06/04/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Je vous aimerai jusqu'à ma mort. Je vais essayer de ne pas mourir trop tôt. C'est tout ce que j'ai à faire". Marguerite DURAS
7
LE VERDICT
Voilà. Le mot, pierre, est tombé
Sur mon sein encore vivant.
Ce n'est rien. Je m'y ferai.
J'étais prête depuis longtemps.
J'ai bien du travail aujourd'hui.
Il me faut tuer ma mémoire,
Il me faut empierrer mon âme,
Il me faut réapprendre à vivre.
Et pourtant... Ce froissement brûlant de l'été,
Comme une fête à ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair, cette maison déserte.
Eté 1939
14:07 | Lien permanent | Commentaires (1)
27/03/2011
"Suppléments de mensonge", presque un mois déjà...
C'est un dimanche de printemps, pas nécessairement printanier. C'est un dimanche moitié-soleil et moitié-nuages, un dimanche de « soleil-cafard ». Il fait un temps hésitant, à se promener dans la « Ruelle des morts » pour y compter ses deuils et se rendre compte que la pelle déborde qui sert à les ramasser...
C'est un dimanche à écouter Thiéfaine, pour se sentir moins seul(e), un dimanche à s'enivrer l'âme de « Suppléments de mensonge ». On ouvre le flacon, et se déverse l'ivresse... Je n'ai pas dit assez combien j'aime cet album, combien il m'entre dans la peau. Dans « La Ruelle des morts », j'ai tout à coup la soixantaine avec Thiéfaine, et je regarde avec nostalgie s'éloigner mes marelles et ces deux clochers, l'un lorrain, l'autre breton, qui si souvent font résonner, dans ma vie d'adulte, leurs mélancoliques carillons...
Sautons un peu plus loin sur la marelle, justement, et c'est « Petit matin, 4.10. heure d'été » qui vient nous plonger dans ses eaux glaciales... « J'ai broyé mon propre horizon », chantes-tu, vieux compagnon d'infortune... Il y a plusieurs décennies, tu posais la lancinante question de savoir « qui n'a pas sa névrose », je demande aujourd'hui qui ne broie pas son propre horizon, qui ne dilapide pas ses forces et le temps qui lui est imparti ? Dans « Scandale mélancolique », tu te décrivais comme un never been, te voilà avouant que tu rêves d'avoir été... C'est chaque jour la « foire aux âmes brisées », mais certains sont un peu plus sensibles que d'autres au « vieux drame humain » qui s'y joue. Certains tomberont à genoux avec Nietzsche devant un cheval épuisé, d'autres passeront tranquillement leur chemin. Peut-être que pour ceux-là, les mots de Thiéfaine n'ont pas, ne peuvent pas avoir le même impact que sur les premiers.
Dans « Infinitives voiles », tu évoques le « miroir intime d'une enfance bâclée ». Là encore, une question me vient : qui n'a pas le sentiment, après-coup, d'avoir bâclé son enfance, de n'en avoir pas suffisamment siroté la belle insouciance, celle dont il est écrit dès le premier cri que l'on pousse, qu'elle ne reviendra plus ? Qui ne livre pas chaque jour son petit « combat sans espoir » ?
«Infinitives voiles » : depuis de longues semaines, je me triture le cerveau sur cette licence poétique ! Un début de réponse (qui n'engage que moi) m'est venu ce matin : l'infinitif, quelque part entre l'infini et le définitif...
Bien d'autres « fulgurances » me sont venues à l'esprit ce matin. Par exemple, en écoutant « Les ombres du soir », j'ai imaginé « séduire pour mieux détruire, dit-elle ».
Cela faisait un peu plus d'une semaine que je n'avais pas écouté ces suppléments -au pluriel- de mensonge -(au) singulier. Une fois encore, je ressors bouleversée de cette plongée au cœur d'un album baignant à la fois dans les plus froides ténèbres et la plus chaude lumière. C'est tout l'art de Thiéfaine que de savoir nous piéger et de chanter avec la même grâce tantôt « le souffle éthéré des douceurs féminines », tantôt la « froideur féminine » (il y a la femme qui vous "homérise", mais il y a aussi celle qui vous vampirise !), tantôt « l'espoir d'un futur désiré », tantôt ses « scarifications de guerrier de l'absurde ». Dans « Suppléments de mensonge », on oscille sans cesse entre coups de poing et caresses, entre froideur, brutalité même, et douceur, voire sensualité. C'est peut-être ce qui explique que l'on ressorte vacillant, bizarre, et pourtant plus fort, de chaque heure passée en compagnie de cette œuvre magnifique...
15:46 | Lien permanent | Commentaires (10)
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Je vous jure, dans ce village, quand on veut entendre parler pour rien dire, pas la peine d'allumer la télé". Sébastien JAPRISOT
4
Si l'on t'avait montré à toi, la rieuse,
Toi la pécheresse si joyeuse,
La tant aimée de tes amis,
Ce qu'il adviendrait de ta vie,
Ces queues derrière trois cents personnes
Sous les murs des Croix* avec tes colis,
Et la brûlure de tes larmes
Faisant flamber la glace neuve.
Dans la prison vacille un peuplier.
Pas un bruit. Pourtant, ici, combien
De vies innocentes s'éteignent...
*Prison de Leningrad
5
Dix-sept mois que je hurle,
Je te crie de revenir.
Je me jette aux pieds des bourreaux,
Toi mon fils et mon effroi.
Tout s'est à jamais brouillé,
Je ne sais plus désormais
Distinguer l'homme de la bête,
Ni s'il faudra longtemps attendre le supplice.
Rien que des fleurs poussiéreuses,
Et le bruit de l'encensoir,
Et quelque part, des empreintes
Qui ne mènent nulle part.
Et me menace d'une mort imminente
Une énorme étoile.
1939
6
Les semaines s'envolent, légères.
Que s'est-il passé ? Mystère.
Comme elles te fixaient, mon fils,
Ces nuits blanches, dans ta prison,
Et comme elles te fixent encore
De leur œil de vautour,
Parlant de ta haute croix,
Parlant de ta mort.
1939
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25/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Je sais où je vais,
Ce ne sera pas toujours gai.
Mais l'amour et moi
L'aurons voulu ainsi". Robert DESNOS
2
Le Don paisible coule en paix,
La lune jaune entre furtive,
Elle entre, le chapeau de travers,
La lune jaune voit une ombre.
Cette femme est malade,
Cette femme est seule,
Son fils est en prison et son mari en terre,
Pensez à elle dans vos prières.
3
Non, ce n'est pas moi qui souffre, c'est quelqu'un d'autre.
Moi, je n'aurais pas pu. Ce qui est arrivé,
Qu'on le recouvre de noirs suaires,
Que l'on emporte les lumières...
La nuit
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24/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "La prudence et l'amour ne sont pas faits l'un pour l'autre; à mesure que l'amour croît, la prudence diminue". LA ROCHEFOUCAULD
INTRODUCTION
C'était au temps où seuls les morts souriaient,
Contents d'avoir trouvé la paix,
Et Leningrad, appendice inutile,
Ballottait auprès de ses prisons.
C'était au temps où rendus fous par la torture
S'avançaient les bataillons des condamnés,
Et les sifflets des locomotives chantaient
La brève chanson des déchirures.
Là-haut brillaient les étoiles de la mort,
Et la Russie se tordait, innocente,
Sous des bottes ensanglantées,
Et sous les pneus des fourgons noirs.
1
Ils sont venus te prendre à l'aube,
Je t'ai suivi comme on suit un cercueil.
Dans l'ombre des enfants pleuraient,
Sous l'icône un cierge avait coulé.
Sur tes lèvres le froid d'une médaille,
A ton front la sueur de la mort... Ne jamais oublier !
Comme les femmes des streltsy*, j'irai,
J'irai hurler sous les tours du Kremlin.
1935
*"Mousquetaires" sévèrement châtiés pour s'être révoltés contre Pierre le Grand.
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21/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "La saison de l'amour triste et immobile plane en cette solitude". Robert DESNOS
DEDICACE
Devant tant de malheur les montagnes s'inclinent,
Le grand fleuve suspend son cours,
Mais les verrous des prisons sont solides,
Derrière, il y a les « terriers du bagne »*
Et l'angoisse poignante de la mort.
Des gens que le soleil caresse en se couchant...
Nous ne savons rien, nous sommes partout les mêmes,
Nous n'entendons que l'atroce cliquetis des clés
Et le pas lourd des soldats.
Nous nous levions comme pour les matines,
Nous traversions à pied la ville ensauvagée,
Nous nous retrouvions là, plus glacées que des mortes,
Et le soleil descend, et la Néva s'embrume.
Mais l'espoir chante toujours au loin.
La sentence... Et les larmes jaillissent,
La voilà maintenant coupée du monde entier,
Comme si la douleur lui arrachait le cœur,
Qu'on l'avait fait soudain tomber à la renverse,
Et pourtant, elle avance, elle titube... Seule...
Où sont donc aujourd'hui celles qui furent mes compagnes
Durant ces deux années d'infernale folie ?
Quelles visions les hantent dans les neiges de Sibérie,
Que croient-elles voir dans le halo de la lune ?
C'est à elles que j'adresse mon dernier adieu.
Anna Akhmatova, mars 1940
*Expression empruntée à Pouchkine.
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19/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Chercher encore des mots
Qui disent quelque chose
Là où l'on cherche les gens
Qui ne disent plus rien
Trouver encore des mots
Qui savent dire quelque chose
Là où l'on trouve des gens
Qui ne disent plus rien".
Erich FRIED
Pendant quelques semaines, je vais vous proposer ici des poèmes d'Anna Akhmatova. Ils sont tous extraits de Requiem. Comme ce recueil n'est pas très épais, je vous en mettrai l'intégralité ici. Bonne lecture ! Et merci à HFT de m'avoir fait découvrir cette poétesse !
Non, je n'étais pas sous un ciel étranger
Ni réfugiée sous une aile étrangère,
J'étais alors aux côtés de mon peuple,
Là où pour son malheur mon peuple se trouvait.
1961
EN GUISE DE PREFACE
Au cours des années terribles du règne de Iéjov*, j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Une fois, quelqu'un m'a pour ainsi dire « reconnue ». Ce jour-là, une femme qui attendait derrière moi, une femme aux lèvres bleuies qui n'avait bien sûr jamais entendu mon nom, a soudain émergé de cette torpeur dont nous étions tous la proie et m'a demandé à l'oreille (là-bas, tout le monde parlait à voix basse) :
-Et ça, vous pouvez le décrire ?
Je lui ai répondu :
-Je peux.
Alors un semblant de sourire a effleuré ce qui avait été autrefois un visage.
1er avril 1957
Leningrad
*Chef du NKVD de septembre 1936 à juillet 1938.
Un petit extrait de la préface de ce recueil (une préface signée Sophie Benech) :
Le Requiem est un livre unique : Akhmatova, l'un des plus grands poètes russes du XXème siècle, a composé ces poèmes en Union Soviétique, au plus fort de la Terreur stalinienne, sans même oser les confier au papier. Son premier mari avait été fusillé, son fils était arrêté, et plusieurs de ses amis proches allaient périr dans les camps. Pas une famille autour d'elle qui n'eût été touchée par les répressions.
Ces poèmes parlent de ce qu'elle vivait alors : l'attente devant les prisons pour porter des colis, la douleur d'une mère à qui l'on a pris son fils, et cette angoisse, cette peur humiliante qui ont pesé pendant plus d'un demi-siècle sur un pays entier.
Les mots sont simples et nus, la langue est sobre, parfois laconique, les sensations ténues trahissent des émotions profondes; et la voix est si limpide qu'elle semble s'effacer pour devenir celle de tout un peuple : Akhmatova est ici la dépositaire d'une souffrance qui la dépasse, emportée par le flux ample et majestueux de ce Requiem dédié à toutes les victimes du régime communiste.
Le poète Iossif Brodski, qui deviendra son ami à la fin de sa vie et dont elle admirait le talent, lui rendra plus tard hommage depuis son exil aux Etats-Unis :
Par-delà l'océan, sois saluée, grande âme,
Pour avoir eu ces mots, et salut à tes cendres
Dormant en terre natale, là où par ton bienfait
Fut doté de parole un monde sourd-muet.
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14/03/2011
Anna AKHMATOVA (deuxième partie)
La pensée du jour : "On travaille contre la mort, avec l'illusion de laisser trace - ce qui est complètmeent chimérique, parce que... tout ça... Personne, d'ailleurs, ne peut savoir s'il laisse trace ou non. Le temps... Le temps seul... fait le tri. Mais c'est vrai que, dans l'instant, on travaille contre la mort". Louis CALAFERTE
On peut distinguer deux périodes dans l'activité poétique d'Akhmatova : la première comprend les cinq recueils parus entre 1912 et 1923; la seconde est illustrée par les deux grands poèmes de l'après-guerre. La première période a pour trait marquant la réaction acméiste aux excès des symbolistes qui dominent la littérature russe au début du siècle. Akhmatova affirme qu'un poète qui a perdu la fraîcheur des mots est pareil à un peintre qui aurait perdu la vue. Toute recherche dans la construction grammaticale ou la tournure, tout mot rare, toute obscurité risquent de troubler la vérité autant que le lecteur. Il faut parvenir à un tutoiement de la réalité d'autant plus souhaitable qu'il permettra de retrouver le fondateur de la poésie russe, Pouchkine, et le miracle pouchkinien. La poétique acméiste sera développée par Mandelstam. Akhmatova se contente de l'illustrer dans ses courtes poésies, où la simplicité, le style direct, dépouillé, au sein duquel les silences pèsent aussi lourd que les mots, préparent la surprise et la révélation. Ces petits drames elliptiques concernent l'amour, ses joies et ses tourments, la foi orthodoxe et sa richesse émotive, décrivent les dunes de la Baltique ou les quais de la Néva. Poésie intimiste refermée sur l'expérience concrète, elle s'impose par le bonheur naturel de ses rythmes, la qualité marmoréenne de son style.
Les deux grands poèmes, Le Poème sans héros et Le Requiem, ont au contraire une qualité épique et s'ouvrent à l'histoire. Le premier, drame poétique en plusieurs tableaux, constitue une sorte d'autobiographie qui conte la double histoire de la femme et du poète. De celui-ci, Akhmatova reprend l'expérience et la traite comme un matériau, parfois sans complaisance. Le Poème est pareil à une orchestration de l'œuvre d'Akhmatova par elle-même. De la femme, elle reprend les expériences et raconte certains épisodes de sa vie ou de celle de ses amies. Dans le bal masqué que chante le poème défile un nombre de masques où il convient de reconnaître des poètes, acteurs, actrices qui jouèrent un rôle dans la vie d'Akhmatova. Mais c'est le siècle, « rumeur du dernier acte », la mort qu'il apporte, sa tragédie qui est le véritable héros de ce poème. Si le Poème s'avance masqué, c'est au contraire la nudité qui fait la grandeur du Requiem. Comme l'aura voulu le poète, par sa bouche, « tout un peuple a crié ». La tradition acméiste est présente : parce qu'on ne peut parler de la douleur de tous ou de la terreur comme d'un événement intime, la poésie du Requiem est tendue, comme le voulait l'acméisme, vers la saisie de l'image immédiate, du fait brut. Parce que le poème est tissé des « pauvres mots » que les mères ont prononcés, son art réside dans la redécouverte de ces mots usés par une douleur vieille comme l'humanité. Le poète retrouve ici la tradition épique : il dit la tragédie commune par des rythmes qui viennent du cœur du peuple et des mots qu'il lui a empruntés. Par ses deux derniers poèmes qui constituent son couronnement, l'œuvre d'Akhmatova dépasse le cadre de la littérature et rend au Poète son rôle de mage et prophète d'un groupe ou d'une nation à un moment de son histoire.
Source : Article de Jean BLOT dans le Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays, Editions Robert Laffont, octobre 1990.
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