec la foi du charbonnier qui ne se laissera pour rien au monde détourner de la voie qu'il s'est tracée, fût-elle semée d'embûches !

André Blanchard avait une idée si pure de la littérature qu'en faire commerce lui eût semblé sinistre farce. Pire encore : une injure, un crachat. Au tralala et aux « trompettes de la renommée », il préféra cette ombre qui lui permit de ne jamais lâcher sa proie. Je vois dans ce choix (enfin, si j'ai bien compris la démarche de cet auteur) une intégrité qui voisine avec l'héroïsme. Notre ami Hubert, lui aussi, se tient quand même (quoi que ce soit un peu moins vrai, peut-être, ces dernières années) assez éloigné de certains projecteurs. Et encore un parallèle !

Je récapitule : deux écritures en marge de tout ordre préétabli, qui bousculent l'imagination et lui ouvrent des horizons qui donnent à voir l'immensité, une souffrance native que l'art conjure avec brio, une enfance au bec bien souvent cloué et à l'échine courbée. Et j'ai oublié les coups de griffe où excellent l'un et l'autre, et l'humour décapant ! Ce qui me frappe plus que tout le reste, j'insiste, c'est le petit grain de folie de l'écriture qui, régulièrement, devient bateau ivre que ne guident plus ni les haleurs, ni aucune règle ! Bref, je résume : écoutez Thiéfaine et lisez Blanchard ! Cela fouettera vos sens comme rien d'autre !

23/06/2018

Faune onirique...

"Il y a plein de secrets dans une vie, l'écriture tourne autour, on y entre, ou jamais". Annie ERNAUX

 

Je ne sais pas trop pourquoi Hubert-Félix Thiéfaine revient régulièrement dans mes rêves. Sans doute parce qu'il occupe une place assez importante dans ma vie ! Toujours est-il que mes délires oniriques m'ont souvent amenée à le croiser en des lieux improbables et dans des situations tout aussi insolites : je me souviens de ce rêve étrange dans lequel j'allais acheter un pack de bière (moi qui ne bois jamais une goutte de ce breuvage !) au supermarché du coin et où je tombais nez à nez avec Hubert ! Il y a eu bien d'autres rêves de ce genre, j'ai dû m'amuser à en noter le contenu quelque part, sans jamais chercher à en analyser les tenants et les aboutissants psychologiques. Me disant vaguement quand même, à chaque fois, que tout cela manquait de sérieux, de maturité surtout. Il y a là, peut-être (ce n'est pas prouvé scientifiquement !) la preuve d'un dérèglement effarant. Si c'est le cas, je préfère ne pas en connaître le nom, ni le pourquoi, ni le comment.

 

Dernièrement, deux rêves étranges ont encore hanté mes nuits : dans le premier, Hubert donnait un concert dans le garage de ma maison. Au début, je me disais qu'il n'y aurait jamais assez de place là-dedans pour accueillir et le public, et toute l'équipe (parce que tout le monde était de la partie : les musiciens de la dernière tournée, ainsi que tous ceux qui œuvrent dans l'ombre et n'apparaissent pas sur scène !), puis les choses finissaient par se faire plutôt naturellement. Personne (à part moi) ne trouvait l'endroit incongru. Un concert dans un garage, cela ne choquait personne, et je finissais par ne plus me poser aucune question, m'abandonnant seulement, par la suite, au plaisir d'écouter les chansons d'Hubert. Cette semaine, dans la nuit de jeudi à vendredi, ma « faune onirique » a de nouveau fait des siennes, prouvant, si c'était encore nécessaire, que cela yoyotait sérieusement là-haut ! J'ai rêvé que Thiéfaine se produisait dans un snack, je ne sais pas trop dans quelle localité ! La scène, c'était la baraque à frites, et le public était dehors. Hubert était seul dans son truc, une espèce de roulotte installée sur une grande place. Le public, j'en faisais partie, cela va sans dire. Pourquoi irais-je rêver d'un concert d'Hubert auquel je n'assisterais pas ? Je ne suis pas maso, tout de même ! Bref... HFT faisait un peu « animal en quarantaine », relégué dans une cage, mais cela prenait malgré tout : on en redemandait, on bichait, comme dans un concert réel, quoi !

 

Ce que je retiens de ces rêves ? C'est que le lien avec l'Allemagne, bien que flou, apparaît à deux reprises : la bière, le snack (ou Imbiss, dans la langue de Goethe !). Pour le garage, je ne sais pas. Quoique, quoique : à Sarrebruck, il existe une salle de concert qui s'appelle « die Garage ». Je laisse aux spécialistes de la psychanalyse du singe le soin de démêler les enchevêtrements tortueux de ces paysages oniriques un peu barges. Peut-être existe-t-il réellement un fil conducteur là-dedans ? Peut-être que mon cerveau turbine un peu trop ? Ou peut-être qu'à force de côtoyer de très près l'écriture parfois surréaliste de l'ami Hubert, j'ai envoyé mon subconscient, ou je ne sais trop qui là-dedans, peut-être la folle du logis elle-même, dans des eaux troubles où cela tangue particulièrement fort ? Je me le demande...

 

16/06/2018

Foule sentimentale et plus encore

"La vie n'est qu'une allusion à ce qu'elle aurait pu être". Jean-Claude PIROTTE

 

Le vendredi 8 juin, Thiéfaine était l'un des invités de Didier Varrod dans l'émission Foule sentimentale. À réécouter sans modération sur le site de France Inter ! À un moment donné, Didier Varrod s'est lancé dans une jolie présentation d'HFT, parlant pour lui, à la première personne du singulier (même si l'on sait bien qu'Hubert est pluriel et plusieurs !!!). Cela donne cela :

Je m'appelle Hubert-Félix Thiéfaine. Je suis né à quatre heures du matin, sous les vibrations d'une étoile désintégrée, en Franche-Comté. Hitler était mort, Vercingétorix aussi. J'ai un point commun avec le chanteur Renaud : je fus génial à l'école jusqu'au jour où je m'aperçus qu'un instituteur avait remplacé l'institutrice. Je commençai donc mon apprentissage de l'ennui. Et me revenaient soudain, parfois, les souvenirs musicaux de mon enfance, forcément liés à ma maman qui me berçait en rythme sur des chansons tristes et réalistes.

 

Ici, on entend Les roses blanches.

 

Puis, Didier Varrod reprend :

Je m'appelle Hubert-Félix Thiéfaine. Je sais depuis toujours le poids du conditionnement. En effet, ces roses blanches ont aussi, peut-être, fleuri inconsciemment dans ma chanson Critique du chapitre 3, un titre inspiré par l'Ecclésiaste. Elle commence par : « Et les roses de l'été sont souvent aussi noires que les charmes exhalés dans nos trous de mémoire ». À propos d'Ecclésiaste, enfant, figurez-vous que je fus, par la force des choses, contraint de penser que Dieu existait. J'ai même fait sa connaissance dans un collège aux chatoyantes soutanes où les oiseaux déchiffraient le latin en chantant des cantiques. C'est eux qui m'ont donné l'envie de faire des chansons.

 

Et cela continue ainsi durant quelques minutes, pour aboutir à cela, que j'ai trouvé tellement beau qu'il m'a semblé que cela devait impérativement atterrir sur ce blog :

Non, je ne suis pas Hubert-Félix Thiéfaine. Vous, vous êtes Hubert-Félix Thiéfaine. Comment vous dire que je, nous, vous, ils vous aiment ? Pour votre humilité, évidemment, votre poésie mathématique et vénéneuse, pour vos frères maudits, Céline, Miller, Bukowski, Rimbaud. Moi je vous aime parce que vous citez Jim Morrison : « Nous avons été métamorphosés d'un corps fou dansant sur les collines en une paire d'yeux fixant le noir ». Je vous aime aussi parce que vous avez parfois décrit les catastrophes avant qu'on les évite. Je vous admire surtout parce que vos derniers albums sont toujours les meilleurs, ce qui est très, très, très, très rare. Je vous aime enfin parce que pour vous, écrire une chanson, c'est une longue phase érotique de préparation. Chaque nouvelle chanson est ainsi pour vous une balise que vous plantez dans votre vie. Vous en avez planté aussi dans la nôtre, pas mal de balises. Aujourd'hui, donc, vous avez quarante ans. Vous transmettez votre expérience. Vous êtes à la fois la môme kaléidoscope, Lorelei Sebasto Cha, la fille du coupeur de joints, et on reste bouleversé. Vous êtes surtout un homme dont les lubies sentimentales nous protègent de l'amour désaffecté. Et vous êtes un transmetteur qui appliquez ce proverbe chinois à la lettre : « Mieux vaut transmettre un art à son fils que de lui léguer mille pièces d'or ».

 

Voilà donc une émission que l'on écoutera avec profit ! Il y a également ce petit entretien, sympa comme tout, sur Causeur.fr, et tout cela permettra de fleurir le week-end :

https://www.causeur.fr/thiefaine-mai-68-nihiliste-gauchis...

18/04/2018

Merci l'ami...

"Vivez heureux aujourd'hui. Demain il sera trop tard". Jacques HIGELIN

 

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Il nous était tombé du ciel, comme une douce manne. Chassé du paradis originel par des anges à qui l'on peut rendre grâce jusqu'à la fin des temps pour ce geste qu'ils eurent : d'un doigt nous envoyer Jacques, le parachuter hors des nuages. Qu'il ait posé ses yeux rêveurs sur notre monde, qu'il ait foulé de ses pieds dansants notre sol, celui-là même où nos pas se traînent si lourds, parfois, ce fut providence, ce fut enchantement. Son métier, c'était d'ailleurs enchanteur. Plus qu'une profession, une profession de foi. Car il avait foi en la vie, Jacquot, il remerciait chaque jour à sa manière le merveilleux big bang qui lui avait permis d'atterrir ici. Il se déclarait volontiers grain de poussière et la mort revenait régulièrement hanter sa plume, tel un char d'assaut. On la sent particulièrement dans le dernier album, qui sonne désormais comme un adieu. En 2016, déjà, avec ce Higelin 75, Jacques nous disait qu'il se retirait du monde. Le temps de faire quelques bagages et d'y enfermer précautionneusement ses amours, de les plier soigneusement pour le grand voyage. Une dédicace à ses enfants, à sa femme, à ses amis, au public, et hop, au revoir Jacquot, « poussière d'étoile » livrée aux imbécillités de la grande faucheuse. Mais cette mort qu'il chantait déjà dans les années 70 n'était pour ainsi dire qu'un détail en comparaison de ce qu'il aimait à célébrer avec grandiloquence, euphorie, tambour battant : la vie. Être là, être en vie, voilà ce qui lui tenait à cœur, ce cœur qu'il avait si grand qu'il en distribuait des morceaux ici ou là, inlassablement. Assister à un concert d'Higelin, c'était comme se pointer à un rendez-vous d'amour : on s'y rendait fébrile, tout tremblant. On ne savait pas ce qui allait nous arriver. La plupart du temps, quand le sieur était bien luné, c'était un éblouissement qui nous tombait dessus. Parfois, cela pouvait être autre chose, de grimaçant et de moins drôle, je l'ai dit ici et je n'y reviendrai pas. Un concert d'Higelin, c'était un truc auquel on ne pouvait pas mettre d'emblée une frontière bien claire : on savait quand ça commençait, on ne savait jamais quand ça allait finir. Ni comment. Je me souviens d'une soirée privée dans une salle de Pont-à-Mousson, perdue au fond d'une arrière-cour, qui avait duré jusque tard dans la nuit ! C'était gratuit, champagne pour les uns, caviar pour les autres, et magie pour tout le monde. Ce soir-là, il nous avait donné bien plus qu'un concert : un bout d'éternité, un de ces instants qui restent à jamais gravés dans la chair, tels des tatouages sublimes. Il nous avait parlé de Trenet, nous avait encouragés à passer au-dessus des barrières intérieures qui peut-être ralentissaient encore notre marche vers son œuvre. C'est grâce à Higelin que je pus me réconcilier un peu avec celui qui jusque là m'avait semblé surtout très niais. Je découvris alors une poésie moins lisse qu'il n'y paraissait de prime abord. Je bousculai mes réticences. « Shooter dans les croissants » au petit matin, c'est ça qu'il faut faire pour que les aubes prennent du relief et ne restent pas de mornes plaines, voilà ce qu'il nous avait dit un soir, en substance, Jacquot. J'ai retenu la leçon. Shooter dans les croissants, c'était peut-être aussi, à ses yeux, donner un coup de pied à ses habitudes, les fouler à la base pour ne pas rester parmi ceux que Rimbaud appelait les assis. C'est en tout cas comme ça que j'ai compris les choses. Et tant pis si c'est de travers, ou tant mieux, je ne sais pas. Jacques aimait à répéter qu'il ignorait ce qu'était l'envers, ce qu'était l'endroit, il vivait dans une complexité où explosaient toutes les coutures. « La vie, quoi, le bordel ». Infatigable flâneur, increvable funambule, il se plaisait à « flâner entre les intervalles ». Ce n'était pas une posture, c'était une façon d'être. Sa façon d'être au monde. Il savait que tout est éphémère ici-bas, la beauté de la vie tout autant que la détresse. Une traînée de poudre dans un ciel toujours changeant. C'est pourquoi il nous enjoignait de vivre heureux aujourd'hui parce que demain il serait trop tard. Ce n'est pas pour rien que dans Château de sable, la dernière chanson de Beau repaire, il est question de « sabler le champagne à la gloire de l'éphémère ». Le fugace, il en faisait son affaire. Plutôt que de le déplorer, il lui bâtissait des temples. Il était de ceux qui s'agenouillent « au pied d'une fleur des champs ». De ceux qui nous rendent « l'âme du printemps » encore plus légère, encore plus ondoyante.

Je suis bien triste, encore, de savoir que plus jamais je ne m'endimancherai le cœur à l'idée d'aller rejoindre Jacques dans un de ses beaux repaires fantastiquement mal famés, je suis triste de me dire que la machine s'est comme enrayée et que tout a désormais le goût des printemps qui ne reviendront plus. Mais que je suis heureuse d'avoir croisé son œuvre et de l'avoir laissée entrer dans ma vie pour l'enflammer ! Jacques a semé sur ma route des petites pierres d'or qui font à chaque aurore des scintillements bienfaisants. Un seul mot me vient aux lèvres : merci.

07/04/2018

Adieu l'ami...

"La vie sur Terre est une gorgée

de miel dans un verre d'amertume". Jacques HIGELIN

 

Réveil déglingué ce matin, avec un « casque sur le nez »... Impossible de raccorder les fils. J'ai passé la nuit entre le rire et les larmes, atterrée par la mauvaise nouvelle qui est venue heurter de plein fouet ma galaxie hier, aux environs de midi. Plusieurs messages sur le téléphone : « Je pense à toi, tu dois être bien triste ». J'ai tout de suite su qu'un artiste venait de disparaître. Je savais que Jacques Higelin était malade mais, secrètement, j'espérais un miracle. J'avais bien eu vent, comme tout le monde, de propos alarmants lâchés ici ou là au sujet de sa santé. Mais quelque chose en moi, furieusement, résistait à l'évidence. Puérilement, je me disais que ce n'était pas possible, pas lui, pas maintenant. Et même : pas lui, jamais. Quand on a, comme il l'avait, l'amour de la vie chevillé au corps, on ne meurt pas, ce n'est pas pensable.

Eh bien si, Jacquot est mort, à l'aube d'une joyeuse journée d'avril, alors que le printemps fleurissait enfin, après des mois de grisaille. J'ai passé la nuit emprisonnée dans la brume des souvenirs. Je revoyais Higelin, arrivant au JDM, droit et élégant dans un somptueux costume gris, prenant le temps de faire une révérence au public avant de se mettre au piano. Je revoyais Higelin, je l'entendais, surtout, ne cessant de s'étonner, un soir de je ne sais plus quelle année, de se trouver à Rombas, en Moselle. Il trouvait le nom chargé d'une multitude de possibles. Au fil du concert, c'était devenu « Rom-basse », parce que cela avait bien plus de gueule que Rombas. « Rom-basse » : avec un roulement de gorge au début du mot et un « S » au bout qui n'en finissait pas de serpenter dans la bouche du grand Jacques. Il avait même demandé à ses musiciens de créer un rythme spécial rien que pour Rombasse, et on avait soudain l'impression de décoller de la terre lorraine et de se retrouver parachuté en territoire inconnu, exotique à souhait. C'était ça, la magie Higelin : savoir réveiller tout un champ de possibles, n'en faire qu'à sa tête pour ajuster l'infini à son imagination débordante. Cette nuit encore, je revoyais Higelin soulever des montagnes à Vandœuvre-lès-Nancy et entraîner tout le public dans une ode à « Gourdon, Alpes-Maritimes ». J'entendais cogner son grain de folie à mes tempes : « Le matin, allez, on y va, on shoote dans les croissants ». Bref, on fait exploser la vie, on la fait déborder de toutes les coutures parce que la monotonie ressemble trop à la mort. Je me revoyais à Toul, arrivant tout juste pour le début d'un de ses concerts, et me retrouvant, estomaquée, un peu gênée, à côté du père d'un de mes élèves !! C'était ça, la magie Higelin : amener des collisions, créer des entrechocs, de l'impromptu, de l'inespéré, de l'inattendu ! Mettre du flamboyant dans tous les interstices. Et que la lumière soit. Cette nuit, je revoyais aussi, pourquoi le nier, la bouche parfois un peu mauvaise du père Guiguelin, quand il estimait que le monde autour de lui n'était qu'un morne métronome trop bien réglé qui ne tournait pas à sa guise fantaisiste. Ou bien quand il trouvait que le public n'était pas à la hauteur de ses espérances. « Ah non, pas de photos, vous me gonflez », avait-il annoncé dès les premières minutes de son concert au NJP il y a quelques années. Et il avait fait rugir sa colère plusieurs heures durant, le visage fermé, refusant de donner ce qu'habituellement il nous présentait sur un plateau d'argent : un bout de son âme. Il était comme ça : sans concession aucune, on prenait ou on laissait. J'avoue que je fus parfois un rien perturbée par ses sarcasmes. Mais cette nuit, à l'heure irrespirable de l'amer nevermore, ce qui a pris le dessus, malgré tout, c'est ce que l'ami Jacquot m'a enseigné : une façon de voir la vie et de plonger à corps perdu dans ses gros bouillons, une urgence à cueillir l'instant présent plutôt que de le reléguer aux calendes grecques. Avec lui, j'ai appris à rêver ma vie pour la vivre plus intensément. Face à un deuil irréparable, ce fut lui, Jacques, qui me remit le cœur en marche. Pendant des mois, j'écoutai en boucle le CD joint au livre En cavale, sur lequel il célébrait le vent, la joie, la vie, quoi, le bordel. Je ne le remercierai jamais assez pour tout ce que je lui dois, et qui est de l'ordre de l'impalpable et de l'incommensurable.

 

Comme le parc Montsouris doit être beau ce matin, arrosé d'azur, saturé de l'éclat si éphémère du printemps ! Comme ses arbres doivent chanter merveilleusement la beauté fugace et fragile, comme ils doivent être ébouriffés dans leurs jaunes tremblants, leurs blancs impétueux. La poésie de monsieur Guiguelin ressemblait à sa tignasse jamais rangée : elle ne se laissait pas discipliner, elle refusait tous les codes, leur préférant l'hirsute indomptable. C'était un type loufoque, « étranger aux vérités premières énoncées par des cons ». Un infatigable enchanteur qui marchait en équilibre entre les intervalles, qui y flânait avec beaucoup de grâce, quand d'autres y plantaient des panneaux moroses. Je ne sais pas encore comment je vais vivre sans toi, Jacquot. Ça fait bizarre, un printemps sans toi, et tous ces espaces désormais un peu trop grands à qui il manquera toujours l'enchantement que tu y mettais. Je te souhaite bonne route, man, et la sève fougueuse d'un éternel printemps bien mérité.

01/04/2018

Un bréviaire un peu particulier...

"Il est toujours surprenant d'entendre quelqu'un exprimer ce que l'on pense, ou que l'on ressent, surtout lorsqu'il s'agit de pensées ou de sentiments obscurs, de sensations, de répulsions si bizarres qu'on les croit uniques". Hector BIANCIOTTI

 

Je ne sais pas si vous êtes aussi barges que moi avec Hubert-Félix Thiéfaine. Toutefois, si je puis me permettre, la petite lueur que je perçois bien souvent dans vos commentaires me laisse entendre que si ! Nous avons donc un grain de folie commun, qui a poussé sur le même terreau ! Aujourd'hui, je veux vous parler de ces phrases « coups de poing » qui jaillissent souvent dans les chansons de Thiéfaine, et qui semblent aller flirter du côté des Syllogismes de l'amertume, de Cioran. Enfin, dans ces eaux-là, quoi. Ce sont des aphorismes qui ne prétendent pas l'être. Ils parsèment sans le savoir toute l'œuvre de Thiéfaine. J'en ai fait comme un bréviaire (le mot me fait rire en contexte thiéfainien !). Ce sont mes petits adages personnels, ils m'accompagnent sur les chemins rocailleux de la vie, ils me viennent comme ça, à tout bout de champ, ils me réveillent de mes somnolences, ils habillent mon quotidien d'un flamboiement mystérieux, comme un truc qu'on se refilerait sous le manteau ou que seuls pourraient déceler et comprendre quelques initiés. Trêve de blabla ! Je m'explique : presque chaque situation importante de ma vie me ramène, par un fil invisible, à l'œuvre d'Hubert. La vue d'une gare n'a plus le même sens pour moi depuis Des adieux et Libido moriendi. Tout à l'heure encore, j'écrivais un texte sur la douceur de ces week-ends prolongés où la laideur du travail ne vient pas vous oppresser. Je pensais à mardi, à la nécessité d'aller bosser quand même. Alors qu'on n'en a aucune envie. Alors qu'il y aurait mieux à faire. Et tant de livres à lire, à écrire peut-être, et dont la nécessité de gagner sa croûte nous prive. C'est perdre sa vie à la gagner, comme disait, il y a bien longtemps, un de mes amis. Bref... Pensant à mardi, une seule phrase m'est venue : « Mais le jour s'lève pas toujours au milieu des dentelles ». Je sais, je tire ces mots si beaux de leur contexte, j'en fais tout à coup autre chose, mais c'est ça, la manie dont je veux vous parler depuis le début. Régulièrement, à propos de tout, de rien, me viennent des mots de Thiéfaine. Ce sont comme des petits cailloux que je sèmerais sur mon chemin, pour ne pas me perdre. Ils me rassurent. Je me retourne et ils sont là, derrière, pas loin. Je peux donc avancer. Il y en a comme ça toute une ribambelle. Un flot interminable. « La Terre est un Mac'Do recouvert de Ketchup où l'homo cannibale fait des gloupses et des beurps ». « Le jour où les terriens prendront figure humaine j'enlèverai ma cagoule pour entrer dans l'arène ». « Les morts parlent en dormant et leurs cris oniriques traversent nos écrans ». Ailleurs, « ils pleurent sous leur dalle de granit ». « Nous rêvons d'ascenseur au bout d'un arc-en-ciel où nos cerveaux malades sortiraient du sommeil ». Et tant et tant de mots encore qui peuplent l'horizon, l'agrandissent, l'embellissent même, quand pour d'autres, ils paraissent bien sombres. C'est comme si la poésie d'Hubert entretenait d'énigmatiques liens avec la voix profonde qui cogne dans ma poitrine. Et je me sens moins seule, et je traverse la vie un peu moins lourdement, de me savoir entourée de tant d'échos qui réchauffent !

03/03/2018

L'année 2018 sera thiéfainienne ou ne sera pas !

"Au commencement il y avait; comme une feuille blanche; comme une bande vierge; & d'absurdes impressions obscures". Hubert-Félix THIEFAINE

 

Que je vous raconte... Il paraît que l'année Thiéfaine a commencé le 2 mars, c'est-à-dire hier. Pour ma part, les années Thiéfaine, je les empile sans chercher à comprendre depuis 1992 ! Depuis 1992, chaque tranche de 365 jours (voire 366) est une année Thiéfaine à sa façon. Concerts ou pas, sortie d'album ou pas. N'ayez crainte, je ne vais pas vous servir le laïus habituel : ma découverte ébahie, sous les étoiles tranquilles d'une nuit déjà glaciale de septembre, d'une œuvre à nulle autre pareille, et la claque monumentale qui marqua cette nuit-là d'une pierre blanche, dans une vieille Renault 18 cabossée, conduite par un jeune homme tout aussi cabossé. Non, cette fois, il y a des nouvelles fraîches : entre le coffret contenant les albums studio en vinyles, qui s'enrichira à mesure que le temps passera, la sortie de la version remasterisée de Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s'émouvoir et le concert enregistré le 3 février 1978 à Lons-le-Saunier, il y a de quoi sentir monter en soi comme une légère agitation !

Donc, que je vous raconte : cet après-midi, je suis allée fureter à la FNAC de Nancy, bien décidée à me diriger immédiatement au rayon chanson française. D'ailleurs, je suggère, pour l'œuvre colossale, abyssale et incomparable d'Hubert, un rayon spécial dans toutes les FNAC de France. Une sorte de sanctuaire où l'on entrerait le cœur battant, les yeux humides de respect, d'amour et de joie. Je débloque, pardon ! Bref, je me rends donc à la FNAC. Première étape : les deux CD. Deuxième étape : le coffret qui contient les vinyles. Mais où diable les petits farceurs qui bossent ici l'ont-ils planqué ? Je m'en enquiers auprès d'un vendeur, qui me le montre, trônant majestueusement sur un comptoir. Il est donc là, tel le Saint Graal, tellement beau et émouvant que j'ose à peine le toucher. Je l'observe sous toutes les coutures. Il est en presque parfait état. Le problème, c'est qu'avec moi, quand il s'agit d'Hubert, le presque parfait est le pire ennemi du parfait. C'est que pour m'adonner à ma passion, je veux l'excellence sous cellophane, que rien ne dépasse, que pas un pli ne meurtrisse la surface. Je demande au vendeur si quelque part, peut-être, se cache un deuxième exemplaire du coffret. Non. Ce sera donc celui-là ou rien. Comme pour moi, quand il s'agit d'Hubert, le rien est l'ennemi absolu du tout, je passe au-dessus de ma maniaquerie et achète l'objet. Quelle histoire ! Le vendeur et moi sommes comme deux poules devant un mégot et ne manions ledit objet qu'avec d'infinies précautions de nourrice. C'est tout juste si je n'ai pas envie de demander un emballage blindé, on ne sait jamais ce qui pourrait arriver entre la FNAC et le parking où est garée ma voiture. Je me ressaisis, peut-être bien que parfois, poussée par cette thiéfainomanie qui me dépasse un peu, j'en fais trop, j'en veux trop !

Je repars, et chacun de mes pas s'accompagne d'une chamade qui cogne joyeusement dans ma poitrine. À peine arrivée dans le parking, j'ouvre le double CD, je suis pressée de découvrir le mythique concert de Lons-le-Saunier. 3 février 1978, donc. J'avais quatre ans et quelques mois. Hubert est sans doute le seul homme qui m'ait fait regretter plusieurs fois dans ma vie de ne pas être née quelques décennies plus tôt. Parce que là, quand même, à quatre ans et des poussières, même avec la meilleure volonté du monde et même en cherchant à anticiper au maximum sur la dévorante passion qui un jour serait la mienne, je ne pouvais pas être à Lons-le-Saunier en ce 3 février 1978 ! J'aurais bien voulu, pourtant... Bref, je glisse le CD dans le lecteur de la voiture, et en avant. Je me sens toute chose. Un peu dans le même état que lorsque je découvre un nouvel album d'HFT. Cette émotion dans la gorge, cette certitude qu'on va franchir des sommets, qu'on va se retrouver groggy une fois que toutes les chansons auront défilé. Cette certitude, aussi, qu'on va passer du rire aux larmes sans énormément de transition. Il n'y a qu'Hubert pour me faire ça depuis vingt-six ans !!! En insérant le CD dans le lecteur, je me dis : « Eh oui, c'est comme au premier jour, et c'est aussi comme si, après des années de compagnonnage, on s'éveillait toujours les yeux écarquillés devant celui ou celle qui passe sa vie à nos côtés, parfois dans la grisaille d'un quotidien qui nous enchaîne, parfois dans la magie d'un himalaya qui s'offre ». Bref... Ce concert, donc : de toute beauté ! Tout Hubert est déjà là : la subtile ironie, l'humour pince-sans-rire, la poésie qui vous saute à la bobine. Le professionnalisme indéfectible devant une salle pourtant loin d'être comble et de manifester son enthousiasme. Mais celui qui n'est pas encore HFT et ses musiciens ne se laissent pas démonter, ils sont là pour donner quelque chose, coûte que coûte, et ils le donneront. Entre deux chansons, de timides applaudissements, quelques rires épars. Rien de très convaincu. Mais je suis sûre que parmi les chanceux qui étaient là ce soir-là, certains n'en croyaient pas leurs oreilles et sentaient qu'on tenait là le commencement de quelque chose qui n'avait pas fini d'étonner et de détonner dans le paysage de la chanson française !

En écoutant ce CD, j'ai ressenti cent mille émotions, j'ai eu des frissons, des larmes au coin des yeux, des rires dans la poitrine. Une sacrée claque, ce concert ! Comme en cette nuit de septembre 1992, dormant à présent en de vieilles lunes inaccessibles... Et si j'avais su que se jouait là quelque chose de si important pour la suite, j'aurais tout écrit en un jet ébahi, au sortir de la Renault 18. J'aurais tenté de retenir chaque instant de l'éblouissement. Je ne peux désormais m'appuyer que sur de lointains souvenirs, vifs encore, mais quand même. Il leur manquera toujours ce supplément d'âme du « premier matin du monde »...

Donc, en 1978, Hubert contenait déjà tout Hubert. Il était déjà là, pareil à celui que nous connaissons aujourd'hui, et il se donnait à fond, vaille que vaille, devant trois fois rien de public. Il était en train de se faire tout seul, à la sueur de son front, sous les yeux sans doute hallucinés de quelques bienheureux pelés et tondus. Moi, à quelques tristes encablures de là, je faisais risette à papa et maman, ignorant piteusement qu'un OVNI venait de zébrer le ciel. Avant d'en sentir jaillir l'incandescence, il me faudrait encore traverser quelques années d'un ennui maussade, me nourrir de pis-aller... J'exagère : Renaud, Gainsbourg et les autres me furent de merveilleux compagnons, ils le sont encore. Mais quand l'OVNI nommé Hubert se pointa, j'entrai dans une autre dimension, je posai un pied sur la lave en fusion d'une autre galaxie. Cet OVNI-là, aujourd'hui encore, je le regarde comme l'une des plus belles choses qui me soient arrivées dans la vie.

Retour à la maison. J'ouvre le coffret, cette fois avec d'infinies précautions de dentellière. Je dois avoir l'air ridicule en poule effarée devant un mégot. C'est que le Saint Graal vient d'atterrir dans mon salon, tout de même ! Pas de doute : l'émotion est bien là, chamboulante, éblouissante, époustouflante. Je lis les mots d'Hubert sur le grand livret blanc qui accompagne les quatre vinyles. Non seulement le monsieur écrit comme personne, mais en plus il parle de l'écriture comme personne ! Alors lui aussi, il crée pour oublier « la nuit qui vient », comme tant d'autres ? Le génie ne confère donc pas même une infime sensation d'immortalité ? Le voilà qui nous parle de « la fin de l'histoire ». Comment ça, fin de l'histoire ? Le fin de l'histoire, je veux bien, mais la fin : clairement, c'est non ! Il y a encore tellement de mots qui sommeillent dans la grisante plume de monsieur Hubert-Félix Thiéfaine que nous sommes nombreux (oui, maintenant, nous sommes nombreux, et ça a une autre gueule, les Lons-le-Saunier et compagnie !) à penser que l'histoire ne fait que commencer !

18/01/2018

T'en souviens-tu, mon Anaïs ?

"Cette histoire un peu zarbi de Thiéfaine qui traîne depuis trente ans dans toutes les villes de France et d'ailleurs". Hubert-Félix THIEFAINE

 

Allez savoir pourquoi, cette histoire un peu zarbi est aussi la mienne depuis presque trente ans. Ou disons qu'elle est, en tout cas, fortement liée à la mienne. Je sais bien que cela relève de l'obsession et ce qui m'est arrivé hier me l'a encore prouvé : je faisais mes courses dans un grand supermarché. Comme toujours, je me suis sentie obligée d'aller traîner un peu du côté des livres. Et voilà que la couverture d'un ouvrage a attiré mon attention : T'en souviens-tu, mon Anaïs ? Tiens donc, comme c'est étrange, cela me rappelle une certaine Dernière station avant l'autoroute... Y aurait-il un lien ? Je feuillette le bouquin (il s'agit du dernier Michel Bussi, auteur que je n'ai jamais lu) et y vois le nom tant aimé apparaître à plusieurs reprises. Ni une ni deux, j'ai acheté le livre ! Que je ne lirai certainement que parce qu'il semble rendre hommage au chanteur jurassien à l'histoire zarbi ! Voilà. Ma thiéfainomanie va jusque là, et même encore plus loin, ailleurs... Par exemple, à chaque fois que j'ai vent de la publication d'un ouvrage consacré au rock français ou quelque chose dans le genre, je fonce en librairie, histoire de vérifier si Hubert y occupe bien la place qu'il mérite. La plupart du temps non. Ce dont je me désole. Je ne citerai aucun nom ici, mais il y aurait un vide à réparer dans bien des anthologies du rock et compagnie. Passons. Alors voilà, on peut penser ce que l'on veut de Michel Bussi (personnellement, je n'en pense rien, je n'ai lu aucun de ses livres, je sais seulement, si j'en crois mon intuition, que ce n'est pas forcément mon style), mais pour lui, au moins, Thiéfaine n'est pas inexistant ! Et si les pages qu'il consacre au chanteur dans son livre peuvent contribuer à susciter des curiosités, voire des vertiges identiques au mien, alors réjouissons-nous ! 

Voici donc quelques lignes de Michel Bussi :

"Je pousse la porte du bout du pied et, sur l'écran de mon portable, je glisse la flèche sur "Ma musique". Un dossier par artiste. Brassens. Fersen. Thiéfaine. Sanseverino. 

Thiéfaine !

Je clique. 

Dernière station avant l'autoroute, bien entendu. Plus qu'une chanson, ces quatre lignes de mélodie composent un hymne, hurlé tant de fois avec Ruy, en solo, en duo, à vingt dans un studio, à trois mille au concert de La Courneuve.

L'inimitable voix de Thiéfaine grésille dans les enceintes de mon ordinateur :

On s'est aimé dans les maïs

T'en souviens-tu, mon Anaïs ?

Le ciel était couleur d'opium 

Et l'on mâchait le même chewing-gum. 

Hé Martineau, voilà un classique qui ne passe pas sur Nostalgie ! 

Thiéfaine braille en boucle pendant que je liste les sites où l'on évoque Anaïs Aubert (...)

Après la dernière station avant l'autoroute, Thiéfaine a rencontré la fille du coupeur de joints". 

 

PS : Alors, question, c'est couleur de pomme ou d'opium ? Les deux, mon camarade, je crois. C'est selon l'humeur ! Zut, impossible de vérifier, il me manque un seul CD de Thiéfaine (quelqu'un me l'a fauché, piteuse infamie) et c'est précisément celui sur lequel on trouve Dernière station avant l'autoroute ! Autre chose : à tous ceux qui écrivent des anthologies du rock français et passent sous silence le nom d'HFT, je serais tentée de dire, comme Renaud lors de sa dernière tournée : "Et Hubert-Félix Thiéfaine, c'est pas du rock ?" Ici, il faut croire que mon obsession est contagieuse : cette nuit, malade comme un chien, ma fille Louise s'est exclamée, au beau milieu de tout (véridique) : "Et Hubert-Félix Thiéfaine, c'est pas du rock ?" Délire lié à la fièvre, réminiscence d'un concert qui a compté pour elle, que sais-je encore ? En tout cas, voilà, c'est peut-être grave, docteur, mais sous mon toit, nous sommes quelques-uns à penser que Thiéfaine, c'est du rock, bon sang, et du vrai, et du bon, et du total !