20/04/2011
Fièvre résurrectionnelle / fiévreuse résurrection
La pensée du jour : "Et le soleil ouvrit ses cils d'or sur le chaos des mondes". Aloysius Bertrand
Fièvre résurrectionnelle
sous un brouillard d'acier
dans les banlieues d'Izmir, de Suse ou Santa-Fé
six milliards de pantins au bout de la lumière
qui se mettent à rêver d'un nouvel univers
mais toi tu restes ailleurs sous un buzz immortel
à fabriquer des leurres en fleurs artificielles
pour les mendiants qui prient les dieux et les chimères
les trafiquants d'espoir aux sorties des vestiaires
je t'aime et je t'attends à l'ombre de mes rêves
je t'aime et je t'attends et le soleil se lève
et le soleil .../...
dans un rideau de feu
dans les banlieues d'Auckland, de Cuzco ou Montreux
six milliards de fantômes qui cherchent la sortie
avec des sonotones et des cannes assorties
mais toi tu viens d'ailleurs, d'une étrange spirale
d'un maelström unique dans la brèche spatiale
avec autour du cou des cordes de piano
et au poignet des clous pour taper le mambo
je t'aime et je t'attends à l'ombre de mes rêves
je t'aime et je t'attends et le soleil se lève
et le soleil .../...
dans son plasma féérique
dans les banlieues d'Hanoï, de Sfax ou de Munich
six milliards de lépreux qui cherchent leur pitance
dans les rues de l'amour en suivant la cadence
mais toi tu cherches ailleurs les spasmes élémentaires
qui traduisent nos pensées comme on traduit Homère
et tu m'apprends les vers d'Anna Akhmatova
pendant que je te joue Cage à l'harmonica
je t'aime et je t'attends à l'ombre de mes rêves
je t'aime et je t'attends et le soleil se lève
et le soleil .../...
ivre de ses vieux ors
dans les banlieues d'Angkor, d'Oz ou d'Oulan Bator
six milliards de paumés levant la tête au ciel
pour y chercher l'erreur dans un vol d'hirondelles
mais toi tu planes ailleurs sur des nuages flous
dans de faux arcs-en-ciel vibrant de sables mous
tu chantes des arias d'espoir universel
pour faire que le soleil se lève sur nos e-mails
je t'aime et je t'attends à l'ombre de mes rêves
je t'aime et je t'attends et le soleil se lève
et le soleil .../...
là-bas sur l'horizon
venant d'Héliopolis en jouant Hypérion
six milliards de groupies qui l'attendent hystériques
dans le stade au jour J en brouillant la musique
mais toi tu squattes ailleurs dans un désert de pluie
en attendant les heures plus fraîches de la nuit
et tu me fais danser là-haut sur ta colline
dans ton souffle éthéré de douceurs féminines
je t'aime et je te veux à l'ombre de mes rêves
je t'aime et je te veux et le soleil se lève
Hubert-Félix THIEFAINE / Ludéal
J'adore cette chanson, pas vous ? Ici, l'amour apparaît comme un havre de paix. Deux êtres s'aiment, l'un des deux attend l'autre, et il ne s'agit pas, me semble-t-il, d'une attente douloureuse, mais plutôt apaisée et douce. Le monde autour peut bien s'agiter, et avec lui six milliards de pantins qui cherchent leur pitance, la sortie, un bout de rêve, ou je ne sais quoi encore, il ne reste finalement que deux êtres qui s'aiment et se sont créé leur petit univers. La femme apparaît ici comme une sorte de fée, de déesse qui enchante le quotidien, qui vient d'ailleurs, et qui n'a guère de points communs avec le reste de l'humanité. Elle est pourtant bien ancrée dans la vie, elle la célèbre, elle la danse, elle en fait une fête en chantant des "arias d'espoir universel", elle "homérise" la vie, elle cherche les "spasmes élémentaires". Et si c'était elle qui avait raison, si le monde devait être avant tout poésie ? S'il devait d'abord et même seulement s'écrire sous la plume d'Anna Akhmatova ou celle d'Homère, s'il devait d'abord et même seulement se danser au rythme de l'harmonica ?
Fièvre résurrectionnelle ou fiévreuse résurrection après une lente descente aux enfers ? Il y a un peu des deux dans la douce attente décrite ici. Une belle chanson d'amour aux accents apaisés... C'est ainsi que je ressens les choses, et vous ?
13:28 | Lien permanent | Commentaires (5)
09/04/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
8
A LA MORT
Puisque tu dois venir, pourquoi pas maintenant ?
Je t'attends. Et c'est dur.
J'ai éteint la lumière et j'ai ouvert la porte
Pour toi, si simple, miraculeuse.
Prends la forme que tu voudras,
Sois l'obus mortel qui s'engouffre,
Le malfaiteur agile qui vient à pas de loup,
Les noires fumées de la typhoïde,
Ou bien cette légende que tu as inventée
Et qui nous lève le coeur à tous,
Que je voie le haut du chapeau bleu *
Et le concierge blême de peur.
Peu m'importe à présent. L'Enisseï tourbillonne,
L'Etoile Polaire rayonne,
Et l'éclat bleu des yeux que j'aime
Se voile d'un ultime effroi.
La maison aux fontaines
19 août 1939
*Uniforme des employés du NKVD.
21:58 | Lien permanent | Commentaires (3)
06/04/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Je vous aimerai jusqu'à ma mort. Je vais essayer de ne pas mourir trop tôt. C'est tout ce que j'ai à faire". Marguerite DURAS
7
LE VERDICT
Voilà. Le mot, pierre, est tombé
Sur mon sein encore vivant.
Ce n'est rien. Je m'y ferai.
J'étais prête depuis longtemps.
J'ai bien du travail aujourd'hui.
Il me faut tuer ma mémoire,
Il me faut empierrer mon âme,
Il me faut réapprendre à vivre.
Et pourtant... Ce froissement brûlant de l'été,
Comme une fête à ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair, cette maison déserte.
Eté 1939
14:07 | Lien permanent | Commentaires (1)
27/03/2011
"Suppléments de mensonge", presque un mois déjà...
C'est un dimanche de printemps, pas nécessairement printanier. C'est un dimanche moitié-soleil et moitié-nuages, un dimanche de « soleil-cafard ». Il fait un temps hésitant, à se promener dans la « Ruelle des morts » pour y compter ses deuils et se rendre compte que la pelle déborde qui sert à les ramasser...
C'est un dimanche à écouter Thiéfaine, pour se sentir moins seul(e), un dimanche à s'enivrer l'âme de « Suppléments de mensonge ». On ouvre le flacon, et se déverse l'ivresse... Je n'ai pas dit assez combien j'aime cet album, combien il m'entre dans la peau. Dans « La Ruelle des morts », j'ai tout à coup la soixantaine avec Thiéfaine, et je regarde avec nostalgie s'éloigner mes marelles et ces deux clochers, l'un lorrain, l'autre breton, qui si souvent font résonner, dans ma vie d'adulte, leurs mélancoliques carillons...
Sautons un peu plus loin sur la marelle, justement, et c'est « Petit matin, 4.10. heure d'été » qui vient nous plonger dans ses eaux glaciales... « J'ai broyé mon propre horizon », chantes-tu, vieux compagnon d'infortune... Il y a plusieurs décennies, tu posais la lancinante question de savoir « qui n'a pas sa névrose », je demande aujourd'hui qui ne broie pas son propre horizon, qui ne dilapide pas ses forces et le temps qui lui est imparti ? Dans « Scandale mélancolique », tu te décrivais comme un never been, te voilà avouant que tu rêves d'avoir été... C'est chaque jour la « foire aux âmes brisées », mais certains sont un peu plus sensibles que d'autres au « vieux drame humain » qui s'y joue. Certains tomberont à genoux avec Nietzsche devant un cheval épuisé, d'autres passeront tranquillement leur chemin. Peut-être que pour ceux-là, les mots de Thiéfaine n'ont pas, ne peuvent pas avoir le même impact que sur les premiers.
Dans « Infinitives voiles », tu évoques le « miroir intime d'une enfance bâclée ». Là encore, une question me vient : qui n'a pas le sentiment, après-coup, d'avoir bâclé son enfance, de n'en avoir pas suffisamment siroté la belle insouciance, celle dont il est écrit dès le premier cri que l'on pousse, qu'elle ne reviendra plus ? Qui ne livre pas chaque jour son petit « combat sans espoir » ?
«Infinitives voiles » : depuis de longues semaines, je me triture le cerveau sur cette licence poétique ! Un début de réponse (qui n'engage que moi) m'est venu ce matin : l'infinitif, quelque part entre l'infini et le définitif...
Bien d'autres « fulgurances » me sont venues à l'esprit ce matin. Par exemple, en écoutant « Les ombres du soir », j'ai imaginé « séduire pour mieux détruire, dit-elle ».
Cela faisait un peu plus d'une semaine que je n'avais pas écouté ces suppléments -au pluriel- de mensonge -(au) singulier. Une fois encore, je ressors bouleversée de cette plongée au cœur d'un album baignant à la fois dans les plus froides ténèbres et la plus chaude lumière. C'est tout l'art de Thiéfaine que de savoir nous piéger et de chanter avec la même grâce tantôt « le souffle éthéré des douceurs féminines », tantôt la « froideur féminine » (il y a la femme qui vous "homérise", mais il y a aussi celle qui vous vampirise !), tantôt « l'espoir d'un futur désiré », tantôt ses « scarifications de guerrier de l'absurde ». Dans « Suppléments de mensonge », on oscille sans cesse entre coups de poing et caresses, entre froideur, brutalité même, et douceur, voire sensualité. C'est peut-être ce qui explique que l'on ressorte vacillant, bizarre, et pourtant plus fort, de chaque heure passée en compagnie de cette œuvre magnifique...
15:46 | Lien permanent | Commentaires (10)
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Je vous jure, dans ce village, quand on veut entendre parler pour rien dire, pas la peine d'allumer la télé". Sébastien JAPRISOT
4
Si l'on t'avait montré à toi, la rieuse,
Toi la pécheresse si joyeuse,
La tant aimée de tes amis,
Ce qu'il adviendrait de ta vie,
Ces queues derrière trois cents personnes
Sous les murs des Croix* avec tes colis,
Et la brûlure de tes larmes
Faisant flamber la glace neuve.
Dans la prison vacille un peuplier.
Pas un bruit. Pourtant, ici, combien
De vies innocentes s'éteignent...
*Prison de Leningrad
5
Dix-sept mois que je hurle,
Je te crie de revenir.
Je me jette aux pieds des bourreaux,
Toi mon fils et mon effroi.
Tout s'est à jamais brouillé,
Je ne sais plus désormais
Distinguer l'homme de la bête,
Ni s'il faudra longtemps attendre le supplice.
Rien que des fleurs poussiéreuses,
Et le bruit de l'encensoir,
Et quelque part, des empreintes
Qui ne mènent nulle part.
Et me menace d'une mort imminente
Une énorme étoile.
1939
6
Les semaines s'envolent, légères.
Que s'est-il passé ? Mystère.
Comme elles te fixaient, mon fils,
Ces nuits blanches, dans ta prison,
Et comme elles te fixent encore
De leur œil de vautour,
Parlant de ta haute croix,
Parlant de ta mort.
1939
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25/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "Je sais où je vais,
Ce ne sera pas toujours gai.
Mais l'amour et moi
L'aurons voulu ainsi". Robert DESNOS
2
Le Don paisible coule en paix,
La lune jaune entre furtive,
Elle entre, le chapeau de travers,
La lune jaune voit une ombre.
Cette femme est malade,
Cette femme est seule,
Son fils est en prison et son mari en terre,
Pensez à elle dans vos prières.
3
Non, ce n'est pas moi qui souffre, c'est quelqu'un d'autre.
Moi, je n'aurais pas pu. Ce qui est arrivé,
Qu'on le recouvre de noirs suaires,
Que l'on emporte les lumières...
La nuit
23:28 | Lien permanent | Commentaires (1)
24/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "La prudence et l'amour ne sont pas faits l'un pour l'autre; à mesure que l'amour croît, la prudence diminue". LA ROCHEFOUCAULD
INTRODUCTION
C'était au temps où seuls les morts souriaient,
Contents d'avoir trouvé la paix,
Et Leningrad, appendice inutile,
Ballottait auprès de ses prisons.
C'était au temps où rendus fous par la torture
S'avançaient les bataillons des condamnés,
Et les sifflets des locomotives chantaient
La brève chanson des déchirures.
Là-haut brillaient les étoiles de la mort,
Et la Russie se tordait, innocente,
Sous des bottes ensanglantées,
Et sous les pneus des fourgons noirs.
1
Ils sont venus te prendre à l'aube,
Je t'ai suivi comme on suit un cercueil.
Dans l'ombre des enfants pleuraient,
Sous l'icône un cierge avait coulé.
Sur tes lèvres le froid d'une médaille,
A ton front la sueur de la mort... Ne jamais oublier !
Comme les femmes des streltsy*, j'irai,
J'irai hurler sous les tours du Kremlin.
1935
*"Mousquetaires" sévèrement châtiés pour s'être révoltés contre Pierre le Grand.
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21/03/2011
Anna Akhmatova (Requiem)
La pensée du jour : "La saison de l'amour triste et immobile plane en cette solitude". Robert DESNOS
DEDICACE
Devant tant de malheur les montagnes s'inclinent,
Le grand fleuve suspend son cours,
Mais les verrous des prisons sont solides,
Derrière, il y a les « terriers du bagne »*
Et l'angoisse poignante de la mort.
Des gens que le soleil caresse en se couchant...
Nous ne savons rien, nous sommes partout les mêmes,
Nous n'entendons que l'atroce cliquetis des clés
Et le pas lourd des soldats.
Nous nous levions comme pour les matines,
Nous traversions à pied la ville ensauvagée,
Nous nous retrouvions là, plus glacées que des mortes,
Et le soleil descend, et la Néva s'embrume.
Mais l'espoir chante toujours au loin.
La sentence... Et les larmes jaillissent,
La voilà maintenant coupée du monde entier,
Comme si la douleur lui arrachait le cœur,
Qu'on l'avait fait soudain tomber à la renverse,
Et pourtant, elle avance, elle titube... Seule...
Où sont donc aujourd'hui celles qui furent mes compagnes
Durant ces deux années d'infernale folie ?
Quelles visions les hantent dans les neiges de Sibérie,
Que croient-elles voir dans le halo de la lune ?
C'est à elles que j'adresse mon dernier adieu.
Anna Akhmatova, mars 1940
*Expression empruntée à Pouchkine.
16:01 | Lien permanent | Commentaires (2)