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25/03/2011

Anna Akhmatova (Requiem)

La pensée du jour : "Je sais où je vais,

Ce ne sera pas toujours gai.


Mais l'amour et moi

L'aurons voulu ainsi". Robert DESNOS

 

 

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Le Don paisible coule en paix,

La lune jaune entre furtive,

 

Elle entre, le chapeau de travers,

La lune jaune voit une ombre.

 

Cette femme est malade,

Cette femme est seule,

 

Son fils est en prison et son mari en terre,

Pensez à elle dans vos prières.

 

 

                                  3

 

Non, ce n'est pas moi qui souffre, c'est quelqu'un d'autre.

Moi, je n'aurais pas pu. Ce qui est arrivé,

Qu'on le recouvre de noirs suaires,

Que l'on emporte les lumières...

 

                                                La nuit

24/03/2011

Anna Akhmatova (Requiem)

La pensée du jour : "La prudence et l'amour ne sont pas faits l'un pour l'autre; à mesure que l'amour croît, la prudence diminue". LA ROCHEFOUCAULD

 

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INTRODUCTION

 

C'était au temps où seuls les morts souriaient,

Contents d'avoir trouvé la paix,

Et Leningrad, appendice inutile,

Ballottait auprès de ses prisons.
C'était au temps où rendus fous par la torture

S'avançaient les bataillons des condamnés,

Et les sifflets des locomotives chantaient

La brève chanson des déchirures.
Là-haut brillaient les étoiles de la mort,

Et la Russie se tordait, innocente,

Sous des bottes ensanglantées,

Et sous les pneus des fourgons noirs.




                      1

 

Ils sont venus te prendre à l'aube,

Je t'ai suivi comme on suit un cercueil.
Dans l'ombre des enfants pleuraient,

Sous l'icône un cierge avait coulé.
Sur tes lèvres le froid d'une médaille,

A ton front la sueur de la mort... Ne jamais oublier !

Comme les femmes des streltsy*, j'irai,

J'irai hurler sous les tours du Kremlin.

 

1935

 

*"Mousquetaires" sévèrement châtiés pour s'être révoltés contre Pierre le Grand.

 

 

21/03/2011

Anna Akhmatova (Requiem)

La pensée du jour : "La saison de l'amour triste et immobile plane en cette solitude". Robert DESNOS

 

DEDICACE

Devant tant de malheur les montagnes s'inclinent,

Le grand fleuve suspend son cours,

Mais les verrous des prisons sont solides,

Derrière, il y a les « terriers du bagne »*

Et l'angoisse poignante de la mort.

Des gens que le soleil caresse en se couchant...

Nous ne savons rien, nous sommes partout les mêmes,

Nous n'entendons que l'atroce cliquetis des clés

Et le pas lourd des soldats.

Nous nous levions comme pour les matines,

Nous traversions à pied la ville ensauvagée,

Nous nous retrouvions là, plus glacées que des mortes,

Et le soleil descend, et la Néva s'embrume.

Mais l'espoir chante toujours au loin.

La sentence... Et les larmes jaillissent,

La voilà maintenant coupée du monde entier,

Comme si la douleur lui arrachait le cœur,

Qu'on l'avait fait soudain tomber à la renverse,

Et pourtant, elle avance, elle titube... Seule...

Où sont donc aujourd'hui celles qui furent mes compagnes

Durant ces deux années d'infernale folie ?

Quelles visions les hantent dans les neiges de Sibérie,

Que croient-elles voir dans le halo de la lune ?

C'est à elles que j'adresse mon dernier adieu.

 

Anna Akhmatova, mars 1940


*Expression empruntée à Pouchkine.

 

19/03/2011

Anna Akhmatova (Requiem)

La pensée du jour : "Chercher encore des mots

Qui disent quelque chose

Là où l'on cherche les gens

Qui ne disent plus rien

 

Trouver encore des mots

Qui savent dire quelque chose

Là où l'on trouve des gens

Qui ne disent plus rien".

Erich FRIED

 

Pendant quelques semaines, je vais vous proposer ici des poèmes d'Anna Akhmatova. Ils sont tous extraits de Requiem. Comme ce recueil n'est pas très épais, je vous en mettrai l'intégralité ici. Bonne lecture ! Et merci à HFT de m'avoir fait découvrir cette poétesse !

 

Non, je n'étais pas sous un ciel étranger

Ni réfugiée sous une aile étrangère,

J'étais alors aux côtés de mon peuple,

Là où pour son malheur mon peuple se trouvait.


1961

 

EN GUISE DE PREFACE

Au cours des années terribles du règne de Iéjov*, j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Une fois, quelqu'un m'a pour ainsi dire « reconnue ». Ce jour-là, une femme qui attendait derrière moi, une femme aux lèvres bleuies qui n'avait bien sûr jamais entendu mon nom, a soudain émergé de cette torpeur dont nous étions tous la proie et m'a demandé à l'oreille (là-bas, tout le monde parlait à voix basse) :

-Et ça, vous pouvez le décrire ?

Je lui ai répondu :

-Je peux.

Alors un semblant de sourire a effleuré ce qui avait été autrefois un visage.


1er avril 1957

Leningrad

 


*Chef du NKVD de septembre 1936 à juillet 1938.




Un petit extrait de la préface de ce recueil (une préface signée Sophie Benech) :

 

Le Requiem est un livre unique : Akhmatova, l'un des plus grands poètes russes du XXème siècle, a composé ces poèmes en Union Soviétique, au plus fort de la Terreur stalinienne, sans même oser les confier au papier. Son premier mari avait été fusillé, son fils était arrêté, et plusieurs de ses amis proches allaient périr dans les camps. Pas une famille autour d'elle qui n'eût été touchée par les répressions.

 

Ces poèmes parlent de ce qu'elle vivait alors : l'attente devant les prisons pour porter des colis, la douleur d'une mère à qui l'on a pris son fils, et cette angoisse, cette peur humiliante qui ont pesé pendant plus d'un demi-siècle sur un pays entier.

 

Les mots sont simples et nus, la langue est sobre, parfois laconique, les sensations ténues trahissent des émotions profondes; et la voix est si limpide qu'elle semble s'effacer pour devenir celle de tout un peuple : Akhmatova est ici la dépositaire d'une souffrance qui la dépasse, emportée par le flux ample et majestueux de ce Requiem dédié à toutes les victimes du régime communiste.

Le poète Iossif Brodski, qui deviendra son ami à la fin de sa vie et dont elle admirait le talent, lui rendra plus tard hommage depuis son exil aux Etats-Unis :

 

Par-delà l'océan, sois saluée, grande âme,

Pour avoir eu ces mots, et salut à tes cendres

Dormant en terre natale, là où par ton bienfait

Fut doté de parole un monde sourd-muet.

 

14/03/2011

Anna AKHMATOVA (deuxième partie)

La pensée du jour : "On travaille contre la mort, avec l'illusion de laisser trace - ce qui est complètmeent chimérique, parce que... tout ça... Personne, d'ailleurs, ne peut savoir s'il laisse trace ou non. Le temps... Le temps seul... fait le tri. Mais c'est vrai que, dans l'instant, on travaille contre la mort". Louis CALAFERTE

 

On peut distinguer deux périodes dans l'activité poétique d'Akhmatova : la première comprend les cinq recueils parus entre 1912 et 1923; la seconde est illustrée par les deux grands poèmes de l'après-guerre. La première période a pour trait marquant la réaction acméiste aux excès des symbolistes qui dominent la littérature russe au début du siècle. Akhmatova affirme qu'un poète qui a perdu la fraîcheur des mots est pareil à un peintre qui aurait perdu la vue. Toute recherche dans la construction grammaticale ou la tournure, tout mot rare, toute obscurité risquent de troubler la vérité autant que le lecteur. Il faut parvenir à un tutoiement de la réalité d'autant plus souhaitable qu'il permettra de retrouver le fondateur de la poésie russe, Pouchkine, et le miracle pouchkinien. La poétique acméiste sera développée par Mandelstam. Akhmatova se contente de l'illustrer dans ses courtes poésies, où la simplicité, le style direct, dépouillé, au sein duquel les silences pèsent aussi lourd que les mots, préparent la surprise et la révélation. Ces petits drames elliptiques concernent l'amour, ses joies et ses tourments, la foi orthodoxe et sa richesse émotive, décrivent les dunes de la Baltique ou les quais de la Néva. Poésie intimiste refermée sur l'expérience concrète, elle s'impose par le bonheur naturel de ses rythmes, la qualité marmoréenne de son style.

Les deux grands poèmes, Le Poème sans héros et Le Requiem, ont au contraire une qualité épique et s'ouvrent à l'histoire. Le premier, drame poétique en plusieurs tableaux, constitue une sorte d'autobiographie qui conte la double histoire de la femme et du poète. De celui-ci, Akhmatova reprend l'expérience et la traite comme un matériau, parfois sans complaisance. Le Poème est pareil à une orchestration de l'œuvre d'Akhmatova par elle-même. De la femme, elle reprend les expériences et raconte certains épisodes de sa vie ou de celle de ses amies. Dans le bal masqué que chante le poème défile un nombre de masques où il convient de reconnaître des poètes, acteurs, actrices qui jouèrent un rôle dans la vie d'Akhmatova. Mais c'est le siècle, « rumeur du dernier acte », la mort qu'il apporte, sa tragédie qui est le véritable héros de ce poème. Si le Poème s'avance masqué, c'est au contraire la nudité qui fait la grandeur du Requiem. Comme l'aura voulu le poète, par sa bouche, « tout un peuple a crié ». La tradition acméiste est présente : parce qu'on ne peut parler de la douleur de tous ou de la terreur comme d'un événement intime, la poésie du Requiem est tendue, comme le voulait l'acméisme, vers la saisie de l'image immédiate, du fait brut. Parce que le poème est tissé des « pauvres mots » que les mères ont prononcés, son art réside dans la redécouverte de ces mots usés par une douleur vieille comme l'humanité. Le poète retrouve ici la tradition épique : il dit la tragédie commune par des rythmes qui viennent du cœur du peuple et des mots qu'il lui a empruntés. Par ses deux derniers poèmes qui constituent son couronnement, l'œuvre d'Akhmatova dépasse le cadre de la littérature et rend au Poète son rôle de mage et prophète d'un groupe ou d'une nation à un moment de son histoire.

 

Source : Article de Jean BLOT dans le Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays, Editions Robert Laffont, octobre 1990.

11/03/2011

Anna AKHMATOVA (première partie)

La pensée du jour : "Mais toi tu cherches ailleurs les spasmes élémentaires

qui traduisent nos pensées comme on traduit Homère

et tu m'apprends les vers d'Anna Akhmatova

pendant que je te joue Cage à l'harmonica".

Hubert-Félix THIEFAINE, "Fièvre résurrectionnelle".

 

Anna AKHMATOVA

Poétesse russe. Née à Bolchoï Fontan, près d'Odessa, le 23 juin 1889, morte à Domodedovo, près de Moscou, le 5 mars 1966. Son père, Gorolenko, est ingénieur de la marine du Tsar. Akhmatova est un pseudonyme emprunté à la grand-mère, tartare, d'Anna. Elle passe son enfance à Tsarskoïe Selo, près de Pétersbourg. Elevée au gymnase de cette ville, elle s'inscrit à la Faculté de Droit de l'Université de Kiev, puis à la Faculté de Lettres de Pétersbourg. Dès son enfance, elle découvre la poésie et écrit des vers. Elle voyage en Italie, en France. A Paris, elle fait la connaissance de Modigliani qui dessine plusieurs portraits de la poétesse. Un seul subsiste; les autres seront perdus pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dès 1912, elle publie un premier recueil, Le Soir, suivi en 1914 par Le Chapelet. Sa gloire au sein de l'élite intellectuelle est immédiate. Le mythe Akhmatova prend forme. Elle devient la Sapho russe et, malgré son destin tragique – la terreur stalinienne qui l'aura réduite au silence pendant plus de vingt ans – elle va régner, un demi-siècle durant, sur la poésie de son pays.

En 1909, Anna Akhmatova épouse Nicolas Goumilev, chef de file de la renaissance poétique russe du début du XXème siècle. Avec leur ami Mandelstam, ils vont fonder l'Acméisme. Le mouvement entend opposer sa « belle clarté » à l'obscurité de l'école symboliste qui triomphait alors. A la veille de la Révolution, en 1917, Akhmatova fait paraître un troisième recueil, La Volée blanche. En 1921, paraît Le Plantain. Cette même année, Goumilev, resté fidèle à la foi orthodoxe et à la monarchie, se trouve compromis dans un complot. Il est fusillé. Il laisse un fils, Lev. Akhmatova épouse en secondes noces V. Chileïko, un savant orientaliste. Un dernier recueil paraît en 1923, Anno Domini MCMXXI. Ensuite, Akhmatova est condamnée au silence. Très liée au couple Mandelstam, elle assistera à leur martyre, l'exil, la déportation, et les aidera de son mieux. Au cours de ces mêmes années de terreur stalinienne qu'elle peindra dans son chef-d'œuvre, Requiem, son fils est arrêté et déporté (1935).La même année, son troisième mari, l'historien d'art N.N. Pounine, est condamné à la déportation. Akhmatova doit se consacrer à des travaux de traduction. Elle entreprend aussi une réflexion sur Pouchkine, qui aboutira à des essais, dont elle parviendra à faire publier certains. Dans le cadre de la nouvelle politique patriotique, adoptée en 1940, la censure autorise la publication d'une anthologie des cinq recueils antérieurs d'Akhmatova, suivie d'un nouveau cycle de poèmes, Le Saule. En 1941, la guerre mondiale la surprend à Leningrad. Elle vit le siège que soutient cette ville, dont elle chantera l'héroïsme et les souffrances. L'un de ses poèmes qui dit le courage des assiégés, Le Serment, sera placardé sur les murs de la ville. Evacuée à Tachkent, elle visite les hôpitaux, lit ses vers aux blessés. Elle tombe malade (du typhus) et on la croit perdue. En 1944, Akhmatova rentre à Léningrad. La politique stalinienne se durcit. Jdanov contrôle la vie culturelle du pays. Akhmatova sera l'une de ses victimes. Elle évite de justesse la déportation, mais se voit de nouveau réduite au silence jusqu'en 1958. Cette année-là, paraît une première anthologie, suivie d'une seconde en 1961. Celle-ci donne la mesure de sa gloire auprès du public soviétique, conservée malgré l'ostracisme dont elle fut la victime et les silences auxquels elle fut condamnée : les cinquante mille exemplaires d'un premier tirage sont épuisés en quelques heures. Cependant, Akhmatova compose et fait publier à l'étranger les deux grands poèmes où l'on a salué ses deux grands chefs-d'œuvre : le Poème sans héros à New York (1960) et le Requiem à Munich (1963). Sans jamais retrouver la faveur du régime, ni rentrer en grâce, Akhmatova vécut de dernières années adoucies par la tolérance krouchtchévienne. Son fils rentra des camps et de l'exil. Un prix international de poésie décerné en Italie (Etna-Taormina, 1964), un doctorat honoris causa de l'Université d'Oxford (1965) devaient lui permettre de revoir l'Europe occidentale et ses amis qui s'y trouvaient. Akhmatova fut emportée par une crise cardiaque le 5 mars 1966.

Source : Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays (Editions Robert Laffont, octobre 1990). L'article consacré à Anna Akhmatova est signé Jean BLOT.

 

La deuxième partie de cet article arrivera dans les jours qui viennent, ainsi que plusieurs poèmes d'Anna Akhmatova (merci, monsieur Thiéfaine, de m'avoir fait découvrir cette poétesse. J'ai feuilleté un de ses recueils de poèmes, et suis sous le charme de cette écriture).

09/03/2011

Thiéfaine, conquistador écorché

La pensée du jour : "Je m'évertue vers quelque point insaisissable. Le chemin qui y conduit, s'il y conduit, est incandescent. On s'y brûle. Je ne sais si j'y progresse. Je m'évertue". Louis CALAFERTE

Le vendredi 25 février, Patrice Demailly consacrait, dans Nord éclair, un magnifique article à Thiéfaine. Le voici (merci, Cath, de me l'avoir envoyé !) :

Hubert-Félix Thiéfaine est un artiste en mouvement qui ne se laisse pas capturer. Photo Yann Orhan

Honnêtement, on ne s'attendait pas à un tel uppercut. Avec "Suppléments de mensonge", dans les bacs ce lundi, Hubert-Félix Thiéfaine signe son chef-d'oeuvre. Douze morceaux pour autant de pépites. Saisissant.

Il a arpenté ciel et terre, de bas en haut, des fosses sulfureuses des enfers tièdes aux paradis artificiels où il s'est parfois brûlé les ailes. Au milieu de ce monde englouti, Hubert-Félix Thiéfaine est un sublime survivant. Qui cultive ses marges - dont celle du show-biz - et son existence pas toujours cadrée. L'homme a près de 35 ans de carrière derrière lui. Pour ceux qui s'intéressent d'un air seulement distrait à la musique, il est le créateur de La fille du coupeur de joints, un hymne qui s'élève au-dessus des cieux.
Dans la chambre d'un hôtel où il nous reçoit, il pourrait réciter la Bible qu'on resterait pendu à ses lèvres. Certainement le privilège des incandescents. Pas facile d'échanger avec ce grand incendie cérébral. Parce que son âme a une longueur d'avance sur la meute. Parce que la solitude est sa meilleure compagne. « J'adore ça. Si je me retire, faut pas venir m'emmerder. Je ne m'ennuie jamais quand je suis seul. Je m'amuse avec mes jeux préférés, il y a une sorte de télécommande dans ma tête ». Quand on lui demande en référence à la chanson sur le suicide Petit matin 4.10 Heure d'été s'il a déjà tenté de mettre fin à ses jours, il se recroqueville dans son fauteuil. Semble être ébranlé. Et répond par un expéditif « joker ». Plus tard dans la conversation, au sujet de son rapport à la mort, il glissera : « J'ai essayé donc je n'ai plus peur ».



Un bain bouillonnant de vie
à vif et de poésie

Thiéfaine fait partie de ces artistes qui ne s'arrêtent jamais, dont la vie est faite d'écriture et de questionnements, de chemins tortueux et de fureur, de mélodies et de parfums vénéneux. Il dit : « C'est une histoire de guerrier d'être chanteur. On va de combat en combat, il faut se maintenir debout et aller de l'avant ».
On l'avait quitté à l'été 2008 avec un album de blues délicieusement concocté avec Paul Personne (Amicalement Blues). Avant de refaire surface, Thiéfaine a encore morflé. Un burn out qui a nécessité une longue hospitalisation. « J'avais enchaîné les projets. Mon corps avait besoin de se reposer ». Il ne s'étendra pas davantage là-dessus. Juste précise-t-il qu'il avait dans son escarcelle un disque presque complet.
« Il devait s'appeler Itinéraire d'un naufragé, mais quand je me suis remis en selle, je n'avais pas envie de regarder dans le rétroviseur, je voulais des idées neuves ». Bien lui en a pris puisque Suppléments de mensonge (titre emprunté à un chapitre du Gai Savoir de Nietzsche), c'est un coup de chapeau magistral d'où s'échappent des myriades de mots patraques, biscornus, métaphoriques. L'écouter c'est se plonger dans un bain bouillonnant de vie à vif et de poésie. Le gaillard, lui, avoue ne pas savoir dissimuler la vérité.
« Je n'y arrive pas, j'ai les yeux trop clairs. On voit mon cerveau à travers eux quand j'essaie de mentir, il y a plein de lumières qui clignotent ». L'album est arrangé avec goût et, disons-le, avec maestria par Édith Fambuena et Jean-Louis Piérot, tandem génial des Valentins qui avait déjà notamment imposé sa patte sur l'exceptionnel Fantaisie Militaire de Bashung. « Je ne le savais pas parce que je n'avais jamais écouté cet album d'Alain. J'étais resté bloqué sur la pochette et le titre que je n'aimais pas ». Il ajoute, avec un sourire malicieux : « Le pire, c'est que j'ai chez moi des albums avec des pochettes superbes qui sont musicalement d'une nullité totale ».
Comme pour son précédent opus Scandale mélancolique, Hubert-Félix Thiéfaine a envoyé une partie de ses textes à des compositeurs extérieurs. Sont retenus : le duo de La Casa, Ludéal, Arman Méliès, Dominique Dulcan, Guillaume Soulan, JP Nataf, Robert Briot. « Hormis ces deux derniers, je ne les connaissais pas. Je suis allé à la cueillette. Il faut qu'il y ait une alchimie avec mes textes, une sorte d'étincelle ».
On le suit donc, avec vertige, au bord de ses gouffres profonds comme dans les mille et un détours de son écriture éblouissante. « J'ai fait plus de place ici à ma part féminine. C'est un peu moins cow-boy que d'habitude ». Une grande latitude émotionnelle émane d'ailleurs des morceaux.
C'est rarement léger, mais toujours marquant et profond, traversé par des fulgurances mais aussi par le froid des marbres. Le coeur du chanteur semble battre dans chacun de ses vers qui, sous une beauté destructrice, suggèrent les sentiments les plus brûlants. Les cicatrices sont palpables mais l'espoir ne semble pas être mort. On a l'impression que toute une vie se retrouve dans Suppléments de mensonge. Ne pas demander à Thiéfaine de faire l'exégèse de ses textes. Ce n'est pas son trip. « Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Je veux laisser les autres rêver ce qu'ils ont envie de rêver par rapport à ce que je donne. Je travaille avec des mots, je ne suis pas prosateur, ce sont les mots qui m'intéressent ».
Les obsessions existentielles de Thiéfaine le font vaciller en bordure du crépuscule mais la plupart des ritournelles lui confèrent une mélancolie étrange, quasi heureuse. Entre le festival d'oxymores crachés sur la rythmique punk Lobotomie Sporting Club, la nostalgie lumineuse de La ruelle des morts, le sexuel Garbo XW Machine, les cordes coulissantes comme des perles sur un collier d' Infinitives voiles et les trompettes à la Calexico de Petit matin 4.10 Heure d'été - sommet du disque - difficile de ne pas être littéralement conquis. « Le ton du disque, c'est d'être moins austère et de mettre plus de foi dans nos instincts vitaux. Mais je n'allais pas m'arrêter à être profond et percutant ».
Au final, sans doute un des plus beaux, des plus foudroyants albums jamais enregistrés sur le sol français depuis belle lurette. On s'y enfonce comme dans un paysage sombre et tourmenté et on en ressort paradoxalement apaisé, ébaubi et inondé de lumière.

05/03/2011

Thiéfaine à la FNAC Saint-Lazare hier

La pensée du jour : "Tu te retrouves avec, dans la tête, le sourire amer de la médiocrité impuissante, tu réalises que tes illusions étaient bien trop pures pour toi". Nicolas FARGUES

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Petite déception hier matin à la Maison de la Radio : impossible d'assister à l'enregistrement  du "Fou du roi". Et pour cause ! L'émission avait déjà été enregistrée auparavant !

En revanche, aucune déception à la FNAC Saint-Lazare ! J'ai d'abord flâné un peu du côté du "Golden Black", attendant que d'autres me rejoignent (question : Cédric, es-tu venu, finalement ?). Vers 14h30, Elodie est arrivée. Peu après, nous avons décidé d'aller nous installer à la FNAC, pour être bien placées pendant l'interview. Et je ne regrette pas d'avoir "poireauté" ainsi pendant quelques heures ! Quel moment riche que celui qui a précédé l'arrivée d'Hubert ! Aussi riche que l'interview elle-même. J'ai adoré ce petit comité que nous formions, nous tenant bien chaud les uns les autres. J'ai adoré discuter avec Adrien, dont la jeune fougue m'a rappelé celle qui était la mienne quand j'avais 20 ans moi aussi. Je ne te l'ai pas dit, Adrien, et tu l'apprendras si tu passes par là, mais lorsque je t'ai quitté quelques minutes après avoir papoté avec toi, j'étais bouleversée, émue aux larmes... La relève est assurée, et de bien jolie façon !

Des émotions partagées, donc, et aussi des rires fort sympathiques avec Yoann, vu plusieurs fois durant mon séjour à Paris. L'immense joie de rencontrer enfin Lorelei2, de voir ses yeux pétiller rien qu'à l'évocation du nom de Thiéfaine. L'immense joie de retrouver des visages familiers, comme celui du Doc.  L'immense joie de retrouver des gens pas vus depuis bien longtemps. Le Petit Hubert illustré (c'est formidable de rencontrer un dictionnaire !!) et sa moitié, mais aussi Sapq, Uther Pendragon, David, Yoann, Tommie, Sœur Sparadrap, et tant d'autres...

17h. Zegut, qui doit mener l'entretien, arrive et discute chaleureusement avec le public. En arrivant au Forum de la FNAC, je me suis baladée et j'ai découvert, sous l'affiche annonçant la venue de Thiéfaine, des livres, des CD et des films qui ne sont pas sans rappeler l'univers du bonhomme : Voyage au bout de la nuit, Au-dessous du volcan, Blow-up, The Beat Generation, Twin Peaks, les Stones et Dylan. En fait, tout cela est destiné à annoncer déjà la couleur que va revêtir l'entretien HFT-Zegut. Thiéfaine a été invité précédemment à sélectionner cinq livres, cinq disques et cinq films qui ont compté pour lui. Il cite donc Voyage au bout de la nuit, Au-dessous du volcan, The Beat Generation, Finnegan's Wake, de Joyce (jamais entendu parler de ce livre, et je dois d'ailleurs dire qu'hier j'ai découvert l'étendue immense, vertigineuse, affolante, de mon ignorance, cela remet salement les idées en place !). Quel autre livre encore ? Je ne sais plus. J'ai noté des noms, pêle-mêle : Homère ("Il faudrait commencer par Homère", dira Thiéfaine, et aussi : "Si je devais partir avec un seul livre, ce serait Homère"), Aragon et notamment Les cloches de Bâle, Hédi Kaddour (Waltenberg ... jamais entendu parler !).

Côté cinéma, HFT a retenu Blow-up, Le septième sceau, Mystery Train, Twin Peaks et Le mépris. Il aime aussi O'Brother, des frères Coen. Personnellement, je n'ai vu aucun de ces films (si, j'ai bien vu Le mépris, mais il y a plus de 20 ans, je pense !!!) et je me fais toute petite dans mon fauteuil...

Nous abordons ensuite le thème de la musique, et Thiéfaine nous parle de Bach, de Dylan, des Rolling Stones (il a sélectionné l'album "Aftermath"), de John Lee Hooker et Canned Heat. Il nous apprend qu'avant chaque tournée, il réécoute systématiquement "Rock'n'roll Animal", album live de Lou Reed. Bien sûr, il évoque Léo Ferré et plus particulièrement cet album sans titre, celui qu'on appelle parfois L'été 68, et sur lequel on peut trouver "Pépée" et "C'est extra". Il nous en dit un peu plus sur son admiration pour Ferré. Ce qu'il aime, c'est le Ferré mélancolique et tendre, les chansons comme "A toi". "Le Ferré révolutionnaire n'est pas intéressant", affirme-t-il. Ou encore : "Le Ferré qui faisait de la politique et un peu de la démago aussi, celui-là, il m'agaçait".

On évoque très (trop ?) rapidement "Suppléments de mensonge", et Thiéfaine dit une fois de plus qu'il a, dans cet album plus que dans les autres, laissé libre cours à sa part féminine. "Dans l'écriture, surtout," précise-t-il. Zegut lui parle du corbeau que l'on voit un peu partout dans le livret, et Thiéfaine dit que c'est un peu l'animal fétiche des poètes, il évoque Edgar Allan Poe, mais aussi Rimbaud, The Beat Generation, précisant que cet "animal pas rassurant représente le côté maudit de l'artiste".

 

Voilà. Hubert s'en retourne ensuite dans sa loge. Cinq, dix minutes. Et nous sommes je ne sais combien à attendre de nous retrouver en face de l'artiste, pour une dédicace, pour échanger deux ou trois mots. Et il s'agira bien de n'échanger là que deux ou trois mots, la vue de la foule impatiente n'invitant guère à de longs épanchements. Thiéfaine se prête plus ou moins chaleureusement à l'exercice. On sent bien qu'il est fatigué et qu'il voit le truc comme un travail à exécuter, comme il l'a dit au "Fou du roi"... Ce n'est pas le moment que j'ai préféré. De toute façon, je n'aime pas approcher les artistes que j'aime. Tout est dit dans leurs œuvres, à quoi bon chercher plus loin ?

 

Après la séance de dédicaces, nous sommes une quinzaine à nous retrouver dans un bar situé non loin de là. Je discute avec une certaine Florence, qui n'était jusque là mon amie que sur Facebook, et je me rends compte que nous pourrions très bien être amies dans la vraie vie, tant l'échange est bouillonnant et passionnant, tant nous partageons, entre autres, le même amour de la lecture.

Vers 21h, tout le monde regagne ses pénates. Il est tard, je dois préparer mes bagages pour demain. Et j'ai dans le cœur un bagage fabuleux, impalpable et pourtant bien réel : des sourires, des mots, des échanges engrangés, et qui me porteront de longues semaines durant...