29/10/2012
Florange, 26 octobre 2012 : une tentative de récit
La pensée du jour : "Mir fehlen die Worte
Ich habe die Worte nicht
Dir zu sagen, was ich fühl
Ich bin ohne Worte
Ich finde die Worte nicht
Ich hab keine Worte für dich". Tim BENDZKO
C'est devenu une tradition. Un concert de Thiéfaine, et un peu partout sur la toile, éclosent des comptes rendus comme des carnets de voyage. Le but ? Raconter aux autres ce qu'on a vécu le temps d'une soirée, leur faire croquer un petit bout de cet absolu qui, quelques heures durant, est venu « recoller du soleil sur nos ailes d'albatros ». Tous ces récits sont généralement d'une grande qualité. Un temple érigé en l'honneur de Thiéfaine. Viennent s'y recueillir ensuite de nombreux fervents. Pour celui qui écrit, c'est une façon de prolonger la magie et de ne pas en perdre une miette. Pour ceux qui lisent, une façon d'en être un peu. De retrouver l'ambiance d'une fête passée ou d'avoir déjà les pieds dans la prochaine. Face à cette profusion de récits, je m'interroge : ma voix a-t-elle encore une quelconque légitimité dans le paysage ? Moi qui n'ai pas écrit depuis si longtemps, n'ai-je pas perdu la main ? Peur de ne pas avoir les mots. Peur qu'ils me manquent. « Mir fehlen die Worte », comme le chante délicieusement Tim Bendzko dans une langue que je vénère.
Sans trop y croire, je me lance à nouveau dans l'exercice.
Vendredi 26 octobre. J'attends ce jour depuis bien longtemps. Toute la journée, je me demande si le public sera à la hauteur du miracle qui va venir visiter Florange ce soir. Dès que retentissent les premières notes d'une Annihilation qui n'en est pas une, mais a plutôt les allures d'une plénitude capable de nous ressusciter comme une fièvre, dès les premières notes, donc, je ne me pose plus la question. Le public est à la hauteur. Epouse les chansons de Thiéfaine dans une intense déclaration d'amour. Florange la grise troque les dernières syllabes de son nom contre du rêve et devient Florence l'exquise. Thiéfaine est souriant, détendu, affable. Pareillement les musiciens. La tournée semble les avoir soudés au fil des mois en une complicité qui fait plaisir à voir. Le cadeau est tellement puissant que j'en suis toute secouée de frissons d'un bout à l'autre de la fête. Emue aussi lorsque j'aperçois, tout devant, de petites mains menues qui agitent un bouquet en direction de la scène. Je me penche un peu (je suis à l'opposé, tout contre la barrière, côté Marc Perier) et je vois une gamine d'une petite dizaine d'années. C'est elle qui agite le bouquet. Elle connaît les chansons de Thiéfaine sur le bout des lèvres. C'est impressionnant et touchant. L'émouvant tableau n'échappe pas à Pascal Klein (enfin, je crois que c'est lui), qui court jusqu'à la petite fille, la hisse au-dessus de la barrière, lui fait déposer le bouquet sur la scène. Trop tard, Thiéfaine ne voit rien, il est déjà parti s'asseoir pour « descendre dans la soufflerie où se terre le mystère inquiet »... Bon sang, cette chanson me fait toujours le même épouvantable effet depuis que ma mère s'en est allée rejoindre de mystérieuses brumes où elle continue sans doute à parler en dormant, mais à qui donc puisque pas à moi ? Dur, ce moment de L'étranger dans la glace. J'en arriverais presque à vouloir gommer cette chanson du paysage de la tournée. En même temps, écouter Thiéfaine, personne n'a jamais dit que c'était facile ! C'est accepter de se colleter avec les questions qui fâchent. La mort, entre autres. Elle est partout. Ici, « les morts pleurent sous leurs dalles de granit ». Là, une vamp-araignée dépose un dernier baiser sur nos peaux meurtries. Ames sensibles s'abstenir. Ou s'attarder. Pour chialer un bon coup, mourir de chagrin le temps d'une chanson et renaître à la vie sur une autre. Parce que cette chienne de vie est partout ici aussi. Eclatante dans les musiques devenues plus énergiques au fil des mois. Moins de dentelle, plus de cuir. L'apothéose est atteinte, et je regrette même que le live n'ait pas été enregistré plus tard...
Les propos de Thiéfaine, eux, ne changent guère. C'est sans grande surprise mais avec plaisir quand même qu'on assiste à la « minute de l'hygiéniste ». « Toutes choses sont dites déjà; mais comme personne n'écoute, il faut toujours recommencer », écrivait André Gide.
Peu de changements, et pourtant... Pourtant j'ai l'impression de redécouvrir le sel de certaines chansons. La bien-nommée passerelle m'invite à construire des ponts entre un texte et un autre. C'est ainsi que « dans le jardin d'Eden désert les étoiles n'ont plus de discours » vient faire écho à « On joue les trapézistes de l'antimatière cherchant des étoiles noires au fond de nos déserts ». Je me dis que nous assistons là à un concert hautement célinien et que c'est Bardamu en personne qui vient vomir son trop-plein de tout sur scène. Jouissances, chagrins, mortelles envies de prendre le large une bonne fois pour toutes au gré des flots et d'infinitives voiles qui viendraient le bercer vers 4.10 du matin... Tout y passe. L'amour, cet « infini mis à la portée des caniches », devient un « chagrin des glandes » dans la bouche de Thiéfaine-Bardamu. C'est le désenchantement suprême dans un monde que les dieux ont déserté depuis bien longtemps. Désenchantement, et pourtant nous sommes là à en redemander, tous autant que nous sommes ! Parce que s'enivrer de la poésie de Thiéfaine, c'est apprendre à mourir et se sentir moins seul face aux équations insolubles qui jalonnent nos vies...
On sort de là un peu groggy. La tête dans les étoiles (qui retrouvent miraculeusement leur discours), les pieds plus tout à fait sur terre. La boue n'est plus pour nous. Tout va pour le mieux dans le « chaos des mondes ». Tout est là, bien à sa place. Sauf Solexine et Ganja et Autorisation de délirer, les deux grandes absentes qui semblent être passées à la moulinette du non-retour.
Dernière chanson, déjà. La petite fille qui agitait son bouquet tout à l'heure atterrit sur scène grâce à Pascal Klein (enfin, je crois que c'est lui !!) et vient se caler entre Alice Botté et Thiéfaine au moment des salutations. Quant à moi, je me réveille d'une nuit d'ivresse. Le choc est rude. « Fin programmée », je n'aime soudain plus ces mots. Que cherchent-ils donc à nous dire ? Ont-ils été mis là, tout à la fin de la fête, dans un but sadiquement précis ? Veulent-ils nous faire comprendre par exemple qu'il est temps pour l'ami Hubert de remettre au vestiaire sa « panoplie de pantin déglingué » et de se reposer dans son Jura tranquille de ses quelque 3 671 nuits d'hôtel ? Je refuse d'y croire ! « Je veux vivre encore plus ivre de cramé », je veux repartir « on the road again », « toujours plus loin à fond la caisse », faire poinçonner mon ticket d'innombrables fois encore et me tenir timidement, respectueusement prête à accueillir le miracle de ces soirées qui viennent mettre du vin dans nos larmes. Eh oui, ami Thiéfaine, on en redemande. Que veux-tu, ce ne sont pas que des on-dit, on aime réellement FAIRE DURER !!!
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21/10/2012
Et l'Amérique devint bizarre, suite et fin de l'article consacré à Hopper dans Télérama 3273
On parle souvent de la Maison près de la voie ferrée (1925) comme modèle pour la maison de Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock, mais il semble bien que le principal point commun entre le peintre et le cinéaste (qui adorait Hopper) soit cette figure de femme ambiguë, à la fois sage et sexuelle. Si l'on se reporte au registre, Jo écrit que la femme lit le New Yorker, que sa robe est « en jersey de laine violet », et qu'à ses côtés est posé le magazine Reader's Digest. Ed ajoute de son écriture fine et nerveuse : « Toile belge, couleurs Rembrandt, blanc de plomb, huile de lin. » Et puis il y a ce vert, un certain vert, somptueux, mélange « d'oxyde de chrome et de cadmium », écrit Jo. Un vert impossible à trouver sur le mur d'un compartiment d'un wagon de chemin de fer américain, aussi impossible que la hauteur du plafond de ce compartiment, l'éclairage (on y reviendra) ou le paysage crépusculaire entraperçu par la fenêtre.
C'est le côté étrange de Hopper. Le tableau paraît réaliste, mais quand on regarde les détails, tout devient bizarre. Les gens sont souvent seuls, leurs attitudes insolites, les rues désertes, les pièces vides, les paysages inhabités, les points de vue décalés, les lumières artificielles... On n'y retrouve pas les signes caricaturaux des Etats-Unis : peu ou pas de voitures, pas de gratte-ciel, pas de grands espaces, pas de signes religieux, pas d'excitation, pas de foule, pas d'hystérie... Et pourtant, rien ne nous paraît plus américain qu'un tableau de Hopper, au point que de nombreux cinéastes, de Robert Siodmak (Les Tueurs, 1946) à Wim Wenders (The end of violence, 1997) et David Lynch (Mulholland Drive, 2001), s'en sont inspirés. Hopper peint une Amérique sans fard. Elle ressemble à ses femmes, stricte, engoncée dans une morale rigide mais ambivalente, à la fois froide et libidinale. Une assemblée de solitaires la compose, portant la sourde mélancolie d'un lointain déracinement.
Hopper adorait donc l'Amérique sans tendresse excessive. « Nos traits nationaux peuvent être si simplistes et étriqués qu'ils en paraissent puérils à des peuples plus subtils et plus raffinés », écrivait-il. L'un de ces peuples trouve une grâce particulière à ses yeux : le peuple français. De ses séjours parisiens, Ed gardera toujours un amour pour la culture française, pour sa peinture bien sûr, au premier rang de laquelle figurent Courbet, Degas et les impressionnistes, mais aussi pour sa littérature et sa poésie. Il récitait par cœur Verlaine et Rimbaud. Il lisait Mallarmé et Montaigne. Pourtant le même homme, en 1927, écrit : « L'art américain devrait être sevré de sa mère française. » L'art américain, en 1927, qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est une idée obsédante – elle obsédera vingt ans plus tard Robert Rauschenberg. Hopper rêve d'un art américain autonome, cessant d'être une pâle copie de l'art européen. A la modernité européenne (Picasso n'a qu'un an de moins que lui), il oppose, bien que nourrie par la peinture française, sa vision américaine. En 1934, dans une interview au magazine Time, il devient plus catégorique : « La spécificité américaine d'un peintre est innée – il n'a nullement besoin de la rechercher. » Autrement dit : il suffit de ne plus copier l'Europe, d'être soi-même, et le reste suivra. Reste à savoir en quoi consiste cette « spécificité américaine ».
Il ne faut pas la confondre avec le regard ironique que pose Hopper sur l'Amérique, cet univers beckettien où les êtres semblent attendre quelque chose qui n'arrivera jamais – le rêve américain ? Parlant de son confrère John Sloan (1871-1951), très influencé par l'art français, Hopper emploie le mot « frais ». Derrière le compliment s'entend un autre mot : naïf. L'art venant d'Amérique est entaché de naïveté, pense Hopper. Aussi décide-t-il, porté par sa passion pour le théâtre et son organisation visuelle (à New York, Jo et Ed voient toutes les pièces qui se montrent, qu'elles soient classiques ou contemporaines comme celles d'Ibsen), aussi décide-t-il de jouer avec cette naïveté.
C'est d'abord une affaire de composition où le peintre excelle : donner l'illusion de la simplicité. Rien de plus évident que la femme lisant dans le compartiment vert – et l'exactitude du titre, Compartiment C, voiture 293, semble le confirmer. Or, dans la réalité, la voiture 293 n'existe pas – pas plus que n'existent le vert, ce type de compartiment, le paysage crépusculaire et la lumière. D'ailleurs, cette lumière, d'où vient-elle ? La lampe est éteinte. Les ombres suggèrent qu'elle provient du couloir, mais comment le couloir d'un train à la tombée de la nuit peut-il projeter sur une femme une lumière solaire d'une telle crudité ?
Voilà donc l'étrangeté posée. Quelque chose d'artistiquement impur vient troubler ce qu'un regard hâtif prendrait pour du classicisme – mais classique, Hopper l'est aussi par ses dessins préparatoires, ses esquisses, ses études de mouvement, sa touche. Une lumière merveilleuse inonde le compartiment alors que le paysage fantomatique, avec sa route « blafarde » sous un pont « blanchâtre » (les précisions sont de Jo), semble un mauvais présage. Où va cette femme, vers le bonheur ou le malheur ? Quelle est la nature du calme absolu régnant sur les magnifiques paysages désertés (Collines au sud de Truro, 1930) ? Où est-on dans un tableau de Hopper : dans une comédie ou une tragédie ? Ainsi se définit la « spécificité américaine » : par l'ambiguïté et le décalage, ce que l'on retrouvera chez Rothko (abstraction ou paysage ?), Rauschenberg (sculpture ou peinture ?) ou, plus récemment, Christopher Wools (peinture, photographie ou imprimerie ?). Hopper en est le précurseur. « Je suis probablement un solitaire », disait-il. Et probablement l'inventeur de l'art américain.
Olivier Cena, Télérama n°3273.
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05/10/2012
Et l'Amérique devint bizarre, un article de Télérama consacré à Edward Hopper
La pensée du jour : "C'est à une fête infinie que nous invitent les plus humbles choses - les fruits comme les pierres, les herbes comme les astres - et il nous faut, pour en jouir, apprendre ce toucher immédiat de l'esprit dont les peintres ont le privilège". Christian BOBIN
A l'occasion de l'exposition Edward Hopper au Grand Palais (10 octobre - 28 janvier), Télérama consacre un article à ce peintre américain. Drôle de coïncidence : le dossier s'ouvre sur le tableau Compartiment C, voiture 293. Avec ce commentaire : « Une femme en jersey de laine violet lit le New Yorker. Mais où va cette femme, vers le bonheur, le malheur ? »
J'aurais bien aimé que Télérama évoque la magnifique chanson de Thiéfaine, mais non. Dommage. Je vous retranscris quand même cet article intitulé « Et l'Amérique devint bizarre » :
Compartiment C, voiture 293 est un tableau magnifique. Beaucoup de tableaux du peintre américain Edward Hopper sont magnifiques, mais celui-là l'est particulièrement. C'est un tableau vert. Josephine (dite Jo), la femme d'Edward (dit Ed), l'appelait d'ailleurs ainsi, « le tableau vert ». Il montre une femme blonde, élégante, vêtue d'une robe de couleur prune (quetsche). Elle est assise dans le compartiment d'un train. Les murs et le mobilier du compartiment sont verts. Seul l'appuie-tête est blanc, à sa base violacé. La femme lit. La plupart des commentateurs la voient lire un magazine, mais il faut toujours se méfier de ce que Hopper fait lire aux femmes. Dans Chambre d'hôtel, par exemple, peint en 1931, une jeune femme dévêtue, assise sur un lit, paraît absorbée par la lecture d'un roman. Or elle tient dans ses mains « un indicateur de chemins de fer ». On le sait parce que Jo l'a noté dans le registre où, une fois le tableau achevé, Ed dessine l'œuvre à l'encre noire que Jo, ensuite, de son écriture ronde décrit.
Jo est un personnage. Edward Hopper l'a épousée en 1924 – il avait 36 ans et Jo s'appelait alors Josephine Verstille Nivison. Elle est peintre. Ed ne la quittera jamais. Mais Ed n'est pas le genre à quitter. En 1913, il s'installe à Washington Square, à New York, dans un appartement-atelier duquel, malgré le succès et la fortune, il ne déménagera jamais – il y mourra en 1967. En 1924, il montre ses aquarelles dans la galerie Frank Rehn, qui lui organise sa première exposition personnelle et où il restera toute sa vie. Quant à Jo, jalouse comme une tigresse, elle sera son seul modèle féminin. Hopper est un homme fidèle. Jo, elle, est une emmerdeuse. Elle s'est « sacrifiée » pour Ed, dit-elle, lui a laissé l'atelier, et ne cesse de le lui reprocher. En 1946, elle commence même une grève de la faim pour protester contre l'indifférence d'Ed et du Whitney Museum pour son œuvre. Frank Rehn règlera le problème par un petit accrochage dans sa galerie.
Le photographe Arnold Newman raconte que le couple ne cessait de se disputer. Quand il voulait photographier Ed, Jo venait sans cesse se placer dans le champ. Etre dans la plupart des tableaux de Hopper ne lui suffisait donc pas. Puis il a compris que c'était leur façon de fonctionner. Jo admirait Ed. Dans son journal, elle écrit : « L'art de E. Hopper est tellement fondamental que l'on peut le comparer à Abraham Lincoln ou George Washington pour représenter le meilleur de la tradition américaine. » Il est probable qu'Ed devait aimer l'admiration que Jo lui portait. Elle tenait avec application ses registres. Elle l'accompagnait partout. Ils apprenaient l'espagnol ensemble. Et se fâcher continuellement avec elle devait l'arranger en lui réservant les longues plages de silence et de solitude dont il avait besoin. Hopper est un taiseux.
Pour savoir à quoi ressemblait Jo en 1938, il suffit de regarder la femme à la robe sombre dans le compartiment vert. C'est elle qui lit. Les femmes lisent souvent dans les tableaux de Hopper. Ou elles pensent. Ou elles rêvent. Elles sont parfois dénudées. Elles ne correspondent pas à l'image de la ménagère américaine. C'est peut-être pourquoi les femmes aiment beaucoup la peinture de Hopper : il les émancipe. Il ne les couvre pas de bijoux – Ed les détestait – mais les rend sexy. C'est une manière héritée de Courbet (Les Demoiselles du bord de Seine, 1856) dont Hopper a admiré la peinture lors de ses trois voyages en Europe (principalement à Paris) entre 1906 et 1910. C'est pourquoi sa Jo (Portrait de Jo, 1936) ressemble tant à l'autre Jo (Joanna Hiffernan), peinte par Courbet en 1865. Donc Jo lit. Hopper la vêt d'une robe stricte, la dote d'une forte poitrine, et dévoile légèrement le genou.
La suite dans les jours qui viennent !
14:49 | Lien permanent | Commentaires (13)
19/08/2012
Suite de l'article paru dans Chanson magazine
La pensée du jour : "La vie - c'est l'équilibre en deuil". CIORAN
"Si t'as peur de te mouiller retourne à ton foetus".
Il ne pleure pas sur la souffrance. Il l'exprime, la saisit dans son essence la plus crue. Une noirceur qui choque, dérange, pouvant provoquer certains malaises. La provocation qui s'en dégage est proportionnelle à la provocation d'un monde puant. Un monde devant lequel il refuse de ramper, de pleurer ou de gueuler naïvement. Il lui renvoie son image sordide, balançant à ce monde ce qu'il supporte le moins.
"On vit dans une société qui est morbide. Et dès que toi, tu lances aussi, par tes états morbides, ça à la face de la société, elle le refuse. Parce que c'est vraiment là où elle souffre aussi".
Dans Mathématiques souterraines, il fait ressortir avec force le contraste saisissant entre la souffrance et le désespoir d'une fille "arrachée au soleil" et un autre monde où les "dieux du radar sont tous out et toussent et se touchent et se poussent et se foutent et se mouchent dans la soute à cartouches".
Midnight express
La beauté et l'émotion qui se dégagent de ses chansons à l'univers glacé font éclore une force étrange. Une envie de frapper alors qu'on sait déjà qu'on ne va frapper que dans le vide et le mou, se heurtant à l'absurde et à la raison dressés devant nous. On ressent une sourde colère, force et envie étranges de bousculer, de bouger les choses. Même genre de sensations que je me souviens avoir ressenties un jour après avoir vu "Midnight express". Mêmes cris à travers la violence des images. Même façon de montrer, de dire sans expliciter. Des mots qui libèrent, exorcisent, exprimant ce qui peut être toujours enfoui, ravalé parce que trop noir. Ressort le non-dit, le "maux-dit". Angoisse, souffrance, noir total. Sûr qu'on n'éprouve pas vraiment de profondes prédilections pour ça ! Tout ce qui appartient à ce lot ensoleillé, on s'est souvent voilé les yeux pour l'ignorer, l'oublier, ne pas le voir. Ou accroché pour ne pas y sombrer. On y a peut-être tous trempé un pied, tellement glacé qu'on a préféré ne pas s'y attarder.
"On cache tout ce qui nous fait un peu "déplaisir". Mais il faut lutter contre ce qui nous emmerde plutôt que de l'ignorer... On voudrait donner l'image de gens gais, contents de vivre. Et c'est complètement faux. On fait semblant... Il y a une majorité de gens qui perdent toute leur énergie à faire semblant de vivre. Mais je trouve ça insensé".
"C'est complètement con de se dire : non, je ne vais pas exprimer ça parce que c'est trop noir. Ou je ne vais pas exprimer ça parce que ça fait trop rêveur, le mec qui plane trop... Le désespoir, les états suicidaires, c'est une chose complètement tabou. On n'en parle pas. C'est interdit d'en parler. Les dépressions nerveuses et toutes ces histoires-là, on les enferme derrière un grand mur de silence... Et chaque fois que tu parles de choses comme ça, on te dit : vous n'avez pas le droit d'en parler. Pourquoi j'ai pas le droit ? C'est quand même fort ça ! Plus tu vas mal, moins tu as le droit de parler... On n'en sortira jamais si on continue à planter des tabous partout".
Je dédie cette note à Jean Théfaine et à ses proches. Ce cabaret est endeuillé depuis que j'ai appris la triste nouvelle... Je n'oublierai pas la gentillesse avec laquelle Jean avait accepté d'écrire une note sur ce même blog, il y a un petit moment déjà. Oui, la vie, c'est l'équilibre en deuil...
21:35 | Lien permanent | Commentaires (3)
07/08/2012
Petite note comme ça sur Suppléments de mensonge
La pensée du jour : "Autour de moi, tout le monde se démène, s'affirme, alors que moi je me dévore, je me dévore". CIORAN
Ce n'est pas parce que ce blog se pare depuis plusieurs semaines de "couleurs silencieuses" que je n'ai pas, dans un coin de ma caboche, deux ou trois idées de notes ! Déjà, dans les semaines qui viennent, je vous livrerai ici la suite et la fin de l'article paru en 1983 dans Chanson magazine. Ensuite, sachez qu'en ce moment, j'écoute Suppléments de mensonge en boucle et reboucle ! Et même : je n'écoute que cela... Et des idées de notes me trottent dans le ciboulot. A chaque écoute. Cette fois, je prends le temps de me poser et d'en pondre enfin une, de note !
Bilan des courses après cette période d'intense plongée dans les eaux délicieuses du mensonge : je suis plus fan que jamais !! Est-ce bien raisonnable ? Et surtout : est-ce bien possible ? Oui, trois fois oui, et sans vergogne en plus ! Suppléments de mensonge est à mes yeux l'un des plus grands albums de Thiéfaine. Le tout oscille entre descente au fond de l'abîme et lente remontée vers la lumière. On y sent les griffures que la vie a imprimées sur la peau de l'homme qui, en bon guerrier de l'absurde qu'il est, n'en est plus à une scarification près... On y sent le vertige aussi, la chute, le moment où, vers 4 heures du matin et des brouettes, la conscience bascule vers ce que j'ai envie d'appeler, clin d'oeil à Charles Juliet, des "ténèbres en terre froide". Griffures et chute, bien sûr, mais aussi et surtout remontée du précipice. Et c'est là que l'amour (oserai-je dire la Femme ?) apparaît comme une bouée de sauvetage. Un ascenseur pour autre chose que l'échafaud.
Suppléments de mensonge, c'est finalement un album marqué du sceau de la féminité. Il me semble d'ailleurs me souvenir que Thiéfaine disait qu'il avait mis là une bonne dose de sa part féminine. Et puis, ici, la femme est chantée à toutes les sauces. Elle est pour ainsi dire omniprésente, qu'elle soit velours ou qu'elle soit glace. Elle représente deux pôles : la vie ("Je t'aime et je t'attends à l'ombre de mes rêves / Je t'aime et je t'attends et le soleil se lève") et la mort ("Tu sais déjà, me murmure-t-elle, qu'il faut séduire pour mieux détruire"). "Les ombres du soir", c'est à mes yeux, avec "Petit matin 4.10 heure d'été", la claque magistrale que vous flanquent ces Suppléments de mensonge. A chaque fois que je me perds dans ces ombres du soir, ma folle imagination m'entraîne vers des représentations vertigineuses et inquiétantes : des marais où l'on se perd ("Où est la sortie ?"), des "morts lumineux", des saules. D'ailleurs, cette chanson m'impressionne tellement que j'ai d'abord cru que Thiéfaine évoquait des aulnes, et non des saules. Et de m'imaginer le Roi des Aulnes, et "wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?" Purée, rien que de l'écrire, j'en ai des frissons !!! Des saules, donc. Et qui n'ont rien à envier aux aulnes de Goethe. Les saules, c'est tout aussi effrayant par grand vent !! Des saules, oui. Et une femme-serpent, d'abord endormie, mais qui n'en est pas moins menaçante ! Après la vamp-araignée de Scandale mélancolique, la vamp-serpent, follement inquiétante, follement séductrice, follement racoleuse et mortelle.
Tapie dans l'ombre des majestueux "Trois poèmes pour Annabel Lee" ? Une femme encore ! Et dans "Garbo XW machine" ? Je vous laisse le dire ! Cette fois, point de douceur. De la séduction pure et dure, à l'état brut. De la "froideur féminine".
Un peu plus loin, dans "Compartiment C voiture 293 Edward Hopper 1938", c'est encore une image de femme qui s'offre à nous. S'offre, mais pas trop. Elle est plongée dans sa lecture qui "nous cache son regard". Thiéfaine laisse parler son imagination : une femme voyageant seule ainsi, en 1938, fuit nécessairement un amant trop pressant ou un enfant trop étouffant. Tout en posant la question ("Est-ce que tu fuis dans ce train quelque amant qui chercherait à briser ton silence / Est-ce que tu fuis dans ce train quelque enfant qui volerait ton indépendance ?"), Thiéfaine nous livre son interprétation des faits. Et donc sa réponse à lui.
Bon, bien sûr, il y a ensuite la "vamp orchidoclaste" qui vient nous ruiner à elle seule ce somptueux tableau de la féminité accomplie ! Par bonheur, ce genre de meufs, Hubert sait les éviter, lui. Ce qui ne l'empêche pas de leur consacrer une succulente chanson, fielleuse à souhait ! Et cela n'exclut pas l'humour et les trouvailles langagières !!
Le tout s'achève sur "Les filles du sud". Et voilà donc bouclée la boucle de "Mélusine aux longs cheveux défaits". Du grand art, que dire de plus ?!
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13/07/2012
Suite de l'article paru dans Chanson magazine en 1983
La pensée du jour : "Les gens il conviendrait de ne les connaître que disponibles
A certaines heures pâles de la nuit
Près d'une machine à sous avec des problèmes d'hommes simplement
Des problèmes de mélancolie". Léo FERRE
Enfin, je sors de ma tanière pour vous faire signe ! Dernières valises avant mutation pour moi, d'où mon silence... J'essaierai de revenir de temps à autre cet été, mais je ne garantis rien.
Voici donc la suite de l'article paru dans Chanson magazine en 1983. J'aime beaucoup les lignes qui vont suivre. Toujours très actuelles, elles collent bien à l'univers de Thiéfaine :
Trois concerts où j'ai pris à chaque fois un plaisir réel. Où chansons récentes et anciennes (mais avec une touche musicale plus « neuve ») se mélangent without problème sur des rythmes énergiques soutenus. Pas d'impros. Enchaînements rapides. Sobriété des mouvements de Thiéfaine mais intensité assez folle des expressions de son visage. Beauté poignante d'Ad orgasmum aeternum où ces « je reviendrai » valent bien des « viens, Jeff, viens »...
Trois concerts pendant lesquels m'auront manqué les trois choristes présentes à l'Olympia. Surtout pour cette chanson Alligators 427 où elles martelaient un « je vous attends » obsédant et prenant. « Moi je vous dis bravo et vive la mort ». Difficile de ne pas avoir envie d'aller gueuler ça à tous les chefs d'Etat de ce monde. Difficile d'oublier ce refrain et tout le crescendo batterie / synthé / chœurs qui le souligne. De quoi ressentir un petit froid dans le dos ? Pas vraiment... Pas vraiment envie non plus d'entendre une voix à la Sophie Daumier susurrer un « Oh ! Mais il est lugubre ce mec ! » On se sent prêt à lancer un regard d'encre au premier qui glisse « Mais c'est bien noir tout ça ».
Car quelque chose de bizarre vous prend aux tripes. Difficile de parler d'émotion. Avec Thiéfaine, on est à mille lieues d'un truc à l'eau de rose, gentil, touchant. Rien à voir. Ça fait belle lurette qu'il s'est dégagé des bons sentiments, des slogans faciles. Finis les temps des grands cris rassurants. «Si tu veux jouer les maquisards / va jouer plus loin / j'ai ma blenno / tu trouveras toujours d'autres fêtards / c'est si facile d'être un héros » (113ème cigarette sans dormir).
Avec Thiéfaine, les mots « frappent ». Ses textes sont inondés de mots déchirés, saisissants, pervers, violents. Intenses. Lucidité et ironie allant jusqu'au cynisme ? Je lui cite « N'est-ce pas merveilleux de se sentir piégé ? ». « Je ne suis pas sûr que ce soit du cynisme. C'est plutôt l'inverse de ce qu'on voudrait... ». Il ne tient pas à expliquer ses chansons. « Chacun fait ce qu'il veut des mots, des images ». L'envie d'appeler ça « poésie » me ronge, peut-être parce que ce n'est pas toujours limpide de clarté, que la notion de mots-images domine, je ne sais. Mais comme je crains vraiment le genre « amis poètes bonsoir », je ravale ça en vitesse. « Poèmes rock » collerait bien, mais je sais, déjà pris, merci. Et je ne demanderai pas de dérogation. Pas la peine. Je suppose que tous ces palabres vous suffiront pour deviner que Thiéfaine c'est tout autant de la chanson, du rock, que de la poésie. Oui, n'ouvrez pas de tels yeux, ça me fait peur, le « mélange » existe, je l'ai rencontré !
La suite dans une prochaine note, je ne sais quand. J'ai appris, tout comme vous je suppose, qu'un double CD et un DVD live allaient sortir le 22 octobre. En voici la pochette (que, personnellement, je n'aime pas plus que ça, et vous ?) :
Le 22 octobre, courrez-vous, comme moi, acheter toute la panoplie-souvenir de l'Homo plebis ultimae tour ? 22 octobre, quatre jours avant le passage de Thiéfaine à La Passerelle de Florange. J'en serai ! Certes, le double CD et le DVD m'ancreront les pieds dans les souvenirs, mais il y aura encore quelque chose à attendre, et cela me ravit !
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27/06/2012
Suite de l'article paru dans Chanson magazine en 1983
La pensée du jour : "Où trouver le temps de lire ? Grave problème. Qui n'en est pas un. Dès que se pose la question du temps de lire, c'est que l'envie n'y est pas. Car, à y regarder de plus près, personne n'a jamais le temps de lire. Ni les petits, ni les ados, ni les grands. La vie est une entrave perpétuelle à la lecture". Daniel PENNAC
Tournée Thiéfaine en direct
Oui, Thiéfaine « bourre » partout. Et se déplace en grande équipée. J'ai pu le constater en me joignant pendant quelques jours à la tournée, suite proposition d'Hubert. « Suis-nous quelques jours et tu verras ». Ne pas me le répéter deux fois ! Tayo, Tayo ! La vie d'artiste en quatre jours !
Les quatre jours achevés, je ne viendrai pas vous raconter que j'ai tout compris. Sûre d'une chose peut-être, c'est qu'il ne faut pas trop fabuler, et que la vie d'artiste n'est pas la vie de rêve qu'on veut trop faire croire. C'est de la vie, simplement. Une vie de groupe avec ses tensions et ses fous rires, une vie en vase clos, hors du temps, du monde qu'on croise à contretemps.
Premier jour, direction Lille. J'embarque dans un dodge somptueux avec les six musiciens. Ils ont tous dans les pattes trente et un concerts en trente trois jours (à part Alain Doueb le percussionniste arrivé seulement pour l'Olympia mais qui doit se remettre d'avoir dû mémoriser vingt-quatre morceaux en trois jours) et une semaine d'Olympia. Pas mécontents de repartir immédiatement après, les charentaises, c'est pas pour eux. Et puis, quoi, ne pas perdre le rythme angélique des tournées : route, concert, route !... Boutade d'Hubert alors que j'essaie de calculer le temps de vacances nécessaires pour récupérer. Deux mois ? « Non, vingt ans » !
Levés en début d'après-midi, couchés au petit matin. Route. Trouver l'hôtel inexorablement en bordure d'autoroute, tous identiques. Trouver la salle. Tout est fonction et tourne autour des deux heures de spectacle. Pour la vie de rêve, il faudrait pouvoir ôter fatigue et tension. (Ça carbure sec au café !) Et quelque soit son « état », réussir à être disponible tous les soirs, « donner ». Vous avez, vous, tous les soirs envie d'offrir quelque chose ?
La tournée de Thiéfaine n'a sans doute rien de plus extraordinaire qu'une autre. Mais y souffle un « vent de chaleur humaine » comme me dit un technicien, pas souvent perceptible ailleurs.
16 h 30. Arrivée à la salle « St-Sauveur » à Lille. Et une salle de sports, une ! Brève admiration des vestiaires dits « loges ». Dans la salle, deux panneaux lumineux affichent « Visiteurs/ Lille ». Tout le matériel est déjà installé. A dix mètres de haut, allongé sur une poutrelle, un technicien règle la direction des projos tandis que Serge Perod à la console lumière en fond de salle, doit sûrement lui raconter des histoires bizarres dans le casque. Chacun s'affaire dans son coin. Dans les loges, on change les cordes des guitares. Zem susurre inlassablement des « 2-2-1 » dans les micros. Chaque musicien fait sa balance et quand Hubert arrive, ils reprennent tout ça en chœur avec lui. Le son des synthés ne passe pas. On cavale pour régler ça en vitesse mais sans le moindre signe de panique.
Calme et efficacité des techniciens liés sans doute au climat de confiance qui règne. Pas vu Hubert une seule fois s'acharner sur un détail ou réclamer ceci ou cela. Silence, attend s'il y a un problème. Laisse chacun faire son boulot. Aucun risque, ici, d'entendre dire « C'est l'enfer, plus jamais je ne rebosserai avec lui ». L'équipe est soudée, fidèle.
Des techniciens qui, outre leur compétence, disposent d'un atout en or : la pêche en permanence ! Si avec Thiéfaine et les musiciens, la fatigue se ressent, créant parfois une ambiance un peu « apathique », elle ne semble guère les toucher. Premiers levés, partis, bossant de midi à deux heures du
matin et derniers couchés. Déconneurs de première... Pour la seule soirée « off », ils iront dérober malgré les cris hystériques de la réceptionniste, la télé couleur du hall de l'hôtel pour remplacer la leur en noir et blanc. Avec quelques musiciens, en se retrouvera à une dizaine dans une chambre pour regarder la « Dernière séance ». Pas triste !
Balance achevée, les sept technicos vont manger (un cuisinier suit la tournée avec sa camionnette). Dans la loge, silences et discussions s'entrecroisent. On sort les « costioumes de scène » ! Jason remporte haut la main le trophée des couleurs les plus criardes ! Gérard, qui assiste Tonv, annonce régulièrement « dans une heure », « vingt minutes », « dix minutes ». Top, partez ! Lampe de poche au poing, sourire parce qu'elle veut bien marcher, il guide le beau monde dans l'obscurité derrière le rideau noir.
Cris et piaffements dans la salle. On dirait qu'ils vont entrer sur un ring ! Sourires complices. Les loups sont lâchés. Musique. Magie...
Je rejoins Zem à la console scène. Brèves visites d'Hubert à qui l'on tend bouteille ou vitamines. Jason pète une corde, Paul, le batteur, manque de se casser la figure de son tabouret et perd en route une baguette. Jasper cavale et guette le moindre signe de détresse. Pas pour rien qu'il s'appelle SOS technique.
Où sont les miradors ?
Concert fini, repos ! Une heure après « à table ! ». Retour à l'hôtel. C'est la fête au genièvre, l'alcool du coin. Dodo cinq heures. On ne s'appesantit pas sur le concert du jour, on est déjà au lendemain. Hubert s'inquiète de l'état de la salle de Reims. Cette salle-là, toujours de sports, battra tous les records avec des tonnes de vitres inclinées à 45°, bonjour la résonance ! Se battre pour essayer de faire passer quelque chose alors que le son est irrémédiablement pourri et qu'une porte bat toutes les cinq minutes et éclaire toute la salle. Jouer dans une salle de sports, mais quel bonheur !
Dernier concert pour moi, Nancy : hall d'expo. Décor de tubulures en ferraille pour le plafond. Décor extérieur encore plus alléchant : bloc de béton en bord d'autoroute, entouré de grillages. « Où sont les miradors » demande Thiéfaine... Une table de ping-pong fera naître des exploits avant et après le spectacle. Sourires sur les lèvres. Autant déçus la veille à Reims, qu'heureux ce soir d'avoir pu offrir un beau concert.
09:31 | Lien permanent | Commentaires (4)
24/06/2012
Encore un article paru dans le magazine Chanson
La pensée du jour : "Non. Pas de dérision. Surtout pas de dérision. Mais des mots qui seraient source d'énergie, donneraient le courage de ne pas sombrer, exalteraient les forces de vie, inciteraient ceux qui les accueillent à aller vers toujours plus de lucidité, de tolérance, de compassion". Charles JULIET
Je prends enfin le temps de vous faire signe ! Voici ce matin un autre article paru en 1983 dans le magazine Chanson, et envoyé une fois encore par M.D., que je remercie au passage !
Quand la rage et le désespoir deviennent énergie, ne pleurent plus mais griffent, mordent, soi-même, les autres, il est urgent d'aller fondre sa rage et ses impuissances dans les siennes, d'aller s'éclater dans ses concerts où le noir du désespoir et le rouge de l'ironie s'enchaînent dans un rock flamboyant et tonique...
Prenez dans la main gauche les trois premiers disques de Thiéfaine, les deux derniers dans la main droite (vous avez le droit d'inverser main gauche et main droite). Non, il ne s'agit pas de peser mais de regarder et d'écouter. Premier réflexe rapide, ça n'a pas la même gueule, ça ne sonne pas pareil, ça ne raconte pas vraiment les mêmes choses. La rupture est flagrante...
« Entre deux délires, deux idées noires »
Thiéfaine, le clown narquois, grimé, aux chansons où l'absurde et l'ironie s'aiment à la folie, où délire et humour sont rois (La vierge au dodge, L'ascenseur de 22 h 43), ne se retrouve plus du tout dans les deux derniers disques. Le pire, c'est que ça ne donne même pas envie de pleurer. Aucun regret à exprimer.
Le « ch'est plus comme avant » geignard, on s'en balance! C'est plus pareil, mais qu'est-ce que ch'est beau !
Deuxième réflexe (moins rapide) : chercher des liens. On trouve la trace des angoisses dans les trois premiers LP. Un peu cachées mais déjà présentes :
« Orgie de silence et de propreté où celui qui aurait encore quelque chose à dire préfère se taire plutôt que d'avoir à utiliser leurs formulaires d'autorisation de délirer... Demain, nous reviendrons avec des revolvers au bout de nos yeux morts » (Autorisation de délirer).
Recourir dans l'autre sens, vers le quatrième et le cinquième pour retrouver une trace d'humour. « Il est bientôt minuit mais je fais beaucoup plus jeune » (Autoroutes jeudi d'automne).
Mais avec tout ça, je ne suis guère avancée. J'veux comprendre ! Que l'on puisse dépasser le cap de l'ironie, se détacher de cet atout-là pour fixer le noir dans les yeux, sérieusement, je ne peux pas y croire. Réponse fulgurante et convaincante d'Hubert, je m'incline.
« II y a des moments où tu ne peux plus rire. C'est pas la peine de vouloir se dire: on va rire de tout. Il y a certains moments où tu es carrément écorché dans un truc et c'est tout... Tu peux tout cacher derrière le rire, l'ironie. Jusqu'au jour où tu t'aperçois qu'en tournant tout en dérision, en riant de tout, tu tombes complètement. Il n'y a plus rien, parce que, quelque part, tu as tout détruit ».
Cette fameuse rupture entre le troisième et quatrième album, est également sensible à travers la musique. Les trois premiers suivaient des tracés classiques : bons vieux rocks, boogies, voire bourrées pour rigoler, avec un « son » plus folk que rock. Avec les suivants, le climat devient plus personnel, percutant et fort, du rock « léché » aux lignes mélodiques qui ont le faible don de s'installer dans vos oreilles pour ne plus vous quitter.
Responsable : un dénommé Claude Mairet. « Accusé levez-vous ! ». En fait, Claude reste tranquillement assis au bar à déguster son petit « déj », acceptant que je grignote son croissant. Evident qu'il tient un rôle principal dans l'affaire, avec, of course, Thiéfaine. Deux compères qui se sont connus sur les bancs de l'école, dans leur pays franc-comtois (je ne vous raconte pas l'accent détenu par presque toute « l'équipe » Thiéfaine).
Séparés quand l'un part délirer dans les cabarets parisiens, et l'autre s'amuse dans un groupe rock « Guidon Edmond et Clafoutis ». Absent du premier disque qu'il n'aimera pas, Claude se compromet à la guitare dans le second, arrange un morceau, puis deux pour le troisième. A partir de Dernières Balises, le voilà totalement arrangeur et même compositeur pour plus de la moitié des titres du dernier, dont les musiques de Lorelei et 713.105. Soleil Cherche Futur. « J'étais vraiment content de lui offrir ça un matin », tu parles ! Déclic. Collaboration fructueuse que reconnaît et approuve Tony Carbonare, arrangeur des trois premiers albums. Mettez Mairet et Carbonare sur un ring et repartez déçus ! Pas de match ni de luttes, apparents ou réels, puisque tous deux bossent toujours ensemble, Tony en tant que « manager ». Il a automatiquement interrompu son rôle d'interprète (bassiste) quand il n'était plus lié à celui de créateur.
Quand Thiéfaine, en 77, décide de s'entourer de musiciens, c'est le groupe « Machin » dont Tony, ami d'Hubert, est membre actif, qui viendra jouer avec lui. C'est la grande époque du folk, Tri Yann et compagnie. « Machin » est dans ce trip-là, d'où influence pas vraiment désirée sur des chansons de Thiéfaine. Le « son » de ces premiers albums est loin d'être parfait aussi. Mais, à l'époque, les sous sont rares. Quatre jours d'enregistrement pour le premier disque, c'est peu. Les deux suivants n'auront droit qu'à quelques jours de plus, alors que les deux derniers seront soignés pendant un mois dans un beau studio. Ça joue...
Bref, aujourd'hui, ce sont les grands moyens, pour les disques, comme pour les tournées. Le bouche à oreille, pour Thiéfaine, a fonctionné à une puissance rarement égalée. Jusqu'au point, aujourd'hui, de bourrer les plus grandes salles de France et de Navarre, y compris l'Olympia, de transformer deux LP en disques d'or... (Moi, ça me fait... rêver de médias en folie au bord du suicide, ou craindre de voir s'envoler tous les arguments et alibis des chanteurs géniaux mais oubliés ! Mais du calme !)
La suite dans les jours qui viennent. Et si vous avez loupé CO2 mon amour le samedi 16 juin sur France Inter, profitez de ce dimanche pour écouter cette émission ! L'épisode s'appelait Hubert-Félix Thiéfaine dans le silence de la forêt de Chaux. Suivez le lien :
http://franceinter.fr/archives-diffusions/137217/2012-06
10:09 | Lien permanent | Commentaires (7)